Sévèrement contesté depuis le début de la semaine par des manifestations de grande ampleur, le gouvernement du premier ministre thaïlandais Samak Sundaravej, formé il y a huit mois seulement, vit des heures difficiles. L’Alliance du peuple pour la démocratie (en anglais, People’s Alliance for Democracy, PAD), une constellation d’organisations non gouvernementales, de partisans du roi et de représentants de la société civile a atteint l’objectif qu’elle s’était fixé de rassembler à Bangkok des dizaines de milliers de ses sympathisants. Et pas pour une marche symbolique : le but clairement annoncé par l’un des principaux leaders de l’organisation, M. Sondhi Limthongkul, est de contraindre M. Samak à la démission immédiate.
A cette fin, la PAD a entrepris, mardi 26 août, de paralyser le pouvoir politique : les manifestants ont notamment envahi le principal quartier ministériel de la capitale, bloqué routes et aéroports, occupé les jardins du palais gouvernemental (sans parler d’interventions multiples dans les provinces). Profitant d’une logistique bien huilée mise progressivement en place au cours des trois derniers mois, des dizaines de milliers de personnes dorment à la belle étoile sur le théâtre central des opérations, quelques kilomètres carrés situés entre le monument de la Démocratie et le grand zoo de Dusit. Elles ont réaffirmé qu’elles ne quitteraient pas les lieux tant que M. Samak resterait en poste.
Spectaculaires tant par leur ampleur (il s’agit d’un des plus importants rassemblements de ces dernières années) que par leur mode d’action (une désobéissance civile non violente cherchant à renverser un gouvernement élu), ces manifestations apparaissent comme un défi sérieux pour le premier ministre. Mercredi, après avoir consulté l’armée, ce dernier a annoncé que des mandats d’arrêt seraient délivrés contre les cinq dirigeants de la PAD, semblant indiquer ainsi qu’il était prêt à l’affrontement. Comment la police ira-t-elle les chercher au milieu d’une foule rompue à l’art du sit-in ?
Les déclarations arrogantes et maladroites de M. Samak, sa fermeture à toute discussion lui ont aliéné une large part de crédit ces dernières semaines. Mais c’est la fuite récente au Royaume-Uni de l’ancien homme fort du royaume – dont M. Samak est le dauphin –, M. Thaksin Shinawatra, accusé de corruption massive, qui a servi de déclencheur.
La situation actuelle prend racine en septembre 2006, quand l’armée prend le pouvoir, déposant M. Thaksin sans affrontements et avec l’accord du roi. C’est la fin de plusieurs années d’intense corruption qui avaient vu le multimilliardaire promouvoir les intérêts d’une droite affairiste autant que les siens propres. M. Thaksin aura eu le temps, durant ses mandats, de tourner le système électoral à son profit par un savant dosage de clientélisme, de corruption et d’achat de votes. L’intervention de l’armée – un classique en Thaïlande (lire André et Louis Boucaud, « En Thaïlande, la chute d’un milliardaire devenu politicien », Le Monde diplomatique, novembre 2006) – suscite alors bien des craintes, notamment à l’étranger et dans les milieux d’affaires. Mais le gouvernement militaire provisoire, s’il pratiquera un décevant immobilisme politique, tiendra grosso modo ses deux promesses : rendre le pouvoir aux civils, par le biais de nouvelles élections législatives, et mettre en place une Constitution.
Le 27 décembre 2007, ces élections verront... une nouvelle victoire du parti de M. Thaksin, reformé sous le nom de People’s Power Party (PPP) après la dissolution de septembre 2006. Avec les mêmes méthodes douteuses.
Durant ses huit mois d’exercice, M. Samak s’est comporté comme le bon petit soldat de M. Thaksin, avec un succès relatif toutefois, au vu de ses déboires actuels. La PAD, qui conteste toutes ses propositions et positions (amendements constitutionnels, construction d’un pipeline pour détourner l’eau du Mékong, édification d’un nouveau Parlement...), s’est engagée dans une bataille de rue il y a maintenant quatre-vingt-quinze jours, et ne relâche pas la pression. Instruit par ces mois de luttes, elle a estimé le week-end dernier être en mesure d’obtenir la victoire en augmentant d’un cran la portée de ses actions.
Face à ces manifestations de grande ampleur, M. Samak utilise les ficelles habituelles : critique des embouteillages monstres, du non-respect des symboles que sont les ministères, inquiétude pour la sécurité de la population.
Les manifestants de la PAD, quant à eux, offrent une étonnante image de détermination tranquille. Sur les estrades, des intervenants se relaient depuis mardi pour tenir la foule au courant des dernières nouvelles et galvaniser les participants. Hier marée jaune – signe du ralliement à la PAD –, cette foule a pris des couleurs plus variées avec l’apparition d’ombrelles pour se protéger du soleil de plomb.
Toutefois, avec une soudaineté toute tropicale, un orage de mousson a balayé le palais gouvernemental ce 27 août. Tandis que les manifestants entonnaient des chants sous le déluge, dans une liesse indescriptible ponctuée par les éclairs et le tonnerre, le gouvernement profitait de la confusion pour renforcer la police anti-émeute. Mais les manifestants, plus nombreux encore que la veille en dépit des conditions météorologiques, ont monté des chapiteaux pour se garantir une nuit au sec.
On ne sent aucune lassitude. Plutôt la conviction absolue d’être dans son bon droit en exigeant le départ de politiciens jugés corrompus. Qui sont ces gens de tous âges, hommes et femmes ? Presque tous sont de fervents royalistes, plutôt plus instruits que la moyenne – certains très diplômés –, et ils appartiennent à cette couche moyenne supérieure, intellectuelle, que l’affairisme écœure. Beaucoup pensent que les puissants syndicats de l’eau et de l’électricité sont seuls à même, en se mettant de la partie et en opérant ainsi la jonction entre plusieurs formes de contestation du pouvoir, de porter le coup de grâce à M. Samak. Ce qui est loin d’être fait...
Lire également « Thaïlande : au cœur de la “Révolution jaune” », 15 septembre 2008.