S’il était besoin de le préciser, autant prendre le temps de le dire très explicitement : s’occuper à entrer dans le détail de ses mécanismes n’est pas faire de la finance une entité complètement autonome, coupée de tout et capable d’une vie propre sans contact aucun avec le reste de l’économie. Mais n’a-t-on pas soutenu que la finance a une capacité d’expansion radicalement autocentrée, qu’elle développe ses produits et ses marchés à l’abri d’indigents alibis de « service à l’économie réelle », avec pour seule finalité la croissance du pur jeu spéculatif, et les ordres de grandeurs respectifs des sphères réelle et financière ne témoignent-ils pas éloquemment de cette déconnexion ?! Alors « autonome » ou « pas autonome » ? – il va falloir choisir ! Sinon Marx lui-même, ses continuateurs en tout cas, avaient jadis forgé, à propos d’un autre problème, le concept d’« autonomie relative ». Contrairement à ce qu’on pourrait être tenté de croire, l’idée d’autonomie relative offre plus qu’une simple résolution verbale – consistant à se défaire d’une contradiction en rassemblant en une seule expression les deux mots contradictoires… Mais pour que la synthèse soit davantage qu’un jeu de mots, il est vrai qu’il faut lui ajouter quelques explications.
Le cas des rapports de la finance et de l’économie réelle, envisagés non pas en toute généralité mais au travers de la crise présente, s’y prête idéalement. Car, pour procéder de l’éternelle répétition des mécanismes les plus fondamentaux des marchés de capitaux libéralisés, cette crise n’en présente pas moins un caractère particulier qui tient précisément au rapport finance-économie, ou plutôt à la façon dont elle exprime ce rapport, et qui la distingue sans doute des épisodes précédents. Il se pourrait même que le millésime 2007-2008 de la crise financière, non seulement donne de l’articulation présente entre la finance et le régime d’ensemble de l’économie réelle l’expression la plus profonde et la plus complète, mais, davantage, qu’elle en signale l’arrivée aux limites. Il était déjà possible de dire de cette crise qu’elle est (non contradictoirement !) spécifique, par les classes d’actifs et les compartiments de marché impliqués, et générique, parce qu’elle ne fait jamais que décliner les mécanismes fondamentaux de la finance libéralisée. Voilà que, sans goût particulier du paradoxe, on peut ajouter qu’elle est également singulière, au sens où elle se distingue dans la série des crises de la déréglementation financière. Ces dernières n’étaient que des manifestations « courantes » de la configuration en place du capitalisme. La singularité de la crise présente tient au fait qu’elle pourrait bien être le symptôme de son délabrement général.
Le crédit à gros débit, ou la béquille d’un capitalisme anti-salarial
Quand ils ne disent pas « économie de marché », manière de faire oublier par les lénifiantes abstractions de « l’offre » et de « la demande » la violence réelle des rapports économiques réels, les commentateurs bienséants parlent de « capitalisme » du bout des lèvres et surtout au singulier – « le » capitalisme. C’est oublier que le capitalisme n’existe pas autrement qu’en ses actualisations historiques et que celles-ci sont par définition changeantes. Non qu’il soit impossible de dégager un concept général du capitalisme – en cette matière, on fera difficilement mieux que Marx –, mais ce concept demeure nécessairement sous-déterminé, et c’est l’histoire qui, en quelque sorte, se charge de le « compléter » en lui donnant ses formes concrètes.
Du capitalisme des trente premières années du XXe siècle, à celui d’aujourd’hui, en passant par la période fordienne, c’est bien toujours de capitalisme qu’il est question, et pourtant de capitalismes à chaque fois différents. Que dire de sa configuration présente ? On pourrait être tenté de retenir l’hégémonie de la finance comme le plus saillant de ses caractères et, partant, comme sa « marque de fabrique » par excellence, la dimension qui exprime le plus complètement son identité véritable, et d’après laquelle elle devrait être nommée : capitalisme financiarisé. Ce ne serait sans doute pas faire fausse route, mais cependant oublier une partie de « l’histoire ». Loin d’exclure la finance, mais ne s’y limitant pas non plus, le principe structurant du capitalisme contemporain dans bon nombre de pays, c’est la déréglementation. Déréglementation générale du plus grand nombre de marchés possibles et sur la base internationale la plus élargie possible : voilà sans doute l’élément le plus caractéristique du capitalisme des trois dernières décennies – et incidemment une définition un peu plus analytique de ladite « mondialisation ».
Aux marchés de capitaux qui donnent au principe de déréglementation son application la plus radicale, il ne faut donc pas oublier de joindre celle du marché du travail, ni surtout celle du marché des biens et services (auxquels on pourrait joindre les investissements directs), alias la concurrence. Il faudrait une discussion plus substantielle pour rétablir l’idée d’une sorte de hiérarchie des déréglementations, où la finance occupe une place de choix, et justifierait le nom, disgracieux mais analytiquement plus précis, de capitalisme de déréglementation à dominante financière. Mais l’essentiel ici est plutôt de voir quelles terribles complémentarités entretiennent concurrence et financiarisation, et comment celles-ci étaient vouées à s’exprimer dans les tendances générales de l’endettement privé… et à terme dans la crise des marchés de crédit.
