En kiosques : avril 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Fragile démocratie mongole

par Any Bourrier, 18 juillet 2008

Après plus deux semaines de délibération, la commission électorale a confirmé que le Parti populaire révolutionnaire mongol (PPRM) sortait vainqueur des élections législatives du 29 juin. L’ex-parti unique, actuellement au pouvoir, a remporté une majorité nette, avec 39 des 76 sièges du Grand Khoural (Parlement). Le Parti démocratique, principale formation de l’opposition, et deux petits partis en ont obtenu 25. L’attribution des 10 sièges restants est contestée et fait actuellement l’objet d’un nouveau décompte. En attendant, le Grand Khoural est habilité à se réunir puisque, selon le droit constitutionnel mongol, il suffit que trois quarts des sièges soient pourvus.

La commission a donc tranché, après la plainte déposée par les forces d’opposition accusant le PPRM de fraude électorale. Elle confirme ainsi l’avis des observateurs internationaux présents lors du vote, qui n’avaient constaté aucune irrégularité. Ces accusations avaient provoqué, le 1er juillet, une émeute dans la capitale Oulan-Bator, faisant cinq morts. Des bandes de hooligans ivres, bouteille de vodka à la main, sont à l’origine des actes de violence qui ont suivi la manifestation pacifique sur la place principale. Après avoir attaqué un centre commercial, ils ont incendié le siège du PPRM, pillé le Palais de la culture, détruisant un millier d’œuvres d’art anciennes et modernes qui y étaient exposées. Aucune n’était assurée. Quelques sculptures en bois ont été détruites, ainsi qu’un laboratoire de conservation d’objets anciens. Toutefois, les pièces historiques, certaines datant de l’époque de Gengis Khan, ou les statues bouddhiques en or massif portant la signature du moine guerrier Zanabazar, l’un des plus grands trésors de la Mongolie, ont été sauvées.

Habituée à une vie politique animée et chaotique mais jamais violente, la Mongolie a subi alors un véritable choc. Le président Nambaryn Enkhbayar a décrété l’état d’urgence pour cinq jours. Entre-temps, une déclaration commune signée par les responsables des quinze partis autorisés a été négociée au sommet de l’Etat pour venir à bout de la tension et assurer un bon déroulement de la fête nationale, l’Eriin Gurvan Naadam. Cette fête commémore chaque année, les 11 et 12 juillet, l’indépendance du pays et permet aux nomades venus des steppes portant le deel, l’habit traditionnel, de participer aux « trois jeux des hommes » (Naadam), c’est-à-dire la lutte, le tir à l’arc et la course de chevaux. Sans préjuger de la suite des événements, la déclaration prenait acte de la saisine de la Commission électorale. De fait, les festivités se sont déroulées sans incident.

La victoire du PPRM ne fait pas de doute. Mais pourra-t-elle apaiser le climat de tension provoqué par la rivalité entre démocrates et ex-communistes, qui remonte aux législatives de juin 2004 ? Il y a quatre ans, le parti des démocrates s’était retrouvé quasiment à égalité avec son principal adversaire du PRPM. Depuis, les deux cohabitaient tant bien que mal au sein d’une coalition totalement paralysée par cette égalité du nombre de sièges au Parlement. En quatre ans, le pays a connu trois premiers ministres. Péniblement constituée, agitée par des luttes de clans, la coalition a finalement éclaté au profit des anciens communistes en janvier 2006. Les deux principales formations du pays, qui étaient censées codiriger le pays, l’ont enfermé dans un immobilisme dont la principale conséquence est aujourd’hui un large rejet de la politique par l’opinion publique.

Même s’ils gardent toute leur confiance dans la jeune démocratie, née avec la Constitution de janvier 1992, les Mongols ont le sentiment qu’elle n’a apporté ni la stabilité ni le progrès économique. La répétition des crises politiques ainsi que la paralysie qui en résulte suscitent un certain malaise. Le système démocratique était jusqu’alors une source de fierté pour les habitants de ce pays, grand comme trois fois la France et peuplé de 2,6 millions d’habitants, coincé entre la Chine et la Russie. Il est vrai que la Mongolie est passée d’un système de parti unique au multipartisme en 1990, sans la moindre effusion de sang, tournant ainsi pacifiquement la page de soixante-dix ans de régime communiste (lire « Difficile indépendance » et « Vulnérable Mongolie », par Jean-Christophe Ruffin, Le Monde diplomatique, août 2004).

Deuxième pays au monde à devenir communiste, après la Russie soviétique, à laquelle elle sera soumise pendant soixante-dix ans, la Mongolie connaît une situation politique agitée depuis la chute du mur de Berlin. En 1992, date des premières élections législatives, les communistes se sont maintenus au pouvoir, avant de le perdre en 1996 et de le retrouver en 2000.

La moitié des habitants vit à Oulan-Bator
Ces alternances n’ont pas empêché le pays de se développer. Le pays affiche une croissance annuelle de 8,1% et les résultats en sont visibles, notamment à Oulan-Bator - pour le meilleur comme pour le pire : le visage de la capitale a été transformé par la construction de tours, d’hôtels de luxe, de centres commerciaux et de confortables immeubles d’habitation pour une classe riche qui s’est constituée depuis une dizaine d’années.

Les investissements se multiplient, en particulier ceux en provenance des pays prospères d’Asie comme le Japon, la Malaisie et la Chine. Selon la Banque asiatique de développement, les investissements directs étrangers (IDE) se sont élevés à 500 millions de dollars l’an dernier, dont deux tiers porteraient sur le secteur minier. Mais le pays connaît une inflation sans précédent depuis des décennies. Elle a atteint 15,1% en 2007 et risque de s’aggraver avec l’augmentation du prix des céréales que la Mongolie importe de Chine, car elle n’est autosuffisante qu’en viande de mouton.

