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L’Europe de l’eau (6) : quelle solidarité Nord-Sud ?

L’Europe pourrait proposer à chaque citoyen européen de se sentir responsable de fournir l’accès à l’eau à un citoyen africain ou asiatique ou sud-américain qui en est dépourvu, et décider d’y affecter les moyens budgétaires que l’Union peut à l’évidence mobiliser à cette fin. Sans un nouvel engagement fort dans cette direction, l’Europe pâtira inévitablement des conséquences prévisibles de l’aggravation de la situation dans les pays du Sud gravement affectés par le manque d’accès à l’eau, et notamment d’un afflux incontrôlable de réfugiés climatiques vers son territoire.

par Marc Laimé, 24 mai 2008

La communauté internationale s’est engagée à accroître les investissements dans le domaine de l’eau et de l’assainissement dans le courant des années 90. Elle a également reconnu la nécessité d’améliorer l’efficacité des systèmes de gestion en développant la participation citoyenne, « l’empowerment ». Cette participation pose la question des relations entre l’usager, l’élu, l’ingénieur, l’entrepreneur..., dans un domaine très technique.

Dans le même temps, au Sud, les processus de décentralisation confèrent des responsabilités croissantes aux élus, interface entre les populations et les logiques des projets de développement. En Europe, des collectivités locales, des services de l’Etat, des syndicats des eaux et d’assainissement, des entreprises, disposent d’une expérience certaine en matière d’organisation et de gestion des services publics, sans pour autant toujours parvenir à tisser des liens constructifs avec les citoyens. Par ailleurs de nombreuses associations et ONG souhaitent elles aussi promouvoir l’accès à l’eau et à l’assainissement. Comment faire coïncider participation citoyenne et efficacité technico-économique, quand il s’agit d’intervenir au Sud ?

Un paradoxe surgit d’emblée : alors que l’on n’a jamais autant parlé de l’eau, les financements se tarissent. Les grandes entreprises transnationales, échaudées par les déconvenues enregistrées en Amérique du Sud, en Asie ou en Afrique depuis le début des années 90 affichent depuis quelques années à l’égard du secteur un intérêt plus mesuré. Elles ont opéré un recentrage, tant en termes de zones d’activités que de métiers. Elles investissent au Nord et dans les pays émergents de nouvelles activités à forte rentabilité : dessalement, réutilisation des eaux usées (« re-use »), « gestion active » de la ressource…

En France le groupe Bouygues a vendu la Saur, Suez mise sur l’énergie, qui représente désormais 70 % de son activité. La Générale des Eaux, filiale de Veolia, investit elle aussi de nouveaux métiers. L’eau, affirment-elles, n’est pas un secteur rentable, ce que démentent sans coup férir les bénéfices considérables que réalisent ces entreprises.

Il en va de même de l’aide publique bilatérale. En l’espace de 15 ans, de 1982 à 1997, elle était passée de 500 millions de dollars par an à 2,7 milliards. En 2001 elle était retombée à 1,4 milliards. Si dans les grandes agences d’aide, les "alibis" sont relativement aisés : « Nous n’avons pas suffisamment de demandes sur l’eau, Les Africains ne demandent pas de l’eau, mais de l’électricité et des télécoms », une réalité amère s’impose sans fard : il n’y a pas d’argent pour l’eau. Les gros bailleurs de fonds sont en crise. En l’espace de 3 ans, l’aide annuelle du Japon, le plus grand pays donateur, s’est effondrée de 950 à 300 millions de dollars. Il en est de même pour l’Allemagne qui a fortement réduit ses engagements.

Les défis sont pourtant pressants. Les Africains étaient 250 millions en 1950, 800 millions en 2000, et seront vraisemblablement 1,8 milliard en 2050. Le défi est gigantesque en matière d’assainissement, comme le souligne le fait que l’ONU ait décidé que 2008 serait consacrée « Année internationale de l’assainissement ». Laisser ces pays à très forte croissance démographique, qui voient se multiplier à un rythme effarant les mégalopoles peuplées de millions d’habitants, s’empêtrer dans leurs problèmes de pollutions, domestiques, mais aussi industrielles et pluviales, c’est accepter de voir à terme une large majorité de la population mondiale vivre dans des cloaques.

A l’échelle européenne, la Facilité européenne de l’Eau, qui avait été portée par M. Romano Prodi, avec le soutien de la France et de l’Allemagne, était un geste positif, mais insuffisant. 2005 a fait figure d’année décisive, marquée de plusieurs échéances importantes dont la 13ème session de la Commission du développement durable suivie, en septembre 2005, de l’Assemblée générale des Nations unies. Chacun s’accorde désormais pour considérer qu’il est temps de mettre un terme aux plaidoyers et de passer à l’action, comme cela fut fortement affirmé au dernier Sommet mondial de l’eau de Mexico.