Concurrence et basse pression salariale
Le level playing field, qui fait les merveilles qu’on sait en matière de régulation financière a minima, produit sans surprise les mêmes effets en matière sociale. Aussi la mise en concurrence « plane » entre des pays aux standards sociaux et environnementaux extrêmement disparates entraîne-t-elle des ajustements salariaux par le bas dont les termes sont maintenant trop bien connus : intensification du travail, plans sociaux en série, et surtout pression constante sur les salaires, le tout sous évocation répétitive, mais hélas bien fondée, de la contrainte de compétitivité, ou la menace de délocalisation. Attaqué du côté des pressions concurrentielles, le salaire ne l’est pas moins du côté des pressions actionnariales. L’emprise des grands actionnaires institutionnels, telle qu’elle trouve son principe dans la configuration particulière des structures de la finance , a installé la rentabilité des capitaux propres en tête des priorités de l’entreprise (cotée) laquelle mobilise de force tous ceux qui sont sous sa dépendance – fournisseurs et, bien sûr, salariés – pour mieux servir l’« objectif unique ». On admirera au passage l’impressionnante cohérence d’ensemble du « modèle » et la parfaite tenaille qui suit de la combinaison entre déréglementation concurrentielle et déréglementation financière – il faudrait idéalement trouver un nom pour un outil bizarre à trois mâchoires si l’on voulait ajouter à ce tableau l’effet propre de la déréglementation du travail qui, faite exprès pour mieux permettre les ajustements des salaires à la baisse, s’offre à amplifier les effets des deux autres…
L’augmentation des prix énergétiques et alimentaires vient rendre aiguë une situation chronique de longue date et formée indépendamment : hors tout choc de prix exogène, le capitalisme de déréglementation est structurellement un régime de basse pression salariale. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que dans la quasi-totalité des grands pays industrialisés, le « swing » de la part des profits dans le revenu national ait fait plus que compenser ses reculs des années 1970, et que celle-ci se maintienne durablement à des niveaux très élevés – quand elle ne continue pas de croître. Pas plus surprenante la réfraction intrasalariale de ces pressions constantes, sous la forme d’inégalités polarisées comme on n’en avait pas vu depuis le début du XXe siècle – ceci dit à l’usage de tous ceux qui n’ont rien de plus pressé que de figurer les « avancées » néolibérales sous l’espèce du progrès historique. Il n’est plus l’heure de se rassurer en scrutant le rapport entre le salaire moyen du décile le plus haut (les 10% les mieux payés) et du décile le plus bas : la polarisation inégalitaire est telle qu’il y a beau temps qu’une bonne partie du décile supérieur a été entraînée à son tour sinon dans le déclassement du moins dans la stagnation. Pour observer l’explosion inégalitaire il faut une lunette un peu plus fine et regarder au niveau du centile (le 1% le mieux payé), voire des fractiles les plus extrêmes : là où, montre Camille Landais (1), le revenu fiscal déclaré de 90% de la population française augmente de 4,6% entre 1998 et 2006, celui du 1% supérieur augmente de 19,4%, celui des 0,1% du haut de 32% et celui du 0,01% ( !) de 42,6% . Inutile de le dire le phénomène est plus spectaculaire et surtout de formation plus longue aux Etats-Unis – fidèle à sa vocation de convertie de fraîche date, la France « rattrape »…
La demande perfusée au crédit
Pour tous ses efforts à pressurer le salaire, le capitalisme déréglementé ne résout qu’imparfaitement ses problèmes : il faut bien des débouchés pour le tas croissant des marchandises produites à bas coût. Or, contradiction déjà vue par Marx et Keynes en leur temps, le salaire, sans doute coût de production, est également le facteur de solvabilisation de la demande. La consommation, en France ou aux Etats-Unis, fait approximativement 70% du PIB, c’est-à-dire 70% de débouché potentiel pour la production totale – difficile de faire l’impasse dessus. Gagner d’un côté, c’est donc perdre de l’autre. Dans le droit fil de sa logique d’ensemble le capitalisme déréglementé propose « ses » solutions. D’abord l’allongement de la durée du travail : si un seul emploi ne vous permet pas de vivre, prenez en un deuxième, et s’il le faut un troisième – on aura reconnu dans le « travailler plus pour gagner plus » l’émulation bien française d’une formule en vigueur depuis longtemps aux Etats-Unis, un « rattrapage » de plus.
Mais les journées n’ayant que 24 heures et les limites en cette matière étant vite atteintes, la véritable parade au défaut de consommation intrinsèque au régime de déréglementation générale s’impose comme une évidence : l’endettement ! Si le pouvoir d’achat des ménages stagne ou régresse, mais que le capital réclame malgré tout des débouchés intérieurs, quoi de plus logique que d’étendre par le crédit la capacité de dépense des salariés au-delà de leur revenu ? On ne s’étonnera pas qu’aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, qui ont quelques longueurs « d’avance » dans cette pente, le taux d’endettement des ménages par rapport à leur revenu disponible soit respectivement de 120% et 140%... Le président Sarkozy se flatte qu’il n’en soit pas ainsi en France. Mais tout ce qu’il fait y mène, ou plutôt y mène encore plus vite, car ce taux, de 68% en 2006, explose littéralement depuis dix ans, date d’installation dans un régime de « mondialisation franche », qui trouve ici un de ses symptômes les plus caractéristiques.
Aussi est-il temps de faire un sort aux poncifs qui veulent que le retard de croissance de la France par rapport aux Etats-Unis s’explique par « l’obésité » de son Etat, ses prélèvements obligatoires étouffants ou les rigidités de son marché du travail. Trahissant pour une fois la vocation majoritaire du Cercle des Économistes à célébrer l’état néolibéral des choses, Jacques Mistral livre une analyse d’une décapante lucidité des sources véritables – et non fantasmées – de la croissance étasunienne pour les quatre années 2001-2004 : 2,5 points de PNB de baisse d’impôts, 500 milliards de dollars de dépense publique supplémentaire, et enfin un octroi de crédit immobilier qui passe de 450 milliards de dollars en 2000 à 960 en 2004 (il atteindra les 1300 en 2006). « On n’avait peut-être jamais vu l’application, avec une pareille ampleur, de mesures d’inspiration plus purement keynésienne puisque pour relancer l’activité, ce sont 15,5 points de PNB qui ont été injectés ex ante dans l’économie. Cela pris en compte, il n’est guère surprenant que, sur la même période, la croissance du PNB ait été de 10% ! La comparaison des deux chiffres souligne au contraire l’ampleur des pertes en ligne dues à une compétitivité défaillante » (2).
L’intervention stratégique de la titrisation se situe précisément en ce point : en libérant les banques de leurs contraintes d’émission, elle a permis de propulser dans l’économie des volumes de crédits supplémentaires astronomiques, autorisant ainsi de nombreux ménages, à qui leurs revenus sous pression l’interdisaient formellement, de financer les trois gros postes de l’existence étasunienne, à savoir la maison, la voiture et les études universitaires des enfants. On dira que ce sont là des investissements qui n’ont aucun caractère distinctif et qu’on les retrouverait, à l’identique, acquittés par les ménages européens. À ceci près, d’une part que, dans bon nombre de pays européens les études universitaires sont sinon gratuites, du moins peu coûteuses, et qu’aux Etats-Unis le poste « université » est parfois plus proche en volume de la maison que de l’auto. Et d’autre part que la titrisation combinée à l’agressivité du marketing bancaire a entraîné dans la dette immobilière des catégories de ménages qu’on n’aurait jamais laissé y entrer ailleurs – les subprimes bien sûr.
