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Impressions de Tskhinvali, mars 2008

Ossétie du Sud, l’air de la guerre

par Ieva Rucevska, 11 août 2008

L’Ossétie du Sud n’existe plus. Le Parlement indépendantiste géorgien l’a dissoute… en décembre 1990, juste après qu’elle s’est déclarée « République soviétique indépendante ». Le territoire de l’ancienne Région autonome – créée en 1922 – a été intégré dans l’une des neuf régions (Shida Kartli) du nouveau découpage administratif, et a, de ce fait, disparu des cartes officielles accrochées au mur de tous les bâtiments publics de Tbilissi. Pourtant, je suis allée plusieurs fois dans une région qui s’appelle l’Ossétie ; je travaille en Ossétie ; je passe même une sorte de « frontière » pour rejoindre la « capitale » de l’Ossétie…

Après la guerre de 1991-1992, la Géorgie a perdu le contrôle de ce territoire avec lequel les relations sont toujours restées très tendues. Aujourd’hui, lorsqu’on discute avec des Géorgiens, il vaut mieux n’aborder la question ossète qu’avec beaucoup de précautions. Au cours d’une réunion de travail dans un ministère, à Tbilissi, il y a quelques années, la simple vision de la carte que je présentais, et sur laquelle figuraient les « anciennes » limites de l’Ossétie du Sud – en pointillé, par-dessus le marché ! –, avait déclenché une très vive colère chez les Géorgiens, y compris le ministre lui-même…

Il est courant d’utiliser le terme de « conflits gelés » pour désigner les conflits du Caucase Sud (Haut-Karabakh, Ossétie du Sud et Abkhazie). Mais, franchement, il ne m’est jamais venu à l’idée qu’ils étaient « endormis », tant sont nombreux les incidents et éruptions de violence le long des lignes de contact. Chaque année, les morts et les blessés se comptent par centaines. Comment parler de conflits « gelés » ?

J’ai toujours appréhendé mes déplacements à Tskhinvali, le chef-lieu de l’Ossétie du Sud. La ville est peu accueillante. Même quand la situation est calme, on y respire toujours « l’air de la guerre ». Les tensions y sont tangibles, permanentes, et la paranoïa des autorités et d’une partie de la population à son plus haut niveau, malgré l’efficace protection offerte par les Russes. La présence de ces derniers est d’ailleurs loin d’être symbolique : les marchandises viennent essentiellement de Russie ; la plupart des habitants peuvent obtenir un passeport russe ; la monnaie est le rouble, et l’écran de votre téléphone portable, lorsque vous l’allumez, vous souhaite « bienvenue en Russie »…

Le site officiel ossète prétend que la population de Tskhinvali est d’environ 40 000 habitants ; en réalité, il n’y a pas plus de 20 000 personnes dans la ville. Beaucoup sont partis, fuyant les tensions, le danger, les conditions de vie déplorables.

Pour séjourner en Ossétie, il faut obligatoirement se faire enregistrer, faire tamponner son passeport, et, comme à l’époque de l’Union soviétique, obtenir des autorisations pour se déplacer n’importe où dans Tskhinvali et ses environs. Un couloir sombre et sinistre mène à un petit bureau dans lequel tout date du temps de l’URSS. Le bureau est chauffé par un pechka, sorte de système de chauffage d’urgence. C’est sans doute ce que l’on remarque en premier lorsqu’on observe les immeubles, en traversant la ville en voiture : les tuyaux d’évacuation de ces petits poêles à bois sortent par les fenêtres, crachant des fumées âcres et sombres (on y brûle un peu n’importe quoi) ; ce paysage urbain est typique des zones de conflit du Caucase. Le fonctionnaire de service vous enregistre avec un luxe de détails dans un vieux registre poussiéreux, démarche qui peut parfois prendre des heures.

S’ils ne l’étaient pas au départ, ceux qui ont l’habitude de voyager dans les pays post-soviétiques ont appris à être patients. Il leur faut également une bonne dose d’abnégation pour accepter de se plier aux très strictes restrictions qu’on impose à leurs déplacements sur le territoire ossète. Impossible aussi de circuler à pied dans la ville, même pour aller de son lieu d’hébergement à un immeuble voisin distant de quelques dizaines de mètres.

Chaque soir, la nuit venue, le calme et le silence de la ville endormie permettent d’entendre au loin quelques tirs sporadiques.

C’est une mission humanitaire qui m’a menée à Tskhinvali, afin d’évaluer avec une équipe internationale – à la demande des autorités ossètes – les capacités de la municipalité en matière de traitement des déchets ménagers. Cette mission de plusieurs mois était mandatée par l’OSCE et par des agences de l’ONU (Programmes des nations unies pour le développement et pour l’environnement, en particulier), dans le cadre d’une initiative conjointe connue sous le nom d’« Envsec » (Environnement et Sécurité), qui réunit autour de la même table les parties en conflit afin de discuter de questions environnementales. L’objectif, séduisant sur le papier, est de permettre aux ennemis de se rencontrer et de discuter, sous des auspices internationaux, de sujets sur lesquels ils peuvent facilement tomber d’accord. En réalité, la méfiance maladive des uns et des autres rend très difficile, voire impossible, la signature d’accords – même secondaires – sur des sujets qui, théoriquement, ne fâchent pas (gestion des déchets ou des ressources en eau ou échange d’informations environnementales, par exemple).

