Emoi chez les intellectuels indiens. La dixième édition du célèbre festival du film international d’Asie, Osian’s Cinefan, qui s’est tenue du 3 au 20 juillet 2008, a été ternie par l’arrestation d’un de ses membres. Le réalisateur Ajay TG a été retenu sans charges pendant trois mois, du 8 mai au 5 août 2008, presque un an après l’arrestation du docteur Binayak Sen, dont il relate la vie et le travail dans son film Anjam. Tous deux ont été incriminés pour « complicité terroriste » avec le groupe armé maoïste naxalite. Tous deux travaillaient dans l’état du Chhattisgarh, dans le centre de l’Inde, fortement affecté par la rébellion maoïste. Tous deux étaient militants au sein de l’organisation de défense des libertés civiles People’s Union for Civil Liberties (PUCL).
« Il est choquant de constater combien le gouvernement du Chhattisgarh pense détenir un pouvoir absolu. Pourquoi les journalistes et réalisateurs ne pourraient-ils pas décrire la situation sociale ? Cela signifie-t-il obligatoirement qu’ils deviennent maoïstes ? » s’est interrogée Mme Aruna Vasudev, la directrice de l’Osian’s Cinefan, sur la chaîne NDTV (NDTV, reportage de Manu Sharma, 19 juillet 2008). L’arrestation de M. Sen permet cependant de se pencher sur les cas d’autres activistes arrêtés, harcelés ; sur ceux de journalistes battus depuis 2005 dans cet Etat, comme le dénoncent Amnesty International et Human Rights Watch (« Being neutral is our biggest crime »). Au nom de la lutte antiterroriste, deux mesures ont en effet été adoptées par le gouvernement régional : le Chhattisgarh Special Public Security Act (en 2006) et le Unlawful Activities (Prevention) Act (en 2004), donnant pleins pouvoirs aux forces de l’ordre, au mépris de l’article 19 de la Constitution indienne qui garantit la liberté d’expression.
Le docteur Sen, Ajay TG et bien d’autres ont non seulement dénoncé les conditions sociales, mais se sont également violemment opposés à la milice dite « de paix », Salwa Judum, mouvement « populaire » de lutte contre les naxalites. Selon plusieurs observateurs, Salwa Judum est en réalité une invention de l’Etat local avec le soutien du gouvernement central. Il harcèle, torture et massacre les adivasi (peuples indigènes, soit 70 % de l’Etat du Chhattisgarh), suspectés de collaborer avec les naxalites (lire Cédric Gouverneur, « En Inde, expansion de la guérilla naxalite », Le Monde diplomatique, décembre 2007) et Asian Center for Human Rights, « The Adivasis of Chhattisgarh Victims of the Naxalite movement and Salwa Judum campaign », 17 mars 2006).
Le Dr Sen, diplômé de l’une des cinq meilleures écoles de médecine d’Inde, CMC Vellore (au Tamil Nadu), et membre de l’académie de médecine du prestigieux Jawaharlal Nehru University, abandonna sa carrière pour se rendre au Chhattisgarh en 1981. Il travailla à la construction d’un hôpital pour les mineurs, le Mukti Morcha’s Shaheed Hospital, ouvert notamment, fait rarissime, aux populations indigènes. Il commença à militer sérieusement pour les droits humains lorsqu’il s’occupa de graves cas de famines dans les régions tribales au milieu des années 1990. Sa notoriété dans le monde médical, sa popularité auprès des populations locales en ont fait un symbole de la lutte pour les droits des adivasi.
Les Sen furent mis sur écoute. « Durant l’été 2007, alors que nous étions en vacances à Calcutta, m’explique Ilina Sen, sa femme, nous avons reçu des informations étranges, selon lesquelles quelqu’un avait été arrêté avec des lettres de Nareayan Sanyal, un chef naxalite. La personne aurait confirmé que ces missives venaient de mon mari. Celui-ci a en effet rencontré le chef maoïste pour le soigner dans sa cellule, surveillé par les autorités. Binayak, convaincu qu’il s’agissait d’une erreur, s’est rendu au poste de police, où ils l’ont arrêté. (…) La violence croissante, les soutiens nationaux et internationaux que nous recevons permettent de faire prendre connaissance de la situation mais ont également durci l’affaire. » Selon Mme Sen, la situation aurait changé au Chhattisgarh « avec la création de l’Etat [du Chhattisgarh] en 2000 et l’ouverture croissante aux multinationales et capitaux pour le ”développement”. Cela a débouché sur de nombreux conflits liés à la propriété agraire et l’acquisition illégale de terres au détriment des adivasi. »
Mme Sen poursuit le travail avec Rupantar, l’organisation non gouvernementale qu’elle a fondée avec son époux, malgré une énorme pression. Elle rend visite à son mari, chaque fois que c’est possible. « Le Dr Sen est psychologiquement stable, mais il a perdu près de 22 kilos en quatorze mois. Il souffre d’isolement et du manque d’informations. Dans les prisons indiennes, ils vous prennent même votre montre afin que vous perdiez la notion du temps », précise-t-elle.
