«La politisation des Jeux va à l’encontre de l’esprit olympique », a déclaré, le 1er août, le président chinois Hu Jintao, oubliant que, dans le passé, son pays a boycotté les Jeux olympiques de Moscou de 1980 (aux côtés des Etats-Unis). On ne pourrait qu’approuver ces propos, s’il n’y avait, derrière, tout l’arsenal de la répression qui s’est amplifiée au cours des derniers mois. La peur de la contestation pousse en effet aux condamnations, qui poussent à la contestation… L’engrenage, connu, fonctionne à plein. La « dépolitisation » sert de paravent à cette chape de plomb autoritaire. En revanche, elle n’est plus de mise dans les affaires intérieures : le pouvoir utilise cette rencontre mondiale pour calmer les ardeurs revendicatives de la population et jouer sur le sentiment de fierté nationale, les Jeux symbolisant le renouveau du pays après un siècle et demi de décadence et la reconnaissance du monde.
On peut, comme certains commentateurs, traiter avec mépris cette fierté nationale ou y voir le fruit d’un décervelage à grande échelle d’un Big Brother communiste, asiatique de surcroît. On peut aussi se pencher sur l’histoire, afin de mieux appréhender un pays qui, jusqu’à la moitié du XVIIIe siècle, jouait un rôle central dans le monde ; un pays qui a dû affronter le dépeçage de son territoire par les Britanniques, les Français, les Russes, les Japonais ; un pays qui, fort de son intégrité territoriale retrouvée et de son indépendance conquise, a abordé la seconde moitié du XXe siècle en croyant y occuper une place de choix, grâce à ce modèle maoïste qui a tant fasciné nombre d’intellectuels français… Ces échecs ont marqué les mentalités à jamais. Sans surprise, la sortie de ce long tunnel (meurtrier) prend des allures de renaissance, malgré ses retards. Et le pouvoir en profite.
Mais l’hypocrisie de M. Hu Jintao n’a rien à envier à celle de M. Nicolas Sarkozy. Jouant les petits télégraphistes du président de Reporters sans frontières, Robert Ménard, à l’indignation sélective, le président français ne s’est pas contenté de condamner la répression au Tibet ; il a essayé de dicter sa loi. Il n’honorerait Pékin de sa présence qu’« à condition » que le dialogue avec le dalaï-lama soit « satisfaisant » – on l’imagine fort bien n’accepter une rencontre avec M. George Bush qu’ « à condition » que les Etats-Unis bannissent l’usage de la torture, ou qu’« à condition » que le camp de Guantanamo soit fermé, ou encore qu’« à condition » que l’Irak ne soit plus occupé par l’armée américaine. Quel pays peut accepter ce ton de chef de bande ? Mais le président a ajouté l’incohérence à l’arrogance : il a envoyé deux personnalités choisies, le président du Sénat et l’ex-premier ministre, faire acte d’allégeance, comme on disait du temps de l’empereur chinois. Pour le plus grand plaisir des autorités pékinoises. Et de finir par un voyage-express dans la capitale chinoise. Un va-et-vient significatif des nouveaux pas de la politique étrangère française (lire l’enquête d’Alain Gresh dans Le Monde diplomatique de juillet 2008).
On le sait depuis longtemps : la politique s’arrête là où les affaires commencent. Tant que la Chine se contentait de produire à bas prix (ce qui permettait à certains d’engranger des profits, et à tous de faire pression sur les salaires en France et dans les autres pays développés), l’autoritarisme ne choquait guère nos âmes sensibles. Maintenant que Pékin se mêle plus ou moins bruyamment des affaires du monde et ne se plie pas spontanément aux diktats occidentaux (voir plus bas « C’est la faute aux Chinois »), les yeux s’ouvrent, les voix se font entendre… sauf sur les questions sociales. Ainsi, nul ne s’émeut qu’Adidas menace d’accélérer la délocalisation des ses usines chinoises vers le Vietnam pour cause de salaires trop élevés !
Loin des clichés…
Des populations abruties de nationalisme par un pouvoir omnipotent, un pays ultra-pollué avec des dirigeants inconscients des dangers qu’ils font courir à la planète, des ouvriers soumis à l’autorité des petits chefs et des grands manitous chinois… Pas un cliché n’échappe à la plupart des médias français. Pourtant, l’abondance des journalistes sur place aurait pu permettre d’avancer dans la connaissance de ce géant. Ainsi, la Chine occupe effectivement le premier rang mondial pour la pollution, entraînant des dégâts considérables, mais la Banque mondiale fait remarquer, dans son rapport « Little green data book 2007 », qu’un « Chinois moyen n’émet que 16 % de ce qu’émet un Américain moyen ». Surtout, il y a de réelles actions publiques : selon Planète-info, qui cite le chercheur Eric Martinot, établi à Pékin et cadre de Worldwatch, « la Chine est sur le point de devenir le numéro un mondial de l’industrie des énergies renouvelables ».
Même chose vis-à-vis de la démocratie. On peut – et on doit – relever tout acte contraire aux droits humains, mais ce n’est pas une raison pour ne pas examiner ce qui change : la multiplication des associations (de consommateurs, de paysans, de propriétaires) ayant pignon sur rue et fort actives ; des protestations et manifestations régulières qui obligent les pouvoirs locaux à bouger ; un changement au sein du Parti communiste (lire « Les communistes vont ils changer la Chine ? », par Jean-Louis Rocca, Le Monde diplomatique, juillet 2008). Nul ne peut croire que le développement calqué sur le modèle capitaliste va apporter spontanément la démocratie au peuple comme la libéralisation apporte les profits aux multinationales. Pour autant, il est absurde de prétendre que rien n’a changé – il suffit de se rappeler qu’il y a trente ou quarante ans la profession d’avocat avait disparu du paysage. Encore faut-il admettre qu’il puisse y avoir d’autres voies et d’autres modes de vie que ceux empruntés à l’Occident.