Enfin, pour que le tableau soit complet, encore faut-il y ajouter que, loin de s’être cantonné au financement de ces biens durables, sortes d’équivalent de l’investissement pour les ménages, le crédit bancaire étasunien s’est en fait avéré le complément indispensable du financement des dépenses courantes auxquelles le seul salaire ne suffit plus à pourvoir. C’est pourquoi dans les grandes masses de crédits titrisées, à côté de l’immobilier, des crédits autos et des prêts étudiants, on trouve les cartes de crédit. Drogue dure d’un régime de croissance à basse pression salariale, la dette des ménages est poussée jusqu’à ses dernières limites. Ainsi le procédé du Home Equity Loan ré-extrait de la capacité d’endettement au fur et à mesure que le ménage rembourse sa dette immobilière et à concurrence de la « part » de sa maison dont il est effectivement devenu propriétaire à tel moment de son calendrier de paiement. Il n’est donc pas besoin qu’un emprunt soit intégralement soldé pour pouvoir en recontracter un autre. Au fur et à mesure qu’un ménage se libère d’une dette ancienne, il est déclaré apte à en porter immédiatement une nouvelle.
Mais il faudrait faire la liste complète de ces procédés, et pas seulement financiers, par lesquels les institutions financières s’efforcent d’étirer au maximum la capacité d’endettement des ménages et surtout de la saturer en permanence, pour ne pas même parler des intérêts quasi-usuraires (les cartes de crédits peuvent porter des intérêts allant couramment jusqu’à 20 voire 30%), des frais divers exorbitants qui aident les prêteurs à tondre un peu plus leurs clients, et surtout de ces formes de démarchage séparées de l’escroquerie pure et simple par des nuances de plus en plus ténues, comme celle qui fait matraquer des personnes déjà quasi-faillies avec de nouvelles offres : « We think you deserve more credit » (« Nous pensons que vous méritez plus de crédit ») annonce joyeusement cette enveloppe reçue par une femme qui lâche déjà 28.000$ d’intérêts au titre de ses divers prêts sur son revenu annuel avant impôt de 48.000$ et vient de perdre son emploi ; « you are prequalified » poursuit l’enveloppe porteuse de bonnes nouvelles, quelle chance ! – quelle tragique ironie (3)… L’Office of the Comptroller of the Currency (OCC), l’une des agences de supervision des banques, a fini par s’émouvoir de pareils excès et surtout de ce que l’approche du crédit par les banques a sensiblement changé en quelques années : « le point important pour les prêteurs n’est plus tant que les crédits à la consommation soient remboursés mais que les prêts deviennent (pour les banques) des actifs perpétuellement rémunérateurs » – le mot important étant ici bien sûr « perpétuellement » – s’inquiète non sans raison Julie Williams, chief counsel de l’OCC (4).
Une crise structurelle du régime d’accumulation étasunien ?
Mais qu’aurait été la croissance étasunienne sans ces excès ? Et a contrario que va-t-elle devenir maintenant qu’ils ont crevé ? Poser la question c’est y répondre. Là où, normalement, une croissance soutenable procède pour l’essentiel du bouclage du circuit production-revenu-demande, le soutien de la croissance étasunienne est venu pour la plus grande part de « l’extérieur » – déficit budgétaire et crédit. Incidemment, tous ceux qui, après avoir encensé Alan Greenspan pendant ses années de gloire, crient maintenant haro sur le baudet et le désignent comme fauteur de tous les maux étasuniens, oublient un peu vite que sa politique monétaire n’aura fait que se montrer fonctionnellement adéquate aux réquisits du capitalisme déréglementé. Eût-il, à structures invariantes, conduit une autre politique, jamais la croissance étasunienne n’aurait été pareille. On ne devrait d’ailleurs pas tarder à s’apercevoir qu’une fois asséché, le carburant du crédit va beaucoup manquer… Car l’évaporation est en cours.
Les marges de manœuvre budgétaires ne sont pas extensibles à l’infini – même si au moins les Etats-Unis n’hésitent pas à les utiliser. Mais, par exemple, le paquet de stimulation budgétaire lancé au mois de mars 2008 (pas tout à fait un point de PIB) a été vite épuisé et l’illusion aura été à durée limitée. Inutile de compter sur un mouvement de désépargne des ménages étasuniens qui soutiendrait une reprise de consommation : leur épargne est nulle ou presque – 0,3% de taux d’épargne en 2006, couronnement logique d’une tendance de vingt ans (5) qui a vu tous les moyens mobilisés pour satisfaire la frénésie consommatrice en régime de basse pression salariale. Et voilà les banques en mode « credit crunch », avec à la clé, par contagion, une révision générale de la qualité de toutes les dettes : crédits auto, prêts étudiants et cartes de crédit sont en train de rejoindre la dette hypothécaire dans la suspicion.
Quant à la « demande de crédit », elle pourrait se porter aussi mal que l’offre – la capacité d’endettement des ménages est en train de rejoindre son asymptote. Non seulement l’état de surendettement d’une grande proportion d’entre eux est avéré, ce dont témoigne le ratio, fût-il global, de leur dette ramenée à leur revenu disponible (120%), mais la crise y ajoute son effet propre. Car l’auxiliaire du Home Equity Loan est en panne pour un moment. La chute des prix immobiliers a plongé bon nombre de ménages en situation d’equity négative : ayant acquis leur logement avec un apport faible, voire pas d’apport du tout, ils se retrouvent avec une dette supérieure à la valeur de leur bien. Jacques Sapir montre que sur la période 2002-2007 de croissance des prix immobiliers, les ménages étasuniens ont, en moyenne, tiré du Home Equity Loan une capacité d’endettement de plus de 51 milliards de dollars par an (avec une pointe à 80 milliards pour l’année 2006), contre une moyenne annuelle de 5,8 milliards de dollars sur la période 1993-2001 . Les dépenses de consommation des ménages ont ainsi bénéficié d’un supplément moyen de 2,4% l’an entre 2002 et 2007, contre 0,4% entre 1993 et 2001 (6).
À voir l’ampleur du levier offert par le procédé du Home Equity Loan, et la contribution à la croissance étasunienne de la dette des ménages en général mais plus particulièrement de leur dette collatéralisée par les actifs résidentiels, on comprend mieux ce cri du cœur d’Henry Paulson, saisi d’effroi à la déconfiture de Fannie Mae et Freddie Mac, et conjurant les députés de valider son plan de sauvetage en invoquant la raison supérieure que « l’immobilier est le cœur de l’économie de notre nation » (7). Pour le coup l’opportunisme manœuvrier rejoint la plus parfaite lucidité, à la grande surprise sans doute de tous les béats qui auraient juré sans hésiter que le « cœur » était évidemment à chercher dans la Silicon Valley ou bien à Seattle (8). Oui, par ses volumes colossaux, par le nombre des ménages qu’il concerne, par le poids des engagements individuels qu’il suppose et par ses effets d’entraînement de toute sorte, il se pourrait bien en effet que l’immobilier ait été le véritable cœur de l’économie étasunienne, sans doute moins glamour que toutes les mythologies technicistes, entrepreneuriales et flexibles savamment entretenues à son propos – et avec les conséquences qui s’ensuivent au moment où ses prix chutent dans des proportions jamais vues depuis 1929…
Petites crises et grande crise du capitalisme étasunien
Mais dans ces conditions quelle trajectoire l’économie étasunienne est-elle en train d’emprunter, et ne vient-elle pas de passer par un point de bifurcation ? John Bogle fondateur du mutual fund Vanguard pressent qu’il se passe quelque chose d’inhabituel dans la crise présente, pourtant pas la première à laquelle il ait droit : « J’ai prédit l’été dernier que ce serait mon dixième marché bear (9). Mais celui-ci est différent. Les précédents reflétaient des problèmes dans le marché, non pas des problèmes dans la société et dans l’économie. Il s’ensuit que nous entrons dans une période beaucoup plus troublée que celles qui ont suivi tous les grands marchés bear » (10).
