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Inquiétants barrages (2) : la houille blanche bradée au plus offrant

Anticipant la dérégulation du marché de l’électricité, l’Etat s’apprête à faire un cadeau fastueux aux opérateurs privés, dont le nouveau groupe Suez-GDF, déjà fortement présent dans le secteur, qui vont désormais pouvoir obtenir la concession des ouvrages hydroélectriques historiquement gérés par EDF. Sous couvert de revitaliser les énergies renouvelables, et d’équilibrer ce faisant la production d’électricité d’origine nucléaire à l’horizon 2020, conformément aux engagements du fameux « Grenelle de l’Environnement », l’Etat soumet ainsi un patrimoine public considérable, constitué sur fonds publics, à une logique marchande dont les dérives potentielles suscitent l’indignation, tant d’organisations de défense de l’environnement, que d’élus qui dénoncent vertement « la grande braderie de la houille blanche »...

par Marc Laimé, 4 septembre 2008

C’est à l’occasion d’une visite au barrage de Génissiat dans l’Ain, que le ministre de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de l’Aménagement du Territoire, M. Jean-Louis Borloo, annonçait le 23 juillet 2008 la signature du décret autorisant la mise en concurrence des concessions hydroélectriques françaises. À dater de 2009, les concessionnaires actuels, pour l’essentiel EDF, ne seront donc pas systématiquement reconduits lors des renouvellements.

« L’Etat choisira pour chaque renouvellement de concession la meilleure offre au triple plan énergétique, environnemental et économique, expliquait le MEEDDAT. Il s’agit de tirer le meilleur parti de cette ressource naturelle, de ce bien commun que constitue la force motrice de l’eau. » 



Pour ce qui est de titrer le meilleur parti du bien commun, on va voir que Suez est déjà fort bien placé pour réaliser de nouveaux et considérables bénéfices sur le nouveau marché « dérégulé » de l’hydroélectricité !

Première filière de production d’énergies renouvelables en France, l’hydroélectricité représente de 12 à 14% de la production d’électricité nationale. La puissance installée s’élève actuellement à 24 000 MW, contre 63 000 MW pour le nucléaire, et contribue à produire 70 TWh d’électricité par an, sur les 480 TWh consommés annuellement.

D’après le plan gouvernemental, l’hydroélectricité représente en France un potentiel supplémentaire de développement de 7 térawattheures par an (TWh/an) de productible et de 2500 mégawatts (MW) de puissance de pointe.

Le parc de barrages, et autres installations au fil de l’eau, est évalué, nous l’avons vu, à 744 ouvrages de plus de 10 mètres de haut, dont 296 de plus de 20 mètres, sans compter des milliers d’ouvrages de taille inférieure. 
Représentant 95 % de la puissance électrique, 400 grands barrages sont actuellement sous le régime de la concession, le plus souvent attribuées pour une durée de 40 ans.

EDF était jusqu’à présent titulaire de plus de 80 % des concessions, le groupe Suez de 12 % par le biais de la Compagnie nationale du Rhône (CNR), et de la Société hydroélectrique du midi (Shem). Les derniers 8 % étant des petites installations concédées à des producteurs indépendants. 


Le décret signé par M. Jean-Louis Borloo prévoit qu’ après le lancement des appels d’offres par l’Etat, les candidats devront soumettre des améliorations sur le plan énergétique (investissements, modalités d’exploitation, …) permettant de limiter l’impact de l’exploitation sur les milieux, et proposer un taux de redevance que le concessionnaire accepte de verser à l’État.

Les premiers appels à candidatures auront lieu en 2009, soit trois ans avant les premières échéances des concessions actuelles. Les offres seront analysées selon les trois critères précités et le candidat admis devra présenter ensuite la demande de concession qui sera instruite par le biais d’une enquête publique. 



Une nouvelle programmation énergétique à l’horizon 2020

Pour le Meeddat, ce décret est le premier volet d’un plan plus large, qui vise à relancer l’hydroélectricité en France dans le cadre de l’exercice de programmation énergétique pour 2020. L’Etat prévoit en effet « un soutien massif aux investissements effectués dans les barrages, conformément aux engagements du Grenelle de l’Environnement ». Il s’agira dans un premier temps d’augmenter les capacités de production en installant des turbines de nouvelle génération qui permettront d’accroître de 30 % la puissance électrique des barrages.

Le deuxième objectif est de renforcer la sécurité d’approvisionnement en électricité, en développant particulièrement les stations de pompage pour assurer une alimentation stable en période de pointe sans recourir aux centrales au fioul.