Autre exemple : celui de l’urbanisme. On peut déplorer la destruction de vieux quartiers de Pékin (singulièrement des hutong), et l’éviction des couches populaires du cœur de la capitale – phénomène totalement inconnu à Paris, Londres ou New York, bien sûr… Pourquoi ne pas voir, dans un même mouvement, l’innovation architecturale ? Comme le fait Nicolai Ouroussof, le spécialiste de l’architecture au New York Times (dans Changing face of Beijing, a look at the new China) . « Ces immeubles, écrit-il, ne sont pas simplement l’expression exaltée du pouvoir. Comme les grands monuments du XVIe siècle à Rome ou du XIXe siècle à Paris, la nouvelle architecture chinoise est entourée d’une aura qui relève plus de l’effervescence intellectuelle que de la performance économique. (…) Bien qu’à certains moments terrifiants par leur taille agressive, ces immeubles reflètent aussi l’effort du pays pour donner corps à son identité nationale émergente. » Certes, d’autres architectes ne partagent pas l’enthousiasme d’Ouroussof. Mais c’est la volonté de regarder avec des lunettes débarrassées d’a priori qui est intéressante…
C’est la faute aux Chinois
Symbole de la modernité économique en marche, l’Organisation mondiale du commerce, qui prétendait obtenir une ouverture supplémentaire des marchés des pays émergents, a subi le plus grand échec de son existence : le cycle [de négociations] de Doha ouvert en 2001 s’est refermé en juillet 2008 sans démantèlement des protections restantes dans les pays n’appartenant pas au club fermé du G7 (Allemagne, Canada, Etats-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni). N’allez surtout pas croire que cela tienne aux exigences démesurées et unilatérales de ce prétendu directoire du monde. C’est la faute… aux Chinois, clament en chœur les dirigeants occidentaux.
Déjà, à la veille des négociations, Mme Susan Schwab, la représentante américaine au commerce, avait menacé Pékin, qui « a une obligation particulière de rendre au cycle de Doha autant qu’elle a reçu » (Le Monde, 20 juillet 2008). On croirait entendre M. Bernard Kouchner exigeant des Irlandais un vote favorable au traité de Lisbonne. Avec la même assurance, M. Henry Paulson ne mâche pas ses mots. Alors que « la Chine gagnerait à avoir un rôle plus proactif dans la gouvernance économique mondiale (...), elle semble faire l’inverse dans les discussions de Doha ». Le crime des crimes : « L’insistance de la Chine à protéger son propre développement industriel [qui] pousse les autres pays à faire de même. Cela a constitué un facteur essentiel dans la montée des sentiments protectionnistes et antimondialisation » de par le monde (Nicolas Madelaine, « Henry Paulson appelle la Chine à prendre ses responsabilités, », Les Echos, 5 août 2008).
M. Paulson parle d’or. Aux Etats-Unis, le président et le Congrès ont interdit l’acquisition du groupe Unocal par la compagnie pétrolière chinoise China National Offshore Oil Corporation (Cnooc) - un exemple parmi d’autres. Les mêmes ont décidé, au début du mois de juillet, de dégager la modique somme de 4 milliards de dollars d’aide publique (directe et indirecte) à l’agriculture américaine pour la période 2009-2015. Ce qui ne les empêche pas de vilipender haut et fort les subventions de l’Inde à ses agriculteurs, pourtant complètement asphyxiés par le coton américain et quasiment au bord de la rupture.
Toutefois, le « deux poids, deux mesures » a des limites. D’autant que « l’exubérance irrationnelle des marchés » (dixit M. Alan Greenspan, alors président de la Réserve fédérale américaine), la perspective d’une fort ralentissement économique (voire d’une récession), la montée des mécontentements sociaux (en Chine comme dans les pays occidentaux), le maintien à un haut niveau du prix du pétrole poussent les gouvernants à une certaine prudence. Les intégristes du marché s’affolent, comme le montre Pierre Rimbert dans Le Monde diplomatique d’août (lire « Les élites, la crise et la macaroni de Mauss », dans le numéro actuellement en kiosques). En témoigne l’un des éditorialistes du Financial Times, qui écrit : « La libération du commerce et des flux de capitaux était un projet essentiellement américain (…). Mais alors que tout le monde était supposé tirer profit de l’intégration économique, un principe implicite posait que les principaux bénéfices iraient aux plus riches. » Désormais, assure-t-il, l’Occident « ne peut plus espérer dicter la règle du jeu ». Les dirigeants politiques des grands pays capitalistes ont du mal à s’y faire, tout comme les leaders des grands groupes économiques, qui comptent bien sur les premiers pour leur assurer la mise. Ils ne sont pas sans ressources et ont plutôt tendance à privilégier les relations bilatérales, dans lesquelles les pressions semblent plus aisées (lire Henry Paulson, « The right way to engage China », Foreign Affairs, septembre-octobre 2008). Il reste que le mouvement est désormais du côté de l’Asie, et plus globalement de ce qu’il est convenu d’appeler les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), comme le montre le dernier rapport de Goldman Sachs (Brics and Beyond, novembre 2007).
Certains, comme l’économiste Jeff Rubin, estiment même que « la libéralisation du commerce de ces trente dernières années s’inversera ». D’ores et déjà, en partie à cause de l’augmentation des coûts de transport, on constate certaines relocalisations. Le phénomène demeure marginal, mais l’actuelle division internationale du travail, fondée sur le moins-disant social, coûteuse humainement et dangereuse pour la préservation de la planète, a du plomb dans l’aile.