Pour une intuition de praticien, on ne saurait mieux rejoindre cette thèse centrale de la théorie de la Régulation (11) selon laquelle : 1) le cours du capitalisme est scandé en périodes au cours desquelles l’accumulation du capital s’opère selon une certaine « logique » d’ensemble – on parle de régime d’accumulation ; 2) cette logique, toujours imparfaite, engendre continûment des déséquilibres mais rattrapés dans le cadre du régime d’accumulation et par le jeu même de ses mécanismes – on parle de petites crises ; 3) mais ceci seulement jusqu’au point où un cumul de tensions, non pas venues du dehors mais engendrées du fait même de la logique d’accumulation en place, ne peut plus être accommodé « de l’intérieur », ouvrant une grande crise qui signale l’arrivée aux limites du régime en place et n’admet pour résolution que la reconstruction tâtonnante d’une nouvelle séquence historique d’accumulation du capital. Or, à bien des égards, la série des crises financières, et son « couronnement » par la crise du crédit font penser à la dichotomie régulationniste « petites crises » / « grande crise ». Devenus comme la marque de fabrique du capitalisme déréglementé, les accidents financiers à répétition ont été les manifestations successives des déséquilibres de valorisation constamment recréés du fait de l’instabilité intrinsèque des marchés de capitaux libéralisés, donnant incidemment du fonds à l’idée que, parmi les multiples déréglementations, celle de la finance occupe une place distinctive, puisque le régime d’accumulation en vigueur aura donné à ses « petites crises » des expressions presque exclusivement financières.
Ce statut de « petites crises » est pour beaucoup dans l’apparence d’une autonomie de la finance, puisque systématiquement rattrapés, ces accidents sont à chaque fois apparus comme des parenthèses, interrompant le cours « normal » de l’accumulation par l’effet de perturbations spéculatives « séparées » – même si elles n’ont jamais été sans conséquences dans l’économie réelle. Le caractère relatif de cette autonomie, et l’articulation en fait profonde de la finance et des caractéristiques « réelles » du régime d’accumulation, sont de nouveau manifestes lorsque apparaissent, non seulement un accident de marché de plus, mais beaucoup plus fondamentalement l’arrivée aux limites de la logique d’ensemble du financement de la croissance étasunienne – par quoi il est permis d’évoquer l’hypothèse de la « grande crise ».
Des symptômes du dérèglement structurel
En témoignent une série d’indices dont la convergence ne vaut pas encore tout à fait preuve, mais esquisse déjà un tableau général assez cohérent. Comme toujours les tensions se totalisent vers les sommets et se trouvent récapitulées en les hauts lieux du pilotage de l’économie. L’explosion à venir du déficit budgétaire étasunien en est la première expression. À 2,4 points de PIB de déficit pour 2008, le budget certes a de la marge et, moins borné que ses homologues européens empêtrés dans leur invraisemblable numérologie budgétaire, le gouvernement étasunien ne se fera pas faute de l’exploiter – bien au-delà des 3%. La dernière crise, celle de 2000-2003, avait envoyé le déficit aux alentours de 5 points de PIB – il est vrai que la guerre d’Irak n’y a pas été pour rien. Ces à-coups budgétaires de plus en plus violents n’ont pas seulement pour effet de ridiculiser l’inepte orthodoxie européenne, mais signalent également une difficulté croissante à piloter la croissance étasunienne et la nécessité d’interventions de plus en plus fortes ; de ce point de vue on peut être certain de la vigueur de la réponse à venir – et tout autant s’en inquiéter comme d’un symptôme de profond dérèglement.
Les signes les plus préoccupants viennent cependant d’ailleurs : de la sphère monétaire-financière une fois de plus. Car ce sont les attributs majeurs de l’hégémonie économique étasunienne qui se trouvent mis en question : la qualité de sa dette souveraine et le statut de sa monnaie. Il est encore trop tôt pour dire si la politique de change en vigueur depuis plus d’une année restera comme une remarquable audace couronnée de succès ou comme un pari terriblement aventureux. Version optimiste : à l’inverse des Européens et de leur banquier central, les Etats-Unis ont depuis le début compris en profondeur ce que signifie « devise forte » – non pas une monnaie dont le cours contre un panier s’efforce de se maintenir au plus haut, mais une devise dont le cours peut connaître d’amples variations sans perdre son statut dans la croyance des investisseurs internationaux (12).
