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Lettre de Rome

Impunité à l’italienne

par Geraldina Colotti, 27 juin 2008

«On ne juge pas la lutte de classe », disait un vieux slogan des années 1970. On pourrait affirmer, de la même manière, « on ne juge pas la lutte de... caste », en observant les choix sécuritaires et liberticides du gouvernement italien. Du décret « Sauve Berlusconi » aux nouvelles règles sur les prisons, les Roms et les migrants, voilà en effet un véritable tournant en faveur d’un bloc de pouvoir qui a tout d’une caste. « On ne juge pas Berlusconi », répète pour sa part d’une seule voix la coalition du Peuple de la liberté, en se réclamant du vote massif, qui lui a fourni, en avril, une solide majorité parlementaire.

Sous-entendu : si les Italiens nous ont élus en sachant qui nous sommes — et même parce que nous sommes ce que nous sommes —, nous pouvons avancer en bousculant encore une fois les règles démocratiques. Il s’agit, en l’occurrence, d’aller vers l’impunité des gouvernements et vers la suspension de quelques procès significatifs. Comment ? En introduisant dans le « paquet sécuritaire » soumis par le gouvernement au Parlement un amendement surprise qui, outre l’annulation d’un procès impliquant M. Silvio Berlusconi lui-même, pourrait suspendre bien d’autres procédures pour un an, parmi lesquelles des procès pouvant déboucher sur des peines de dix ans de prison...

Parmi les procès suspendus figurent, par exemple, le procès dit « Oil for Food », concernant les commissions qu’auraient touchées, à l’époque de Saddam Hussein, une série de personnalités, dont le gouverneur de Milan Roberto Formigoni ; ou bien encore le krach de la firme Parmalat, qui met en cause des entrepreneurs célèbres.

Pourrait aussi « disparaître » le procès des violences policières perpétrées durant le sommet de Gênes qui, en août 2001, sous un précédent gouvernement Berlusconi, avaient notamment entraîné la mort d’un jeune de 20 ans, Carlo Giuliani. Le soir même de ce meurtre, dans les casernes Diaz et Bolzaneto, des manifestants sans défense avaient subi cette « boucherie mexicaine » dont un policier repenti et plusieurs réalisateurs de télévisions témoignèrent : policiers, gardiens de prison et médecins pénitentiaires, souvent l’injure à la bouche et le bras droit tendu pour le salut fasciste, les soumirent, des heures durant, à des intimidations, des coups et même des tortures.

Et les avocats des manifestants de protester : de cet événement, défini par Amnesty international comme « la plus grave suspension des droits démocratiques dans un pays occidental depuis la seconde guerre mondiale », il ne resterait donc que les condamnations des manifestants et l’impunité des forces de l’ordre ?

Pour sa part, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a évoqué le risque d’inconstitutionnalité du décret « Sauve Berlusconi », pointant notamment l’article 111 de la Constitution sur la « durée raisonnable des procès ». Quant au président de la République Gorgio Napolitano — le seul détenteur d’une haute fonction à ne pas être mis en cause dans une procédure judiciaire —, il a paru embarrassé : il avait, à l’origine, donné son aval au « paquet sécuritaire » qui, entre-temps, s’est vu adjoindre des éléments plus graves encore.

Au Parlement, l’opposition a pris le parti de la magistrature. Ces forces politiques, que M. Berlusconi qualifie de « gauche justicialiste », s’expriment toutefois avec des accents divers : certaines défendent sabre au clair les actes d’une magistrature élue se substituant au vote de la représentation politique ; d’autres chevauchent l’ardeur répressive de ceux qui, dans les secteurs populaires, n’ont pas digéré les remises de peine accordées aux détenus par le gouvernement de M. Romano Prodi, tombé à la fin janvier dernier.

Au sein de Rifondazione comunista — désormais absente du Parlement pour n’avoir pas atteint, avec la coalition Arc-en-ciel, la barre fatidique des 4 % —, le courant de M. Fausto Bertinotti parle d’un régime de « veltruconismo » [en mêlant les noms du leader démocrate Veltroni et de celui de la droite Berlusconi]. L’ex-chef du groupe de Rifondazione au Sénat Giovani Russo Spena, lui-même juriste, se réclame de Hannah Arendt et utilise l’oxymoron « démocratie despotique » : une démocratie de façade qui cherche à supprimer la garantie de la magistrature au nom de la gouvernabilité du pays, supprime une partie de l’état de droit, propre à la démocratie représentative, et adopte des pratiques typiques des démocraties présidentielles et plébiscitaires.