Ces stations reposent sur deux bassins : l’un situé en amont, l’autre en aval, reliés entre eux par des conduites forcées avec un dénivelé important. En mode turbinage, l’eau est lâchée du bassin supérieur et fait tourner les turbines. En mode pompage, l’eau est remontée dans le bassin supérieur pour être relâchée ultérieurement. Ces installations permettent de stocker de l’énergie qui peut, selon les besoins, être mobilisée très vite surtout en période de forte demande. 


L’Etat se dit également intéressé pour développer le petit et le micro hydraulique à travers notamment la standardisation des turbines. 



Le troisième volet du plan consiste à reconquérir la qualité des eaux des fleuves et des rivières français. Un programme particulier sera présenté par le ministre à la rentrée. Il pourrait notamment intégrer la suppression de certains obstacles à la libre circulation des espèces animales comme les piles de pont, les anciens moulins désaffectés, les retenues d’eau, etc. L’office national de l’eau et des milieux aquatiques (Onema) effectue actuellement à ce titre un inventaire des 40 000 obstacles présents sur les cours d’eau français. Et il est prévu que les agences de l’eau participent financièrement aux programmes de suppression des obstacles dangereux ou abandonnés. La communication gouvernementale oublie ici de préciser que ce sont les redevances perçues par les Agences de l’eau auprès des usagers, actuellement 2 milliards d’euros par an, qui vont donc financer l’aménagement des cours d’eau utile à une exploitation maximale des nouvelles concessions offertes aux opérateurs privés...

L’ensemble de ces engagements devrait figurer dans une convention sur l’hydroélectricité, qui sera soumise à l’ensemble des parties prenantes du Grenelle de l’Environnement. Le MEEDDAT précise qu’il envisage de financer ces mesures par un relèvement sur les redevances des concessions hydroélectriques versées par les entreprises exploitantes, et qu’il proposera cette mesure au Parlement dans le cadre du débat sur le projet de loi Grenelle Environnement. 



Le plan s’inscrit enfin plus largement dans la planification de l’ensemble des investissements énergétiques à l’horizon 2020, qui doit se traduire par deux programmations pluriannuelles des investissements pour la production d’électricité et de chaleur, et un plan indicatif pluriannuel des investissements dans le secteur du gaz.

« Je souhaite remettre au Parlement, avant la fin de l’année 2008, ces rapports révisés pour prendre en compte le changement radical de notre donne énergétique », expliquait M. Jean-Louis Borloo. 


Cette future programmation 2020 précisera les objectifs français en matière de développement des énergies renouvelables, de développement des infrastructures gazières, de révision du parc de production d’électricité thermique, et examinera à quel horizon la France devra engager de nouveaux investissements de production d’électricité pour assurer son indépendance énergétique. 



France Nature Environnement dénonce le plan Borloo

Même en pleine trêve estivale les réactions n’ont pas tardé. Dans un communiqué rendu public le 25 juillet 2008, la fédération d’associations France nature environnement (FNE), pourtant « partenaire officiel » du gouvernement tout au long du « Grenelle », appelait ainsi à « revenir à plus de prudence et de réalisme » concernant le plan de relance de l’hydroélectricité annoncé par M. Jean-Louis Borloo le 23 juillet.

FNE souligne ainsi dans un dossier de presse très argumenté, que ce projet a été élaboré « sans aucune concertation avec les parties intéressées autres que le lobby concerné ». Elle précise que la possibilité évoquée dans le plan de renforcer le potentiel hydraulique pour produire 10% supplémentaires d’énergie renouvelable par an à l’horizon 2020 apparaît « totalement irréaliste ».



Par ailleurs son impact sur les milieux aquatiques ne serait pas négligeable. « Doit-on sacrifier les dernières rivières sauvages françaises, alors que les gisements de production d’énergie renouvelable résident de toute évidence dans la sobriété énergétique, et le développement du solaire et de l’éolien où la France accuse un retard important par rapport à ses voisins européens ? » interroge la fédération.

Selon elle, les zones susceptibles d’accueillir de nouvelles stations de pompage sont des zones sensibles de montagne, souvent classées « Natura 2000 », réserves naturelles ou zones centrales de parcs nationaux.

FNE juge donc cette perspective contraire à l’objectif d’atteinte du bon état des eaux pour 66% des lacs et rivières d’ici 2015, fixé dans le cadre du Grenelle.

« Le développement d’une micro électricité insignifiante en termes de production, économiquement aberrante et écologiquement néfaste à la qualité des rivières, est un non-sens flagrant », indique M. Bernard Rousseau, responsable du réseau Eau de FNE.