En fait, la croissance ne profite qu’à environ 10 % de la population. Un tiers des Mongols vit toujours avec moins de 1,30 euro par jour, et le pays est classé parmi les plus pauvres d’Asie. Selon Françoise Nicolas, chercheuse à l’Institut français des relations internationales (IFRI), « en trois ans, les prix du pétrole et des céréales ont été multipliés par trois ». Certes, la pauvreté mongole ne date pas d’aujourd’hui. A l’époque où la Mongolie appartenait au bloc soviétique, les nomades avaient été obligés de se sédentariser dans les fermes d’Etat et de revendre leur production aux coopératives. Certaines familles avaient même perdu le droit de continuer leur activité ; elles n’ont pu reprendre leur ancienne vie nomade qu’à partir du retrait de l’URSS. Puis est arrivée la catastrophe des Dzud blancs, ces hivers très rudes qui ont frappé le territoire en 1999 et 2000, suivie d’une terrible sécheresse lors des deux printemps suivants. Ces intempéries ont été désastreuses pour les Mongols, et toute la population nomade a été touchée. Plus de trois millions d’animaux d’élevage sont morts de froid et de faim.

Epuisés, en mauvaise santé, psychologiquement affaiblis après avoir tout perdu, certains paysans se sont suicidés. D’autres ont choisi de vivre en ville, où le taux de chômage était déjà élevé. Environ quatre cent mille personnes ont ainsi afflué vers la capitale, provoquant une crise urbaine sans précédent : des bidonvilles ont été construits à la hâte dans la périphérie d’Oulan-Bator, où se concentre aujourd’hui environ la moitié de la population totale du pays. Faute d’emploi, une grande partie de ces nomades, incapables de s’adapter à la ville, a été réduite à la mendicité. Actuellement, la banlieue d’Oulan-Bator abrite une majorité de jeunes chômeurs, pauvres et frustrés, dont l’amertume s’exprime souvent par des actions violentes, le pillage et le vol. On trouve même des enfants de nomades sédentarisés vivant dans les égouts de la capitale.

Il est assez facile pour ces jeunes gens de descendre dans les rues afin de participer à des émeutes, comme lors des événements du 1er juillet. En l’occurrence, ils ont été visiblement instrumentalisés par des forces politiques désireuses de semer le trouble. « Il est fort probable que l’ancien ministre Jargar Saikhal, connu pour son tempérament colérique, aggravé par son échec aux élections législatives, ait manipulé les hooligans pour les inciter à commettre des actes violents. Mais l’hypothèse d’une manipulation du PPRM pour redorer son image après les accusations de fraude n’est pas écartée à Oulan-Bator », nous confie un diplomate en poste dans la capitale mongole.

Les jeunes révoltés ont sans doute été instrumentalisés par certaines forces politiques, mais ils n’étaient pas seuls sur la place Sukhre Bator. Des gens plus âgés ont également manifesté leur colère contre les représentants des deux principales formations politiques, prouvant ainsi que la crise est profonde. « Les Mongols en ont assez de l’immobilisme de leurs représentants. Depuis 2004, le Parlement est incapable de légiférer, les réformes sont gelées, le pays est de plus en plus dépendant de la Russie pour le pétrole ou le gaz, et de la Chine pour l’approvisionnement en céréales », poursuit ce diplomate.

Mémoire du pillage
Le pire, à ses yeux, est l’incapacité des forces politiques à s’entendre sur des dossiers tels que l’ouverture du richissime sous-sol de la Mongolie aux investisseurs étrangers. En discussion depuis des lustres, la loi sur l’exploitation des gisements de cuivre, d’uranium et de charbon ainsi que des mines d’or devait être ratifiée par les députés élus le 29 juin. Mais elle est de nouveau repoussée à l’année prochaine. En conséquence, les investisseurs songent à limiter leur présence en attendant des jours meilleurs. Les deux plus importants, les américains Rio Tinto, numéro un mondial du secteur minier, et Ivanhoe Mines espéraient que l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement en mesure de faire ratifier par le Parlement l’accord d’investissement faciliterait la mise en exploitation du gisement d’or et de cuivre de la mine d’Oyu Tolgoi. Or, malgré sa victoire, le PPRM demeure fragilisé et ne veut pas inscrire cette loi parmi ses priorités.

Il y est d’autant moins enclin que les parlementaires redoutent l’arrivée des prédateurs, la Mongolie ayant toujours été pillée par les pays voisins ou par d’autres entreprises étrangères. Pendant plus d’un demi-siècle, les Russes ont exploité ses ressources minières, en se limitant à leur extraction, les transportant immédiatement par voie ferrée de l’autre côté de la frontière, sans aucune transformation ou valeur ajoutée locale. Aucun emploi supplémentaire n’était créé sur place. Ce mauvais souvenir reste ancré dans la mémoire des Mongols.

Désormais, ils veulent imposer leurs propres règles du jeu. Ils souhaitent que l’Etat ait une part majoritaire d’au moins 51% dans les contrats d’exploitation, et que les compagnies minières s’engagent à créer des emplois locaux. Car les dirigeants de ce pays encore marqué par l’épopée du grand héros Gengis Khan ont compris que seule l’indépendance économique, qui permettrait le développement de la production alimentaire nationale et des sources locales d’énergie, peut favoriser une croissance soutenue, augmenter le pouvoir d’achat et maintenir la stabilité sociale grâce à la création d’emplois. C’est à ce prix, jugent-ils, que la fragile démocratie mongole pourra déjouer les menaces qui pèsent sur elle depuis quelques années.

Any Bourrier

Partager cet article