La « monnaie forte » n’est donc pas un cours de référence, contrairement à ce que s’obstine à croire Jean-Claude Trichet, c’est une latitude stratégique, et les Etats-Unis ne se sont pas privés de l’exploiter. Ils le font de nouveau et, au moins pour ce qui est des années 2007-2008, leur croissance doit exclusivement à l’ajustement du change de n’avoir pas sombré complètement. Version pessimiste : si le succès des instrumentations stratégiques de la « monnaie forte » bien comprise supposent de se maintenir dans la croyance monétaire internationale, force est de reconnaître que celle-ci ne peut être sollicitée à l’infini et qu’il n’est rien de plus dangereux que de la laisser se détériorer. « Détériorer » n’est d’ailleurs pas le terme adéquat, car la croyance en cette matière ne connaît pas les degrés intermédiaires : ou elle est, ou elle est renversée. Bien sûr on peut pressentir le renversement, mais il n’en survient pas moins toujours à grand fracas. Rien ne permet pour l’heure d’affirmer que, pour toutes les sollicitations stratégiques dont il est actuellement l’objet de la part du gouvernement étasunien, le dollar soit voué à cet effondrement. Mais il n’est plus permis de l’exclure absolument, et l’irruption de cette nouvelle option, fût-elle encore de probabilité minoritaire, est en soit suffisamment inquiétante – il suffit pour s’en convaincre d’imaginer les indescriptibles conséquences d’un run sur le dollar pour que même une probabilité faible paraisse insupportable. Or le remaniement souterrain de la croyance « dollar » est en cours depuis l’automne dernier dans les salles de marché. Il n’est pour l’instant d’aucune conséquence brutale, mais n’en nourrit pas moins une disposition de l’opinion financière collective qui pourrait trouver à s’activer à la faveur d’une conjonction imprévue d’événements adverses. En attendant nul ne sait où se situent ces seuils invisibles dont le franchissement fait passer de l’ajustement du change à son effondrement…
Puisque tout ce qui était jugé incontestable est maintenant en question, il est logique que la dette souveraine étasunienne à son tour fasse l’objet d’interrogations. Et si elle perdait sa notation triple-A ? La question, parfaitement incongrue il y a encore peu, circule désormais dans les notes d’analystes – et s’exprime dans les stratégies spéculatives. Le plan gouvernemental de secours à Fannie Mae et Freddie Mac, élaboré les 12 et 13 juillet 2008, aura été le point de bascule. Car jusqu’à présent, le contribuable étasunien avait été tenu relativement à l’écart. L’intervention publique auprès de Fannie et Freddie est pourtant d’un ordre de grandeur comparable à celle qui a accompagné la reprise de Bear Stearns par JP Morgan – autour de 25 milliards de dollars. Mais elle a le mauvais goût de venir en second et de s’ajouter à la précédente – faisant monter l’addition. Et surtout elle porte le risque de ne pas être la dernière. Nul ne sait, alors, jusqu’où vont aller les déboires des deux entités et, par ce plan de sauvetage, le gouvernement a clairement affirmé sa volonté de ne pas les laisser s’effondrer quoi qu’il lui en coûte – et il pourrait lui en coûter beaucoup : Standard&Poor’s qui estimait en avril qu’un sauvetage global des banques d’investissement pourrait coûter dans le pire des cas jusqu’à trois points de PIB, évalue un sauvetage comparable de Fannie-Freddie à… dix points de PIB (13) ! Voilà donc que font surface dans les salles de marché les évocations de la dette souveraine japonaise, elle aussi déchue au début des années 1990, à la suite d’une crise financière géante et que, pire encore, certains commencent à joindre le geste à la parole : les primes des CDS (Credit Default Swap) sur la dette souveraine étasunienne, c’est-à-dire le coût d’assurance de ses titres, est passé de 2 points de base* à 18 points de base pendant le week-end Fannie-Freddie des 12 et 13 juillet. Il y a donc maintenant des investisseurs qui prennent ouvertement des positions sur la dégradation de la dette publique étasunienne.
Enfin il y a la politique monétaire. Jadis impériale, offerte à l’admiration du monde entier pour son efficacité, la voilà irrésolue et frappée d’hésitations, tandis que la banque centrale est en proie à des divisions intestines. Il est vrai que le choc « matières premières » survient au pire moment et la plonge dans de terribles dilemmes. Comme toute banque centrale, elle tire d’abord son crédit de sa lutte contre l’inflation. Mais la Réserve Fédérale a aussi construit sa réputation sur son aptitude à ouvrir le registre de ses objectifs pour y faire entrer, en plus de la stabilité des prix, le pilotage de la croissance et de l’emploi ainsi que la régulation du système financier. Or voilà que tous ces objectifs la sollicitent simultanément, appelant chacun des actions contradictoires. L’inflation commande de relever les taux, mais la stabilisation financière et la détente du credit crunch de les baisser. Et bientôt peut-être la défense du dollar de les relever s’il est attaqué trop violemment. Or c’est peu dire que la Réserve Fédérale hésite : à la vérité elle semble ballottée au gré des fluctuations de l’opinion commune sur « la situation », et sa hiérarchie apparente de priorités frappée d’une grande instabilité. La phase juillet 2007-mars 2008, culminant avec le sauvetage de Bear Stearns, l’a vue tout entière engagée sur le front de la stabilité financière, maniant baisse des taux et fourniture abondante de liquidités.
Mais la Fed a sans doute été trop pressée d’épouser, comme d’ailleurs le reste de la communauté financière, la thèse de printemps que « le gros de la crise était derrière nous ». On peut lui pardonner d’avoir tant voulu y croire : l’idée de la détente financière avait le bon goût de lui faire aborder les problèmes séquentiellement et non simultanément, et par conséquent de la sortir d’inextricables dilemmes – après un succès de plus à endiguer la déstabilisation des marchés, elle allait pouvoir se mettre l’esprit tranquille au chantier de l’inflation. C’est pourquoi à partir du mois de mai la Réserve Fédérale fait pivoter son dispositif et prépare le terrain pour l’interruption du mouvement de baisse des taux en nommant le nouveau risque dominant : l’emballement des anticipations inflationnistes. Il est grand temps : des voix dissidentes jusqu’au sein de son conseil, le Federal Open Market Committee (FOMC), s’inquiétaient depuis un moment déjà qu’on accorde trop au système financier et pas assez à la stabilité nominale, au risque de détériorer ce qui leur paraît demeurer à coup sûr le critère n° 1 de la performance du banquier central.
Malheureusement les événements n’ayant pas toujours l’heur de se présenter dans l’appareil souhaité, la thèse de la sortie de crise s’est rapidement révélée prématurée : choc des monolines, faillite d’Indymac, Fannie et Freddie enfin. Voilà l’audition de Ben Bernanke le 15 juillet au Congrès dominée par le sauvetage des GSE, les perspectives de multiplication des faillites bancaires et les risques sur la croissance. Le balancier est donc reparti dans l’autre sens, et les opérateurs des marchés décodent parfaitement le langage aseptisé mais assez binaire de la banque centrale : soit risque « downside » sur la croissance, soit risque « upside » sur les prix. Si ça n’est pas l’un c’est l’autre, et même si c’est « les deux en même temps », comme c’est hélas le cas présent, seul l’un recevra l’attention de la banque centrale, et pour cause : elle ne peut pas courir deux lièvres à la fois… Après un printemps anti-inflationniste, l’audition du 15 juillet semble donner la prime au risque « downside ». Mais 22 juillet, finalement non : c’est bien toujours l’inflation qui est en haut de la liste. Pour toutes les indulgences que lui vaut une situation objectivement insaisissable, ces revirements du discours de la banque centrale pourraient bien s’avérer destructeur de son principal actif, cette chose intangible que faute de mieux on nomme sa « crédibilité ». Il faut remonter trois décennies en arrière et même plus pour retrouver la banque centrale étasunienne dans pareil état de désorientation. Et cette calamiteuse situation n’est en rien le signe d’une coupable irrésolution des hommes, mais celui d’une accumulation en la politique monétaire de contradictions de plus en plus difficile à accommoder – un symptôme par excellence de crise structurelle.
