Tout a commencé par une poignée de main, soigneusement médiatisée, entre le président de la Chine, M. Hu Jintao, et celui qui allait devenir le vice-président de Taïwan, M. Vincent Siew, le 14 avril 2008, en marge du Forum asiatique de Boao, le « Davos chinois ». Deux mois plus tard, jour pour jour, un accord était signé à Pékin, qui prévoit des vols directs entre les deux territoires séparés par 150 kilomètres et… par trois à quatre heures d’avion (avec escale à Hongkong). A partir du 4 juillet, trente-six vols aller et retour relieront les grandes villes du continent (Pékin, Shanghai…) aux aéroports taïwanais, du vendredi au lundi. Des avions de la paix le temps des week-ends : ce n’est pas encore la normalisation, mais cela constitue un incontestable progrès dans les relations bilatérales.
Pour prendre la mesure du changement, il faut se rappeler que c’est la première fois depuis neuf ans que des organisations officielles et des dirigeants se rencontrent très officiellement. Depuis 2005, les relations entre Pékin et Taïpeh n’avaient cessé de se dégrader, les Etats-Unis et le Japon jouant tour à tour les pyromanes et les pompiers, la Chine n’hésitant jamais à manier les provocations. Un quadrille fort dangereux (lire le chapitre 8 de mon livre Chine Inde, la course du dragon et de l’éléphant). Il y a encore quelques mois, le 7 mars 2008, le général Guo Boxiong, vice-président de la Commission militaire centrale (CMC) de Chine, prévenait : « Nous ne devons jamais permettre à quiconque de séparer Taïwan de la mère patrie, sous quelque nom ou moyen que ce soit » (Xinhua). La veille, le commandant Jing Zhiyuan traçait un lien entre la modernisation de l’armée et la situation taïwanaise : « Les préparations pour la lutte militaire vont continuer. C’est désormais la tâche la plus importante et la plus urgente. (…) Les forces armées doivent apporter leur soutien militaire à la réunification du territoire. » Selon le rapport du Pentagone américain, Pékin aurait déployé entre 990 et 1 070 missiles de courte portée face à Taïwan en 2008 – entre 100 et 200 de plus que l’année précédente. Le gouvernement chinois avait alors opposé un démenti, estimant que les « révélations américaines » visaient à préparer le terrain médiatique à de futures ventes d’armes américaines à Taïpeh. Les faits lui ont donné raison.
Le nouveau cours diplomatique n’en est que plus important. Les autorités chinoises y ont, de toute évidence, intérêt : l’accord leur permet de présenter une image plus policée à la veille des Jeux olympiques. Mais le changement tient surtout à l’équipe dirigeante taïwanaise, élue le 22 mars 2008 (lire Isabelle Baechler, « Taïwan élit un nationaliste qui se veut modéré », La Valise diplomatique, 24 mars 2008). Résolument partisan d’une « pacification des rapports » avec Pékin, le président Ma Ying-jeou, élu à 58 % par les Taïwanais, tranche avec son prédécesseur, plus enclin à une confrontation directe. S’il est évident qu’une grande majorité de la population de l’île se considère comme plus taïwanaise que chinoise, elle ne souhaite pas, pour autant, entrer en conflit avec Pékin. Pas plus qu’elle n’envisage une fusion avec le continent. Son vote – qui était également dicté par la situation sociale, critique – a, sans ambiguïtés, sanctionné la politique indépendantiste de l’ex-président Chen Shui-bian.
Dès son discours d’investiture, le 21 mai 2008 (« Taiwan’s renaissance », discours d’investiture, sur le site du gouvernement), le président Ma a tracé la feuille de route pour des rapports avec Pékin : « Je souhaite ardemment que les deux rives du détroit de Taïwan saisissent l’occasion historique qui se présente à elles de garantir la paix et la prospérité. Nous maintiendrons le statu quo actuel, conformément à l’attente de la majorité des Taïwanais sur ce sujet – à savoir “pas de réunification, pas d’indépendance et pas de recours à la force” – et dans le cadre de la Constitution de la République de Chine. En 1992, les deux rives se sont mises d’accord sur l’expression “Une seule Chine, différentes interprétations” [C’est une référence directe à “Un pays, deux système”, qui fut appliqué à Hongkong]. Nombre de négociations ont pu être menées sur la base de ce “consensus de 1992”, et il en a résulté une évolution positive des relations entre les deux rives du détroit. Je réitère à présent l’idée que, sur la base de ce “consensus de 1992”, nous devons rétablir le dialogue. Comme il a été proposé le 12 avril de cette année au Forum de Boao, “reconnaissons la réalité, œuvrons pour l’avenir, mettons de côté nos différends, optons pour une solution mutuellement bénéfique”. (…) Un bon point de départ serait la normalisation complète de nos échanges commerciaux et culturels. Sur ce point, nous sommes prêts à engager des discussions. (…)
A l’avenir, nous nous engagerons dans des consultations avec le continent sur les questions relatives à l’espace international de Taïwan et à un accord de paix entre les deux rives. Taïwan veut la sécurité et la prospérité, mais aussi la dignité. Les relations entre les deux rives n’entreront dans une nouvelle phase de stabilité et de confiance que lorsque Taïwan ne sera plus isolée sur le plan international. Par conséquent, je lance ici un appel solennel et sincère à la réconciliation et à l’arrêt des hostilités dans les relations entre les deux rives comme sur la scène internationale. » (…)
De toute évidence, M. Ma a une double préoccupation : développer les liens économiques avec la Chine continentale et reprendre l’initiative diplomatique. En effet, le climat social interne demeure lourd en raison de la montée du chômage, singulièrement chez les jeunes diplômés, et d’une augmentation des inégalités. De plus, les économistes tablent sur un ralentissement de la croissance en 2008 et 2009, en raison notamment de la chute de la demande américaine. Le tourisme, favorisé par ces vols de fin de semaine d’une part et par les possibilités ouvertes par le marché chinois d’autre part, pourrait avantageusement prendre le relais. Les affairistes taïwanais déjà présents sur le continent (75 000 sociétés ont été crées, et l’on parle d’un million de Taïwanais travaillant sur l’ensemble du territoire) poussent également à la roue.
