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Taxe Tobin, SLAM, BLAM, FLAM

par Frédéric Lordon, 5 mai 2008

Un internaute se demande s’il a bien lu ou si dans les « neuf propositions pour en finir avec les crises financières » il n’y aurait pas une absente remarquable, à savoir une taxe à la spéculation de type Tobin. Une première réponse, un peu paresseuse, consisterait à dire que la taxe Tobin est dans le paysage, et bien installée, depuis suffisamment longtemps pour qu’on n’ait pas besoin de rappeler son existence et qu’on puisse la considérer comme immédiatement mobilisable dans un paquet global de mesures anti-spéculation (dont les « neuf propositions » ne sont qu’un commencement).

Mais ce serait se tirer un peu rapidement du débat. À la vérité, ma position a sensiblement changé sur la taxe de Tobin (TT). Comme beaucoup je suppose, j’ai d’abord pensé que ses vertus de récoltes fiscales étaient certes agréables mais secondaires, et que l’essentiel résidait dans l’effet de gêne apporté à la spéculation. Je n’ai jamais trouvé convaincante l’objection du préalable impératif de son adoption coordonnée à l’échelle internationale, considérant que l’Europe, au hasard, offre une zone de chalandise financière suffisamment attractive en soi pour que, même munie d’une taxe, les investisseurs internationaux en mal de diversification géographique et sectorielle de leurs portefeuilles ne puissent la négliger. Une Europe qui ne serait pas totalement abandonnée à la déréglementation financière pourrait donc fort bien décider unilatéralement la mise en place d’une TT – sans attendre le bon vouloir de Wall Street ou de la City (définitivement à considérer comme non européenne sous ce rapport) qui risquent de tarder un peu. Pas décisive également l’objection de ce que la « créativité » financière voue n’importe quel dispositif fiscal à être « contourné » : un dispositif qui « fuit » vaut de toute façon mieux que pas de dispositif du tout.

Les stratégies du « tour de vis supplémentaire », ou l’écueil de la taxation financière

En matière de contre-réaction de la finance, en revanche, il faut sans doute se méfier davantage de toutes les stratégies de compensation du manque à gagner fiscal que ne manqueront pas de déployer les investisseurs. Si les transactions sur les actions, par exemple, sont taxées, qu’à cela ne tienne : les actionnaires institutionnels intensifieront leur pression à la rentabilité sur les entreprises pour que celles-ci, par leurs dividendes ou par leurs performances boursières, « fassent l’appoint » de ce que le fisc leur a soustrait – pas exactement le genre de résultat que nous souhaitons… De même, sur d’autres produits, notamment dérivés, les investisseurs pourraient être tentés de réagir à la diminution fiscale de leurs rendements par un supplément de leviérisation qui leur permettrait de relever la rentabilité financière de leurs positions (l’effet levier consiste à financer majoritairement par de la dette des prises de positions pour en rapporter les gains, nets des intérêts versés, à une part minime de capitaux propres, donc pour obtenir in fine une rentabilité très élevée de ceux-ci). Or la leviérisation, par ses effets d’amplification des bulles comme des pertes, est l’une des plaies de la finance de marché… qu’une TT menace d’intensifier alors qu’il faudrait la réduire.

On touche là aux difficultés spécifiques de la taxation des agents de la finance. À peu de choses près, la taxation des agents de l’économie réelle laisse ceux-ci leur revenu diminué et sans grande possibilité de réaction ou de récupération – simplement la puissance fiscale de l’Etat est plus forte qu’eux et s’impose à eux. Tel n’est pas le cas pour les agents de la finance à qui les structures des marchés de capitaux déréglementés ont conféré des marges de manœuvre si larges qu’il leur est toujours permis d’espérer « se refaire », soit sur le dos de l’économie réelle, sur laquelle ils ont désormais un empire inouï, soit en migrant vers de nouveaux compartiments de marché plus risqués ou par le recours à des « innovations » financières toujours plus scabreuses.

Dans ces conditions, de deux choses l’une :

Soit on conserve la TT « sèche », mais dans ce cas il pourrait être préférable, pour en minimiser les effets indésirables, de la fixer à un taux très bas – c’était déjà plus ou moins le cas dans le projet originel. Mais alors, dans la perspective de prévisibles contre-mesures de la finance, qu’on pourrait rassembler sous l’appellation de « stratégies du tour de vis supplémentaire », il ne faut pas s’attendre à ce que la spéculation en soit vraiment gênée – on peut même craindre, au contraire, un déplacement des investissements en direction d’actifs plus rentables… donc plus risqués… c’est-à-dire une augmentation de l’instabilité financière. Si le taux de la TT est modéré cet effet, pour désagréable qu’il soit, peut ne pas être intolérable. Mais alors pourquoi conserver une TT dans ces conditions ? Réponse : parce que, faisant revenir au premier plan sa vertu jadis jugée accessoire, on redécouvre qu’une TT c’est une taxe, et qu’une taxe, ça rapporte ! Or, comme on sait, appliquée à la masse énorme des transactions financières quotidiennes, même un taux microscopique remplit les coffres. La TT garde donc toute sa pertinence mais moyennant un renversement complet de perspective : il ne faut plus compter sur elle pour combattre l’instabilité financière, comme le voulait sa vocation première, mais pour mettre à contribution fiscale la spéculation internationale – ce qui n’est pas une mince réalisation.