Sans surprise, ces contradictions traversent l’institution même et déchirent son comité directeur. Les minutes des réunions du FOMC révèlent des délibérations houleuses et les progrès corrosifs du dissensus. Ces tensions expriment pour une part la structure même de la Réserve Fédérale dont le comité fait siéger les représentants des Réserves régionales à côté des membres du directoire. Or les premiers sont plus à cheval sur l’orthodoxie anti-inflationniste quand les seconds, plus enclins à des points de vue globaux, sont davantage préoccupés du risque systémique – en cela généralement rejoints par le représentant de la Réserve régionale de New-York, qui a Wall Street sous les yeux, et se trouve directement à la manœuvre quand il faut éponger Bear Stearns.
D’abord tenues à un devoir de réserve sous le coup de l’urgence, des langues commencent à se délier. William Poole, quittant la Fed de Saint-Louis juge « consternante » la situation créée par le sauvetage de Bear Stearns. Vincent Reinhardt, fonctionnaire de très haut rang, la qualifie de « pire erreur en une génération ». Richard Fisher, le président de la Fed de Dallas voudrait un président comme Trichet, qui n’hésite pas à monter les taux (14)... Là encore il faut remonter des décennies en arrière pour trouver trace de pareilles divisions dans les débats de la Fed. Et pourtant on chercherait en vain l’action sournoise d’un mystérieux virus de la zizanie. La concorde spontanée n’était que le produit d’une situation objective de la politique monétaire qui rendait sa conduite simple et ses problèmes aisément solubles – l’expression d’un régime d’accumulation bien installé dans lequel ne surviennent que des « petites crises ». Le dérèglement des interventions monétaires, les divergences qui font exploser la communauté banquière-centrale manifestent la dislocation d’une unité doctrinale ancienne, mais surtout le délitement sous-jacent de la cohérence macroéconomique qui avait rendu cette unité possible.
Vers la croissance « molle » ?
On aurait tort de voir la « grande crise » de la théorie de la Régulation comme un concept à grand spectacle. Quoi que son nom puisse suggérer, il n’implique pas nécessairement des effondrements cataclysmiques ou des ruines totales. Il désigne analytiquement l’arrivée aux limites d’un régime d’accumulation et l’ouverture d’une phase indécise qui verra la recomposition d’une nouvelle « cohérence » capitaliste. Si bien sûr la thèse de grande crise, ou de crise structurelle du régime d’accumulation étasunien était avérée – et l’occasion est donnée de rappeler qu’elle n’est ici émise que sur le mode de la conjecture – à quoi pourraient ressembler les tendances à venir de la croissance ? Une longue transition de croissance molle offre un scénario possible pour un « entre deux cohérences ». Que la cohérence ancienne soit perdue, c’est probable, comme l’atteste l’épuisement du modèle de financement de l’économie étasunienne. Bien sûr, il est toujours possible d’imaginer l’apurement d’une partie de la dette immobilière des ménages, ou bien, passé l’accident subprime, la reprise de la croissance de leur taux d’endettement – après tout les ménages britanniques sont vingt points devant, c’est donc qu’il y a encore de la marge. Mais peu importe, à terme une chose est certaine : il y a quelque part une limite supérieure au soutien permanent de la consommation par le crédit.
Au passage, l’idée que les fonds souverains, et plus généralement les investisseurs de long terme, pourraient constituer l’axe central d’un nouveau régime de financement de l’économie étasunienne est assez étrange. Ces acteurs ont sans doute vocation à intervenir dans le financement des entreprises, mais leur contribution possible à celui des ménages est des plus douteuses – à moins qu’on ne forme le projet de les associer à une nouvelle vague de titrisation qui a si bien fait étalage de ses mérites. On voit donc mal, à part remettre à flots les capitalisations bancaires – ce qui n’est certainement pas négligeable mais ne fait pas un mode de financement alternatif –, à quoi ces fonds pourraient être utiles en ce grand moment keynésien : celui du constat des contraintes qui pèsent sur une économie dont la demande interne dépend à 70% de la consommation, quand cette dernière, incapable de se trouver suffisamment alimentée par le salaire, doit aller chercher des compléments permanents dans le crédit. Si la solution « titrisation-surendettement » à cette équation kéynésienne a démontré son potentiel de catastrophe, et rencontrera de toute façon à terme sa limite absolue, ne reste que la solution alternative de la re-solvabilisation salariale de la demande des ménages. Mais c’est là une tout autre affaire puisqu’elle supposerait en fait une transformation radicale de toutes les formes institutionnelles qui soutiennent le régime de basse pression salariale, à savoir la concurrence mondiale « level playing field » et l’hégémonie du point de vue actionnarial sur les entreprises – ni plus ni moins que les structures mêmes de la mondialisation… Est-ce assez dire, sans même parler de la dimension idéologique du problème, combien peu probable est sa solution à court terme ?
On a cependant tendance à oublier que les non-solutions sont des formes possibles de solution – et pas les moins fréquentes. La non-solution consisterait en l’espèce, à institutions du capitalisme déréglementé peu modifiées, à simplement réduire l’intensité du dopage de la consommation par le crédit, d’où résulteraient inévitablement des pertes de croissance, mais sans dépression majeure. L’économie étasunienne passerait d’un taux moyen de croissance de plus de 3,2% sur la période 1992-2007 (en sortant l’année 2001) à un taux moyen gravitant autour de 2% par exemple, voire moins, et ceci tout le temps nécessaire à la reconstruction d’une cohérence alternative de l’accumulation du capital, par exemple par l’amélioration structurelle de la compétitivité, le relais durable des exportations, ou quoi que ce soit d’autre. Il est cependant une force de rappel qui pourrait se manifester à plus court terme. Toute la politique économique étasunienne est puissamment orientée par l’idée-force que la société ne peut supporter un sous-emploi de masse durable et que tout doit être fait pour laisser au chômage le statut d’un point de passage toujours possible mais de courte durée, sachant qu’un salarié étasunien qui perd son emploi perd du même coup sa protection sociale et celle de sa famille...