« Si le problème est la gouvernabilité (et non la représentativité, aujourd’hui en crise ouverte) — poursuit Russo Spena —, alors chaque dirigeant, même accusé de corruption, doit continuer à gouverner tranquillement au nom des intérêts du pays. Mais quiconque proteste contre une base militaire ou contre une décharge ou contre le naufrage d’immigrés sur nos côtes doit être poursuivi parce qu’il met en danger la sécurité nationale. »

Cette situation, pour l’ex-sénateur de Rifondazione, est aussi le fruit de l’abandon par la gauche du terrain de la lutte sociale, de son acceptation des règles d’un système capitaliste jugé indépassable. En revanche, ajoute l’ex-sénateur, « il faut mener le conflit dans ses propres lieux et non le parquer dans un enclos. C’est le conflit social qui fait progresser les bonnes lois et les bonnes règles. Les règles de Berlusconi, à l’inverse, servent à le protéger lui, mais aussi tout un ensemble d’appareils, au nom d’un “garantisme” intéressé guidé par des besoins de classe. »

Rondes militaires, expulsions en chaîne et maintenant prise forcée des empreintes digitales des mineurs roms. Tandis que le président du conseil tonne contre le « cancer de la magistrature », qui l’empêche de défendre le pays en assurant la sécurité des citoyens, il fait passer au second plan les mesures répressives et a-constitutionnelles. Comme l’écrit Gabriele Polo, le directeur du quotidien il manifesto : « Il faut reconnaître que M. Berlusconi a accompli un chef d’œuvre maléfique en réunissant la peste et le choléra : la peste des mesures sécuritaires et le choléra de l’impunité personnelle. »

Geraldina Colotti

* Geraldina Colotti est journaliste au quotidien il manifesto, Rome. Elle dirige l’édition italienne du Monde diplomatique www.monde-diplomatique.it.

Dans « Le Monde diplomatique »

  • « Italie, laboratoire du “Cavaliere” », par Pierre Musso et Guy Pineau, Manière de voir n° 95, « Les droites au pouvoir », octobre-novembre 2007 (disponible sur notre boutique en ligne). Comment l’importation, dans le champ de la représentation politique, des techniques de mise en scène de la télévision commerciale généraliste, crée la force de Silvio Berlusconi.
  • « Accablant bilan du berlusconisme », par Pierre Musso, avril 2006.
    Eclairages sur les ressorts et les conséquences d’une politique sociale menée par une coalition de droite et d’une politique économique conduite par un chef d’entreprise.
  • « M. Silvio Berlusconi trébuche sur les médias » (P.M.), février 2004.
    Les menaces contre le pluralisme sont si graves, en Italie, que la Cour constitutionnelle a dû, en janvier 2004, stopper l’appétit de M. Silvio Berlusconi, invalidant la loi qui suspendait, pendant leur mandat, les poursuites contre les cinq plus haut responsables de l’Etat.
  • « L’Italie saisie par la tentation autoritaire », par Salvatore Palidda, octobre 2001.
    La répression brutale du sommet altermondialiste du sommet de Gênes, en août 2001, a révélé la dérive répressive des autorités italiennes qui, de droite comme de gauche, accordent une autonomie croissante à la police.
  • « L’ordre libéral et ses basses œuvres », par Susan George, août 2001.
    Retour sur les émeutes qui ont éclaté en marge du sommet du G8 organisé en juillet 2001. Gênes ou l’escalade dans la tentative de criminalisation de l’opposition à la mondialisation libérale.
  • « Retour sur l’Italie des années 70 », par Toni Negri, août 1998.
    Le philosophe italien, ex-dirigeant historique du groupe Pouvoir ouvrier, l’équivalent transalpin de la Gauche prolétarienne (maoïste), évoque l’expérience politique des « années de plomb » en Italie.
  • « Justice “de plomb” en Italie », par Anne Schimel, avril 1998.
    L’application des accords de Schengen a vu la remise en cause du statut, déjà précaire, dont bénéficiaient les anciens des Brigades rouges réfugiés en France depuis la fin des années 1970.

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