Mais le paysage de la coopération internationale s’est profondément transformé depuis 20 ans. Elle s’est très largement déconcentrée, ce qui pose un certain nombre de problèmes. Les pouvoirs publics souhaitent concentrer leur appui sur un nombre limité d’acteurs disposant d’une forte capacité d’action, mais ce sont désormais une multitude de petites structures qui interviennent dans le champ de la coopération décentralisée. Résultat, alors que les fonds existent, les petites collectivités et ONG éprouvent d’énormes difficultés pour trouver des appuis réguliers. Qui plus est, lorsque les fonds sont débloqués, c’est toujours tardivement. Les fonds disponibles sont aussi de plus en plus directement orientés vers les agences locales, implantées dans les pays en développement. La démarche est engagée depuis un certain temps mais a parfois des difficultés à se concrétiser sur le terrain.

De plus, en matière d’aide au développement chaque pays a ses spécificités et ses outils, et il n’existe sans doute pas de solution miracle. Qu’elles soient suisse, allemande, néerlandaise, française ou anglaise, les politiques de coopération ont un point commun : la discontinuité. Des revirements spectaculaires interviennent fréquemment, qui ne sont pas toujours liés à l’efficacité, ou l’inefficacité, des aides.

Il s’agit donc désormais de développer une capacité réelle à aider et soutenir les initiatives locales. Mais pour l’heure la majeure partie des aides repose sur des fonds "souverains", dirigés vers les Etats, alors qu’il s’agirait au contraire d’orienter les fonds directement vers les acteurs locaux. Aujourd’hui les besoins s’orientent aussi davantage sur la pérennisation des services. Nombre d’entre eux sont peu performants et pas rentables. Il peut dès lors se produire que des fonds soient versés lorsque plus rien ne fonctionne, et qu’il faille tout recommencer.

Autre problème, celui d’une fiscalité locale généralement très faible. Les impôts, comme les factures d’eau, remontent à la capitale mais n’en redescendent qu’avec retard, et jamais intégralement. En outre nombre de collectivités locales ne possèdent pas de personnalité morale, et sont dans l’incapacité de contracter des emprunts bancaires.

Les acteurs locaux, bénéficiaires de l’aide, n’ont d’ailleurs pas toujours les capacités requises, notamment en matière de gestion. L’enseignement et la formation ont progressivement été délaissés dans la coopération. Il en résulte que le niveau de qualification a beaucoup baissé dans de nombreux pays. En fait, cela a joué comme un effet de ciseaux : parallèlement à la mise en place de stratégies de développement, les directions de l’eau et de l’assainissement se sont étoffées de gens très qualifiés mais, en face, au niveau local, il y a de moins en moins de techniciens disposant d’une réelle capacité d’intervention. Là aussi des retards considérables ont été pris, qu’il s’agit aussi maintenant de rattraper.

Au-delà, la formule standard de participation aux projets de développement rural employant des ONG pour mener des ateliers, fournir la formation et développer les plans du village est désormais remise en cause. Ainsi un rapport du Département de l’Evaluation des Opérations (OED) de la Banque Asiatique de Développement (BAD), publié en décembre 2004, soulignait-il n’avoir trouvé aucune preuve démontrant que la participation donnait aux bénéficiaires plus de contrôle sur les ressources ou les décisions, ni qu’elle leur donnait l’autorité pour tenir les prestataires responsables ou encore qu’elle les motivait à prendre soin des équipements qui leur ont été formellement transférés. "Les fonds du projet étaient gérés par les politiques. Les bénéficiaires avaient peu de contrôle sur les ressources, donc peu de pouvoir dans la prise de décision et dans le contrôle des prestataires de services". Ainsi les approches participatives ont souvent "réalisé plus de rhétorique que de vrais résultats". Selon M. Graham M. Walter, directeur de l’OED, au lieu d’une formule uniforme de participation, la BAD devrait accorder du temps pour le travail de terrain à l’étape de la conception du projet, encourager les solutions locales et récompenser le personnel de projet pour la qualité de sa conception. Cependant, des formules alternatives de participation destinées à "rendre les prestataires plus responsables envers les bénéficiaires" devraient être testées au niveau pilote.

Au Sommet de Johannesburg, pays développés et pays en développement avaient convenu de réduire de moitié avant 2015 la proportion de personnes sans approvisionnement en eau potable ou sans assainissement de base dans chacun de leurs pays. Le principe est déjà sujet à caution. Pourquoi seulement la moitié de la population ? Ensuite il est clair que les pays où l’accès à l’eau est le plus faible auront à accomplir les efforts les plus grands, et qu’ils seront d’autant plus difficiles à financer que le coût le plus élevé serait à la charge des pays les plus pauvres.

En tout état de cause les investissements actuels devraient doubler. Et passer pour le branchement des personnes non desservies de 10 à 20 milliards de dollars par an (entre 8,3 et 16,5 milliards d’euros). Cette estimation, intermédiaire entre celles faites par le CCAEA et celles provenant de la Banque mondiale, paraît réaliste mais est évidemment entachée d’incertitudes. Par ailleurs, ce montant ne comprend pas les investissements destinés à maintenir les réseaux actuels en fonctionnement, les investissements de traitement des eaux usées et les investissements pour l’eau utilisée par l’agriculture, l’industrie ou les services.