On comprend mieux l’interventionnisme radical de la politique économique étasunienne qui laisse les inepties du laisser-faire à l’usage des gouvernants européens suffisamment crétins pour les prendre au sérieux. Il faut dire qu’au regard du maniement plus que vigoureux des instruments keynésiens, et de leur indiscutable contribution aux performances de croissance et d’emploi des Etats-Unis, la thèse de la « préférence française pour le chômage », qui n’avait rien trouvé de mieux que de rendre « l’égoïsme salarial » des munis d’emploi responsable du chômage des autres, a bonne mine – et ceci dit en faisant abstraction de ses arrière-goûts les plus détestables. Or l’intolérance de la société étasunienne, et surtout de sa politique économique, pour le chômage sera inévitablement mise à l’épreuve en régime de croissance molle. S’il est une force politique qui puisse susciter une réaction suffisamment puissante pour amorcer le virage vers un capitalisme post-déréglementation, et rendre à nouveau possible la pleine solvabilisation salariale de la vie matérielle des ménages étasuniens, ce sera celle-là et sans doute aucune autre.
Et si rien de tout ça ne se passait ? Le prospectiviste aurait l’air malin – ce ne serait pas la première fois… La projection de moyen terme suppose beaucoup trop d’hypothèses implicites pour avoir des chances raisonnables de confirmation, notamment des hypothèses de stationnarité ou d’invariances structurelles : « il se passera ceci, compte-tenu des forces de l’état présent, à condition que “tout le reste” demeure tel quel et que rien de nouveau ne survienne dans le paysage » – en général, c’est beaucoup demander… Quitte à assumer quand même le risque « prospectif » sans prendre la première issue de secours, il est une (double) proposition sur laquelle la présente analyse persiste et signe : 1) la crise financière ouverte en 2007 exprime comme aucune autre avant elle les tendances profondes du régime d’accumulation en place depuis deux décennies ; 2) elle en révèle aussi les limites : que celles-ci soient atteintes pour de bon maintenant ou plus tard, c’est une question plus incertaine. Mais elles ont été montrées. La présente crise sera peut-être surmontée une fois de plus – non sans douleurs économiques réelles. Mais ce ne sera que partie remise.
Pendant ce temps-là en France…
Et pendant ce temps-là en France, quoi de neuf ? Rien. On travaille juste à installer complètement le modèle importé des Etats-Unis au moment où celui-ci entre en crise… Les confirmations européennes répétées du duopole UMP-PS (ou PSG ? – comme Parti socialiste de gouvernement) témoignent de cette remarquable constance à forcer la société française à l’ajustement. Car s’il faut entendre par « mondialisation » le processus de déréglementation générale de tous les marchés, on voit mal comment il pourrait échapper à un esprit même modérément doté en capacités logiques que l’actuelle Union européenne, qui a pour articles premiers l’établissement de level playing fields généralisés, s’y conforme, s’y identifie, au point d’en être la simple délégation régionale. Tout ce que les médias comptent de répétiteurs libéraux s’escrime à nous exhorter de devenir enfin anglais ou, mieux encore, « américains », les plus hypocrites pleurant à chaudes larmes sur le « drame des inégalités » mais sans vouloir à aller jusqu’à l’analyser comme une caractéristique absolument consubstantielle au « modèle » dont ils se font par ailleurs les apologètes.
La gauche de droite, celle de Besson, Attali, sans compter tous ceux qui, restés au PS(G), n’en pensent pas moins, apporte tout son concours à l’accélération sarkozyienne d’un processus d’ajustement dont eux aussi déplorent depuis si longtemps la lenteur. Fidèle à l’esprit du « rattrapage », le rapport Attali, en cela conforme à la vision du monde et à la philosophie de l’existence de son commanditaire, retient la concurrence généralisée comme le souci constant, et en fait exclusif, de la « réforme ». À cet égard, le contresens de la concurrence dans la grande distribution comme stratégie de redressement du pouvoir d’achat est exemplaire de l’impasse systématique qui fait attraper le problème par le côté des prix et jamais par celui du salaire : lorsque le salarié revendique, on répond au consommateur… Mais la baisse des prix qu’on sert à ce dernier est cela même qui met sous pression le salaire nominal du premier, puisque l’ajustement concurrentiel des prix procède par celui des coûts… salariaux !
Merveille de la concurrence et preuve s’il en fallait de la remarquable cohérence interne du capitalisme déréglementé, les salariés jetés à la rue par un plan de délocalisation, décidé au nom de la compétitivité des prix, n’ont pas d’autre ressource que d’aller faire leurs courses au hard discount qui est l’extrémité la plus féroce de la chaîne concurrentielle, et activent précisément tous les mécanismes dont ils viennent d’être les victimes. Les salariés, à leur corps défendant, donnent ainsi « raison » à l’enchaînement même qui les maltraite, et contribuent, faute de toute autre possibilité, à le reconduire. On peut donc être tout à fait certain que les efforts déployés pour sauver le pouvoir d’achat par la concurrence n’auront d’autre effet que de précipiter le salariat un peu plus profond dans la difficulté matérielle, et ceci jusqu’au point où « s’imposeront » comme seules solutions restantes celles qui ont déjà été si bien pratiquées aux Etats-Unis : l’allongement de la durée du travail – mais nous y sommes déjà – et le relais massif des revenus défaillants par le crédit à la consommation – juste deux petites décennies de retard.
La concurrence délabre et se délabre à tous les étages, dans le compartiment de la finance à grand fracas, et dans le régime d’accumulation de manière silencieuse et perverse. Viendra-t-il à l’idée de nos « réformateurs » que tout ce qui est de nature à modérer le contrecoup réel de la crise financière est à trouver dans le legs du fordisme honni : ce qui reste au marché du travail de « rigidités » est précisément ce qui évite les ajustements à la baisse trop violents des salaires et de l’emploi ; l’Etat-providence, obèse et déresponsabilisant, cela va sans dire, a tout de même l’avantage de verser des revenus de transferts indépendants de la conjoncture et bien utiles pour stabiliser le revenu disponible des ménages en phase de retournement ; la retraite par répartition sécurise les pensions et rend par construction impossible que, à la façon de ménages étasuniens de plus en plus nombreux, la combinaison de l’insuffisance du revenu salarial et du surendettement ne conduisent à faire l’ajustement en puisant dans les comptes individuels d’épargne retraite capitalisée – on peut imaginer que la France sous double commande UMP-PSG se lancera joyeusement – enfin ! – dans la capitalisation au moment où l’on verra apparaître les premiers vieux miséreux sur les trottoirs étasuniens… Bref c’est nécessairement dans le pôle hors-marché, hors-concurrence, hors-privé que se trouvent les forces contracycliques, les seules capables de s’opposer aux enchaînements cumulatifs qui autrement prolongent et approfondissent les retournements – et c’est cela que la « réforme » s’attache méthodiquement à détruire…
Mais peu importe : il reste des Eric Le Boucher et des économistes en Cercle pour chanter les bienfaits de cette forme bien à eux de la destruction créatrice. Comme d’habitude, Nicolas Baverez a tout compris : « A rebours des années de protestations nihilistes (sic) […] la poursuite du processus de réforme en dépit de […] la dégradation de la conjoncture constitue un signal très positif » (15). À part les plus définitivement irrécupérables, le spectacle des subprimes a cependant été un peu trop riche en impressions colorées et commence à ébranler quelques esprits. Bien sûr, prudence oblige, il était préférable d’attendre une bonne année de déglingue avant de s’avancer. Mais on enregistre de ci de là les premiers effets du doute – il est un autre indicateur avancé des changements d’époque : le discret déboutonnage de vestes avant le grand retournement. Car les mêmes qui n’avaient jamais assez de voix pour convaincre d’archaïsme quiconque n’adhérait pas pleinement aux principes du monde déréglementé s’avisent progressivement que l’état présent du capitalisme est de plus en plus difficile à défendre et que, au spectacle de crises toujours plus spectaculaires, le vent pourrait bien tourner.