M. Sen, le « tribal doctor » comme on l’appelle parfois, soutenu par vingt-deux Prix Nobel et de nombreuses organisations internationales, attend encore la promesse d’un procès équitable. Le manque d’informations et la peur des représailles paralysent une certaine frange de la presse indienne qui traite sporadiquement du sujet (lire notamment Siddharth Varadarajan, « Chhattisgarh has lost the plot », The Hindu, 13 mai 2008, et Shoma Chaudhury, « The doctor, the state and a sinister case », Tehelka, 23 février 2008). Malgré un rapport officiel de la commission d’Etat 2008 doutant de la légitimité du Salwa Judum, aucune action concrète n’a été prise contre les lois liberticides du Chhattisgarh.
Seules quelques campagnes pour la libération des activistes incriminés fleurissent sur Internet ou entre groupes de solidarité. « Que faire ? A chaque fois qu’il y a un attentat en Inde, on ne fait que renforcer la prise de mesures liberticides », s’interroge le réalisateur Anand Partwardhan, lors d’une projection des films d’Ajay TG, début août 2008. Le 15 juillet, le ministère de l’intérieur a rejeté un rapport d’Human Rights Watch demandant le démantèlement de la milice Salwa Judum. « L’Inde dispose d’un système judiciaire indépendant, d’une presse libre et de commissions tant au niveau national qu’à celui des Etats pour promouvoir et défendre les droits humains », a-t-il indiqué, renvoyant ainsi Human Rights Watch à ses études (« India rejects human rights report on Salwa Judum », Nerve, 15 juillet 2008). Le Dr Sen est toujours en prison.
Qui sont les adivasi ?
Les adivasi au Chhattisgarh représentent près de 70 % de la population totale du jeune Etat, créé en 2000. Ils sont majoritaires dans cinq districts. Plus de 21 % d’entre eux sont illettrés et leur accès aux soins extrêmement limité dans certaines régions, selon une source de Médecin sans frontières (MSF) qui travaille sur le terrain. Il existe une pluralité de clans, certains étant sédentaires et d’autres se déplaçant selon les saisons, pour des travaux journaliers, la cueillette ou la chasse. En juin 2004, Tata Iron and Steel Company Ltd. (Tisco), du groupe Tata, et le département des industries minières du Chhattisgarh signèrent un premier accord, permettant l’exploitation minière dans le district de Bastar — pourtant protégé par une loi sur les tribus — où les conditions de vie des adivasi dépendent principalement de la forêt et des terres, riches en minerais. Plus de 1 500 familles ont dû être déplacées, la contestation se muant souvent en affrontements violents avec les autorités. Les naxalites soutiennent (en partie) leur cause.
Depuis, de nombreux autres contrats, sur le même modèle, ont été signés dans l’ensemble de l’Etat. Environ 50 000 personnes ont été déplacées (de force) dans des camps entre 2004 et 2006 pour raisons de « sécurité » (Pierre Prakash, « Inde : la lutte sans espoir des milices antimao », Libération, 9 septembre 2006).
Cléa Chakraverty est journaliste à Bombay.
Pour en savoir plus
- Sur la situation politique et sociale au Chhattisgarh
Forum et mailing list animés par des journalistes et réseaux d’ONG, associations de défense des droits humains :
http://www.cgnet.in
Campaign for Peace and Justice in Chhattisgarh
http://cpjc.wordpress.com
Forum for Fact-finding Documentation and Advocacy
http://www.ffdaindia.in
- Sur le réalisateur et journaliste Ajay TG
- Sur le Dr Binayak Sen
www.savebinayak.ukaid.org.uk/index
www.freebinayaksen.org
www.Binayaksen.net