Par ailleurs, le rouleau compresseur chinois dans les relations diplomatiques avec les pays d’Afrique et en Amérique latine n’est pas sans effet. A la demande de Pékin, nombre de pays, tels l’Afrique du Sud en 1997, le Sénégal en 2005, ont clos leurs relations officielles avec Taïwan, au profit de Pékin (et des affaires). Le mouvement apparaît irrésistible, et Taïpeh cherche à le contourner en négociant sa présence dans des organisations internationales, telle l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Une forme de reconnaissance. M. Ma veut s’adapter.
L’opposition taïwanaise, menée par le Parti démocratique progressiste (DDP en anglais), au pouvoir jusqu’au début de l’année, s’oppose nettement à ce rapprochement (lire Toa Yi-fen, « Constructive cross-strait criticism », Taipei Times, 18 juin 2008). Elle réclame la surveillance des Etats-Unis et du Japon, avec lequel, du reste, la Chine normalise progressivement ses relations (voir ci-dessous). Ils craignent que l’essor des vols n’incite les Chinois continentaux à s’installer dans l’île et à, progressivement, la coloniser. Une implantation en douceur, lourde de menaces pour l’identité taïwanaise. A noter que, déjà, le nombre de mariages mixtes ne cesse d’augmenter, atteignant 308 000. Et, selon la Fondation des échanges entre les deux rives (SEF), basée à Taïwan, au début 2008, 250 000 continentaux auraient rejoint leur épouse ou époux sur l’île (sur 23 millions d’habitants). (Cf. http://french.peopledaily.com.cn/Vi...).
Pour l’heure, le statu quo – « pas de réunification, pas d’indépendance et pas de recours à la force », selon l’expression de M. Ma – pourrait satisfaire les autorités chinoises. Celles-ci n’ignorent pas que l’emploi de la force se révélerait d’un coût politique, diplomatique et économique incommensurable. Elles préfèrent s’en tenir à ce qui a été négocié en 1971 avec les Etats-Unis (Taïwan fut alors expulsé du siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies, au profit de la Chine) et en 1992 avec les dirigeants taïwanais. Comme souvent pour Pékin, mieux vaut le statu quo que le chaos.
Le trio Japon-Chine-Taïwan et les pêcheurs
Un bateau de pêche taïwanais a été envoyé par le fond en mer de Chine orientale par les Forces d’autodéfense japonaises, le 10 juin 2008. Les seize membres de l’équipage ont été récupérés avant d’être renvoyés à Taïpeh. Mais l’incident – qui n’est pas le premier – a fait beaucoup de bruit. Le capitaine du chalutier assurant que le patrouilleur nippon avait « foncé sur le navire, à dessein », pour le couler. En signe de protestation, un bateau escorté de neuf patrouilleurs militaires taïwanais est entré dans les eaux territoriales japonaises, contournant les îles Senkaku (en japonais) ou Diaoyu (en chinois), sous contrôle japonais mais réclamées par Pékin et Taïpeh. La porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères, Mme Jiang Yu, a immédiatement apporté son soutien au pouvoir taïwanais, en profitant pour rappeler que « les îles font partie du territoire chinois depuis les temps anciens ». Malgré de fortes pressions internes, y compris au sein de son gouvernement (lire « Envoy to Japan tenders resignation », Taipei Times, 17 juin), le premier ministre Liu Chao-shiuan refuse toute option militaire : « La déclaration de guerre est la dernière option pour résoudre les différends entre les deux pays », a-t-il indiqué lors d’une conférence de presse. Sans s’excuser, Tokyo tente toutefois de calmer le jeu.
C’est d’autant plus important que, laissant de côté la question de la souveraineté sur ces îles, la Chine et le Japon sont sur le point de parvenir à un accord pour l’exploitation en commun du champ gazier qui les entoure. « Il existe une forte probabilité pour que ce contentieux soit résolu très prochainement », a indiqué le 17 juin le premier ministre nippon Yasuo Fukuda. Ce qu’a confirmé Mme Jiang Yu, précisant que les deux parties mettaient « au point les détails finaux ». Etant fortement importateurs d’hydrocarbures, la Chine comme le Japon ont tout intérêt à s’entendre. Un accord de principe avait déjà été conclu en 2004, mais les divergences sur la délimitation de la zone à exploiter en avaient empêché toute application.