Les plus malins, ou les moins aveugles, ont depuis quelques années commencé à baliser leurs sentiers de délestage. Des personnages aussi bien institutionnellement installés que Patrick Artus ou Jean Peyrelevade tiennent sur le capitalisme financier des propos qu’on trouverait insupportablement violents dans la bouche de n’importe quel altermondialiste, et raflent le bénéfice de la (demi) critique radicale enrobée de respectabilité institutionnelle. « Demi » seulement car leurs préconisations ont du mal à être à la hauteur de leurs analyses acérées : faire son aggiornamento intellectuel est une chose ; trancher dans le vif des intérêts dominants en est une autre… Pour empêcher « le capitalisme de s’autodétruire », Patrick Artus et Marie-Paul Virard attendent de « tous les acteurs [de la finance] [qu’ils] décident spontanément de réagir pour corriger [leurs] biais de comportement » (16) et en appellent à leur « responsabilité » – au risque de mal payer Patrick Artus pour ses efforts de détoner (heureusement) au milieu des économistes institutionnels, c’est bien là le genre d’appel qui n’engage pas beaucoup plus que l’expression des préférences pour la paix et contre la faim dans le monde. Jean Peyrelevade ne voit pas d’autre salut que dans la coordination internationale pour corriger les tares de la mondialisation – en une stratégie du passage à l’acte indéfiniment différé et de l’éternel regret (17).
D’autres qui ont la conversion plus tardive l’ont nécessairement plus maladroite. Elie Cohen n’a visiblement pas parfaitement saisi ce qui se passe à l’été 2007 et son commentaire à chaud est directement extrapolable de ses apologies ravies des dix dernières années : « Dans quelques semaines, le marché se reformera et les affaires reprendront comme avant » (18) ; « il faut s’habituer à l’idée que [les crises financières] ne constituent pas des cataclysmes mais des méthodes de régulation (sic) d’une économie mondiale que l’on n’arrive pas vraiment à encadrer par des lois ou des politiques » (19) – « s’habituer à l’idée », ou la philosophie économique d’Elie Cohen en deux mots. Un an plus tard cependant, on ne sait plus trop quoi penser de la bénignité des crises financières comme « méthode de régulation » ni si elles ne seraient pas subrepticement devenues plus « cataclysmiques » que prévu car, dans le documentaire dont Elie Cohen est coréalisateur (20), on voit une animation graphique d’un goût douteux, à base de corps chutant dans le vide des gratte-ciel new-yorkais, sans doute pour illustrer la défenestration des faillis, mais qui en rappellent irrésistiblement d’autres. La chose ne mériterait pas une ligne si l’on ne se prenait à imaginer la tempête des réactions scandalisées qui aurait suivi pareille illustration sous une signature « critique de la mondialisation » – ne s’était-il pas trouvé un personnage, Philippe Chalmin en l’occurrence (21), d’une bêtise suffisamment ignominieuse, pour faire explicitement le lien entre antilibéralisme économique et terrorisme du 11 septembre ?
À la remorque de leurs précepteurs libéraux, mais avec un temps de retard comme d’habitude, et surtout un remarquable sens de l’à-propos historique, les socialistes français ont décidé, par charte de principes fondamentaux interposée, de déclarer leur adhésion sans réserve à l’idée « du marché » au moment précis où le capitalisme déréglementé part en morceaux. Il y aurait beaucoup à dire sur la profonde ineptie d’un tel débat, archétype même de la pensée en vrac, idéalement fait pour correspondre aux formes de l’entendement journalistique, et dont il était par conséquent fatal que les socialistes y vissent un shibbolleth, le chiffre de leur conversion. Qui pourrait s’étonner dans ces conditions que le plan d’arraisonnement de la finance présenté ici même ait tout pour provoquer leur stupéfaction mêlée d’horreur ? Et quel degré d’abomination ne leur inspirerait pas l’idée que ce plan n’a fondamentalement de sens que comme élément d’un dispositif nécessairement plus vaste ? N’est-ce pas l’enseignement principal de cette n-ième, mais singulière, secousse de la finance en tant qu’elle signale les limites du régime d’accumulation où elle se trouve incluse ? Si l’alternative est bien celle que s’apprêtent à rencontrer les Etats-Unis, à savoir le binôme « concurrence dépressionnaire du pouvoir d’achat et relais par le crédit titrisé » ou bien « finance un peu re-régulée et croissance molle », la conclusion s’impose avec évidence : fermer le privilège de profitabilité de la finance se justifie en soi, mais si la question véritablement posée déborde le seul cadre de la finance, alors la réponse se doit d’avoir la même extension. En d’autres termes, s’il n’y a pas crise de la « finance seule » mais crise – avérée ou à venir – du régime de croissance, c’est l’ensemble des formes institutionnelles du « capitalisme déréglementé à dominante financière » qui appelle une profonde transformation – et notamment d’engager celle de la concurrence immédiatement après celle de la finance. Pauvres socialistes : ne sachant pas vraiment, de l’idée triviale et molle « d’économie de marché » ou de l’idée précise et toxique « d’économie à déréglementation concurrentielle généralisée », laquelle ils épousaient vraiment, les voilà, par défaut, ralliant triomphalement un monde finissant. La logique voudrait qu’ils finissent avec lui. À vrai dire, ils sont déjà, quoiqu’eux seuls l’ignorent, le corps mort de la vie politique française. Et, faute d’une trop improbable régénération minoritaire de l’intérieur, en attente d’un autre qui se lèvera à sa place.