La fédération aurait souhaité, à contrario, que la mise aux normes environnementales des ouvrages hydroélectriques figure dans le plan gouvernemental, ainsi que la suppression des ouvrages n’ayant aucun usage économique, et de ceux affectant la migration des poissons.



« La grande braderie de la houille blanche »

Mais c’est la lecture d’un point de vue publié dans le quotidien Le Monde en date du 14 juillet 2008, co-signé par M.François Brottes, député (PS) de l’Isère, coprésident du groupe Energies de l’Assemblée nationale et M.Bernard Revil, salarié d’EDF, qui permet de mesurer l’ampleur de l’enjeu.

«  (...) Dans le feuilleton de l’ouverture à la concurrence de notre marché électrique, et des rentes qu’elle génère pour les actionnaires, l’on oublie souvent d’évoquer le cas des barrages et divers ouvrages hydrauliques qui structurent nos montagnes et nos vallées.

(...) Il s’agit là d’un véritable trésor. Un tas d’or d’autant plus inestimable que la ressource génératrice - l’eau - est stockable, renouvelable et inaliénable, et que le process, relativement simple par rapport aux autres moyens de production, permet d’obtenir un kWh bon marché avec un taux d’émission de CO2 proche de zéro.

(...) L’énergie hydraulique constitue un capital et assure une rentabilité considérable issus du secteur public... Depuis une loi de 1919, l’exploitation de cette énergie renouvelable se fait dans le cadre de concessions, dont les premières ont été octroyées pour une durée moyenne de 75 ans, en contrepartie de l’investissement initial et de contraintes d’aménagement du territoire.

(...) Les conditions économiques de la production d’électricité par transformation de la force hydraulique font que l’investissement de départ est important et le retour économique long. Mais une fois l’investissement amorti, les coûts d’exploitation sont faibles et une situation de rente est créée. C’est un exemple très concret d’économie de développement durable où le risque du long terme a été assumé par l’Etat avec des entreprises alors 100 % publiques, dont la principale est EDF.

(...) Aujourd’hui, l’essentiel du parc de production français est amorti et génère une richesse considérable appelée à croître, étant communément admis que le prix de vente de l’électricité ne peut qu’augmenter alors que le coût de revient de ce type de production restera stable. Il est aujourd’hui, pour les aménagements conséquents, de l’ordre de 30 % à 40 % du prix de vente du kW, hors redevance.

(...) Le législateur, au détour de la loi de finances pour 2006, a d’ores et déjà prévu que la redevance due par le concessionnaire à l’Etat et aux collectivités locales ne pourra excéder 25 % des recettes résultant des ventes d’électricité. Il résulte de ce choix que l’essentiel de la rente hydraulique bénéficiera aux nouveaux concessionnaires. Pour les concessions importantes, ce prix maximal permettra aux exploitants choisis de dégager une marge brute d’exploitation de l’ordre de 30 % à 50 % aux conditions actuelles du marché. Pour les meilleures années, celles où la pluviométrie est importante, cette marge peut exploser car, hors redevance, les coûts sont fixes et les kWh supplémentaires produits dégagent une marge proche de 75 % du prix de vente. De plus, plafonner la redevance publique est contre-productif puisque le choix portera finalement sur d’autres critères, au risque d’écarter les exploitants les plus compétitifs ou de faire passer au second plan les impératifs en matière de sûreté. Tout cela équivaut à brader un bien public très précieux au détriment de sa valorisation au service de l’intérêt général.

(...) Nous disposons d’une ressource qui a longtemps contribué à un prix de vente de l’électricité au client final plutôt favorable comparé à celui des autres pays européens. Mais tout a changé avec l’ouverture du marché de l’électricité : le prix de marché calé sur le prix moyen de production lui-même indexé sur le cours du baril de pétrole, accompagné de l’ouverture du capital des entreprises jusque-là 100 % publiques (EDF, CNR, Société hydroélectrique du midi, SHEM), fait que le consommateur français ne pourra plus bénéficier de cet avantage.

(...) Il est prévu de transformer ce formidable potentiel de ressources publiques en dividendes pour les actionnaires des nouveaux concessionnaires. Le manque à gagner sera très important pour la collectivité, alors que le bénéfice tiré de l’investissement public dans l’hydroélectricité pourrait utilement financer les politiques de développement durable.

(...) Espérons, à l’occasion des débats sur les lois du Grenelle de l’environnement, que le gouvernement acceptera de renoncer à cette grande braderie de notre parc hydroélectrique. Le futur bénéficiaire de la rente de la "houille blanche" doit être le citoyen, grâce à des recettes publiques conséquentes, affectées prioritairement aux politiques décentralisées de développement durable. »

Marc Laimé

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