Mais si l’on retient cette estimation, dans quelle mesure les pays en développement sont-ils en capacité de financer ces nouveaux investissements et comment les pays développés peuvent-ils leur apporter une aide ? A l’horizon des 15 prochaines années, la croissance économique qu’enregistrera ces pays devrait leur permettre d’augmenter leurs investissements dans le secteur de l’eau, et de financer l’augmentation envisagée des dépenses nécessaires. Mais la croissance dans certaines régions, notamment en Afrique sera insuffisante pour financer ces investissements. La majorité des nouveaux usagers, extrêmement pauvres, ne pourront pas consacrer plus d’un ou deux pour cent de leurs maigres revenus aux investissements effectués à leur bénéfice.

Si les autres usagers devraient pouvoir supporter, au titre de la solidarité nationale, une augmentation de leurs dépenses pour l’eau, ce transfert restera limité. Sauf si les usagers déjà desservis acceptent de payer leur eau à son vrai coût, et non à un coût subventionné. Mais l’augmentation du prix de l’eau - dans un premier temps pour couvrir les coûts de fonctionnement, et dans un deuxième temps pour amortir les investissements - n’a pas été couronnée de succès dans les pays en développement : elle aboutit le plus souvent à augmenter le prix de l’eau pour les moins pauvres, qui ne sont pas disposés à abandonner leurs privilèges.

On peut aussi augmenter la part des subventions gouvernementales dans les services de l’eau, même s’ils le sont déjà fortement. A condition de réduire d’autres dépenses publiques. Mais les dépenses publiques dans des domaines connexes prioritaires, telles que la santé publique, étant déjà faibles dans les pays les plus pauvres, comment dégager des ressources importantes pour l’eau par une simple réallocation budgétaire ? Variante : augmenter les déficits budgétaires et l’inflation, faute d’une augmentation adéquate des impôts…

Ces approches ne peuvent donc être menées durablement dans le cas de pays très pauvres. Dans ce contexte, l’augmentation de l’aide internationale apparaît donc décisive.

On estime que l’augmentation de l’aide au développement pour combattre la pauvreté peut être chiffrée à 16 milliards de dollars par an (13,25 milliards d’euros), mais que seule une partie de cette augmentation (au maximum 25 %), pourra raisonnablement être consacrée à l’eau. Le volume maximum prévisible d’augmentation de l’aide pour l’eau ne pourra donc probablement pas excéder environ 4 milliards de dollars par an (3,3 milliards d’euros).

Compte tenu de ces contraintes financières, seul un nouvel effort de solidarité, tant au plan national qu’international, permettrait de financer un accroissement des investissements dans le secteur de l’eau dans les pays en développement à concurrence de 10 milliards de dollars par an (8,3 milliards d’euros). Sommes qui devraient être affectées à la promotion de techniques peu coûteuses, permettant de desservir un maximum de personnes.

Si la solidarité internationale permettrait ainsi de suppléer à l’absence de moyens financiers dans les pays les moins avancés, force est de constater que les pays industrialisés n’ont pas pris jusqu’à présent d’engagements concrets en matière de financement de l’aide pour l’eau.

Or, sans un accroissement très important de cette aide, il sera impossible de satisfaire aux objectifs de Johannesburg, et sans un engagement ferme d’augmenter cette aide, les pays en développement risquent de ne pas engager les réformes souhaitables en matière de gouvernance et de santé publique.

Les pays développés doivent doubler leur aide pour l’eau. Les pays en développement devront simultanément mettre en place les mécanismes qui financeront leur part dans ces investissements nouveaux. Ils devront augmenter le prix de l’eau ou les impôts plutôt que les déficits publics, et améliorer la gouvernance de l’eau pour que les investissements soient gérés de façon durable. Sans cette action conjointe, l’accès à l’eau ne sera pas suffisamment amélioré, et les objectifs de Johannesburg ne seront pas atteints.

L’augmentation de l’aide pour l’eau devrait aussi être modulée selon l’étendue des besoins, de sorte que les pays les plus pauvres, par exemple ceux d’Afrique sub-saharienne, bénéficient au minimum d’un triplement de l’aide pour l’eau pour atteindre 1,8 milliard de dollars par an (1,5 milliards d’euros). Promouvoir une solidarité véritable dans le domaine de l’eau implique donc que chacun des pays industrialisés prenne des initiatives immédiates et, si possible, concertées.

Lire aussi :

L’Europe de l’eau (1) : mobilisation durable ou balkanisation ? 3 avril 2008

L’Europe de l’eau (2) : faire face au changement climatique, 12 avril 2008

L’Europe de l’eau (3) : la fuite en avant ? 21 avril 2008

L’Europe de l’eau (4) : quel avenir pour le service public ? 30 avril 2008

L’Europe de l’eau (5) : 100 millions d’Européens délaissés, 13 mai 2008

L’Europe de l’eau (6) : quelle solidarité Nord-Sud ? 24 mai 2008

Marc Laimé

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