Lors de notre dernier voyage, en mars 2008, c’est le maire adjoint, M. Leonid Tbilov, qui nous a reçus. Il nous a assuré que nous aurions les coudées franches pour mener notre étude et que nous pourrions accéder à tous les sites que nous voulions visiter. Il est généralement assez difficile de rencontrer les responsables ossètes de premier rang, car ils sont le plus souvent en déplacement à Vladikavkaz, en Ossétie du Nord, où ils consultent les autorités russes… Au cours des dernières années, dans les périodes de fortes tensions, c’est l’accès même au territoire ossète qui nous était parfois refusé, interrompant pendant plusieurs semaines le travail des humanitaires et des diplomates. Mais, pour cette première visite sur le terrain, nous sommes munis de toutes les autorisations nécessaires, et nous avons pris soin de rencontrer toutes les autorités compétentes afin de leur exposer les objectifs du projet. Malgré cela, nous peinons à accéder aux sites que nous souhaitons étudier, comme si l’information ne passait pas entre les « ministères » et les nombreux check-points qui jalonnent la vallée de Tskhinvali.

Nous arrivons enfin à Tczar, un ancien site de collecte de déchets solides situé dans les faubourgs de la ville, où nous devons faire une série de relevés. A cet endroit se trouve aussi une usine de traitement des eaux usées. Complètement rouillée, elle ne fonctionne plus depuis longtemps. Les eaux des égouts passent au travers, sans être traitées, et sont déversées directement dans la rivière. Surgissent soudain de nulle part des militaires ossètes, très agressifs, aboyant des ordres en tout sens, semant la panique au sein de notre équipe, fouillant de fond en comble les véhicules, brandissant les jumelles et les caméras vidéo qu’ils ont trouvées dans les coffres à bagages. Ils se mettent à hurler en russe des accusations d’espionnage. Des semaines de préparation et de discussions pour obtenir les autorisations de toutes les parties, pour trente minutes de travail sur le terrain… Fin de l’épisode. Retenus plusieurs heures au poste de garde, nous sommes, après l’intervention des diplomates, renvoyés directement à Tbilissi, sans avoir pu revenir au centre de Tskhinvali. Quelques semaines plus tard, certains des experts de notre équipe pourront revenir et terminer le travail d’observation – mais pas dans les meilleures conditions.

Difficile, donc, cette fois-ci, de dire que la coopération fut « un plein succès » – selon la terminologie qu’affectionnent les bureaucrates onusiens –, puisque, finalement, malgré les promesses, il était impossible de circuler librement entre les villages ossètes et les villages géorgiens enclavés, comme notre projet, et l’accord avec les autorités locales, le prévoyaient. Tout est bouleversé dans mon esprit. J’essaie de comprendre la logique de tout cela : pourquoi parler blanc et agir noir ? Je perçois en tout cas l’immensité du travail qu’il reste à faire pour arriver à un compromis de paix acceptable pour toutes les parties. Je ressens comme une grosse fatigue, et je perds l’espoir, à force de déployer depuis dix ans tant d’énergie, tant d’efforts en vain.

Ieva Rucevska est chef de projet pour le PNUE/GRID-Arendal (Unité du Programme des Nations unies pour l’environnement délocalisé en Norvège).

Les conflits du Caucase dans Le Monde diplomatique

  • « Un siècle russe », Manière de voir n° 100, août-septembre 2008. En kiosques.

  • Le refus par la Russie de l’indépendance du Kosovo, en décembre 2007, s’appuyait « sur le droit international, mais aussi sur la menace de sécession de l’entité serbe de Bosnie — voire également de l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud », rappelait Jean-Arnault Dérens dans une Valise diplomatique du 12 décembre. Un argument développé dans son article de notre édition de janvier 2008, « La boîte de Pandore des frontières balkaniques ».
  • « Du Caucase à l’Asie centrale, “grand jeu” autour du pétrole et du gaz » (juin 2007) : une carte de Philippe Rekacewicz et un article de Régis Genté pour comprendre le contexte de ce conflit.
  • « Escalade militaire dans le Caucase », par Vicken Cheterian, juillet 2007.
    La forte augmentation du budget militaire géorgien semble destinée à préparer de futurs conflits en Ossétie du Sud ou en Abkhazie, républiques géorgiennes qui ont proclamé unilatéralement leur indépendance.
  • « Géorgie-Russie, les raisons d’une escalade », par Florence Mardirossian, octobre 2006.
    Le président russe Vladimir Poutine accuse son homologue géorgien Mikhaïl Saakachvili de préparer un « bain de sang » en Abkhazie et en Ossétie du Sud. Le 13 octobre, le Conseil de sécurité unanime demande à Tbilissi de respecter l’accord de cessez-le-feu de 1994.
  • « Ces conflits mal éteints qui ébranlent le Caucase », par Jean Radvanyi, octobre 2004.
    Déjà fragilisée par le jeu des grandes puissances et la manipulation des identités nationales, la région caucasienne subit l’onde de choc du conflit tchétchène, qui vient de connaître un nouveau soubresaut sanglant avec la prise d’otages de Beslan.

Ieva Rucevska

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