Soit on persiste à faire de la TT un instrument de lutte contre l’instabilité financière mais alors elle doit impérativement être accompagnée de dispositifs complémentaires, comme ceux de sévère déleviérisation envisagés dans les propositions 3 à 7 des « 4P-9p ».

La solution des taxes de plafonnement : le SLAM et sa progéniture

Il n’en reste pas moins, dans tous les cas de figure, la vulnérabilité d’une TT aux stratégies « du tour de vis supplémentaire »… Or c’est en pensant à ce problème que le SLAM (Shareholder Limited Authorized Margin), quoique instrument fiscal, a pris le parti un peu différent, non de la taxe simple, mais de la taxe de plafonnement. Rappelons que le principe du SLAM, comme impôt auquel seraient assujettis les actionnaires, consiste à fixer, par catégorie d’actif actionnarial, voire par titre, un plafond de rémunération actionnariale totale au-delà duquel un prélèvement confisque la totalité du dépassement. Par construction, il n’y a plus de « tour de vis supplémentaire » possible puisque tout ce que l’investisseur pourrait inventer pour relever sa rémunération actionnariale lui sera de toute façon retiré ! C’était bien là le but de la manœuvre : à la finance actionnariale qui ne connaît pas de limite, le SLAM en donne une.

C’est vers ce genre de principe que devrait peut-être muter la taxe Tobin – car les objections précédentes n’entraînent nullement que toute taxation financière serait impossible, et le SLAM en est l’illustration même. On fera cependant remarquer que par définition le SLAM, comme son « S » l’indique, ne concerne que les actionnaires – soit une partie seulement des opérateurs de la finance. De fait, en première approximation, si le SLAM est un instrument de régulation de la pression actionnariale sur les entreprises – donc sur les salariés ! – il n’entre pas a priori dans l’arsenal des moyens d’arraisonnement de la spéculation financière du type de celle qui a fait la crise présente. Ainsi par exemple l’application telle quelle du SLAM « aux banques » n’aurait pas eu la moindre vertu de modération de la spéculation puisque en fait le SLAM ne s’applique pas aux banques stricto sensu : en effet, le SLAM ne frappe pas les entreprises, bancaires ou non-bancaires, mais leurs actionnaires. Or les comportements à risque des banques trouvent leur source, sans doute dans leur désir de rémunérer leurs actionnaires, mais aussi dans celui de conserver par devers elles une bonne partie des fabuleux profits engrangés pendant la bulle – ces profits dont on fait les bonus.

Le dispositif du SLAM s’offre cependant très facilement à une extension qui lui donnerait pour point d’application non pas seulement les actionnaires, mais les entités économiques elles-mêmes lorsque leurs comportements de profits sont notoirement déréglés et dangereux – ce qui est typiquement le cas en l’occurrence. Les entreprises financières apparaissent ainsi très justiciables d’une sorte de « SLAM-entreprise », c’est-à-dire d’un dispositif auquel il faudrait trouver un nom propre pour éviter la collision-confusion du « S » de shareholder et du « entreprise ». Si nous parlons des banques, pourquoi ne pas l’appeler BLAM – pour Banking Limited Authorized Margin. Comme pour le SLAM, on peut très bien envisager de moduler le plafond du BLAM par catégorie de banques, voire de le focaliser sur certains départements comme l’Investment Banking ou l’Asset Management. Mais la décontraction de l’acronyme a surtout le bon goût de faire voir très précisément de quoi il s’agit : la crise financière ayant pour une bonne part pris naissance dans des comportements de profitabilité risqués des banques, il est nécessaire de soustraire celles-ci à la tentation de la rentabilité casse-cou en limitant d’entrée de jeu leurs ambitions de profitabilité – l’objet même du BLAM, car on ne voit pas par quel miracle ou par quelle vaine promesse les banques pourraient ne pas céder la prochaine fois – car si rien n’est fait, il y en aura une – à l’appel du profit hors norme à ramasser.

Comme les banques ne sont pas seules en cause dans cette affaire, il ne faut pas non plus oublier les fonds spéculatifs, lesquels, pour le coup, ne font même pas mystère des risques et leviers délibérément mis au principe de leurs stratégies d’investissement… On se souviendra que c’est un Hedge Fund, LTCM, qui en 1998 a failli emporter tout le système financier international, que la déconfiture de Bear Stearns, qui s’apprêtait à produire des effets semblables, a commencé en juin 2007 avec la fermeture de deux de ses fonds alternatifs maison, que la banque suisse UBS doit également à son Hedge Fund, DRCM, de pouvoir revendiquer les plus grosses pertes européennes de la crise des subprime, etc., etc. Par conséquent, feu ! FLAM ! – (Funds Limited Authorized Margin).

Frédéric Lordon

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