On savait depuis longtemps qu’avec ses 1 400 milliards de dollars de réserve, la Chine avait largement financé le déficit américain (et donc ses dépenses de guerre). On savait également que les fonds souverains, qu’elle gère plus ou moins directement, étaient allés prêter main forte à plusieurs établissements financiers américains, dont la banque d’affaire Morgan Stanley (5 milliards de dollars) ou Blackstone (3 milliards — lire « Des “fonds souverains” au chevet des multinationales », par Ibrahim Warde, Le Monde diplomatique, mai 2008)... Histoire de montrer au monde en général, et aux Etats-Unis en particulier, qu’il faudrait désormais compter avec le dragon chinois.
Ce que l’on sait moins, c’est que le gouvernement de M. George W. Bush lui a enlevé une belle épine financière du pied en nationalisant les deux géants du refinancement des crédits hypothécaires, Fannie Mae et Freddie Mac. En effet, parmi les débiteurs de ces agences, figurait la Chine, à hauteur de 395,9 milliards de dollars — pas une bagatelle. Or, le renflouement des deux sœurs lui garantit ses fonds : les contribuables américains paieront. Pékin a donc dû pousser un « ouf » de soulagement. Dans la foulée, l’agence Chine nouvelle a salué publiquement l’initiative. Certes, le choix de l’administration américaine s’explique sans doute davantage par la peur de voir le château de cartes financier s’écrouler, entraînant des faillites en chaîne, que par la volonté de plaire à Pékin. Toutefois, le besoin de rassurer l’un des plus gros acheteurs de bons du Trésor américain n’est sans doute pas absent des préoccupations de Washington. Dans la guerre des puissances qui est la marque du nouvel ordre mondial, la compétition n’exclut pas la coopération.
Soyons juste, Pékin n’est pas le seul bénéficiaire de la manne publique américaine : on trouve également le Japon, engagé à hauteur de 228,2 millions de dollars ; la Russie, pour 75,3 milliards ; la Corée du Sud, pour 63 milliards ; Taïwan, pour 54,9 milliards (lire « Stocks Soar on Takeover Plan for Freddie and Fannie », The New York Times, 9 septembre 2008).
Telle est la réalité : pendant que M. Robert Gates, secrétaire américain à la défense, et Mme Condoleezza Rice, secrétaire d’Etat, multipliaient les déclarations vengeresses et les menaces à l’encontre de la Russie après le conflit avec la Géorgie, les affaires financières se menaient rondement « au mieux des intérêts de chacun ». En fait, tout le monde tient tout le monde !
On peut également noter, dans le sillage du quotidien Les Echos, que certains financiers se remplissent les coffres-forts au passage : « John Paulson, qui n’a aucun lien de parenté avec le secrétaire au Trésor américain, a empoché personnellement 3,7 milliards de dollars en pariant sur l’éclatement de la bulle immobilière. Les encours des fonds de cet ancien banquier de Bear Stearns sont ainsi passés de 7 à 28 milliards de dollars cette année. De même, Greenlight Capital a longtemps parié sur la chute du cours de Lehman Brothers. Les investisseurs institutionnels plus classiques comme Pimco adoptent parfois des stratégies similaires. Son gérant vedette, Bill Gross, a dégagé 1,7 milliard de dollars de plus-values en misant sur le sauvetage de Freddie Mac et de Fannie Mae par Washington. » (« Neuf questions sur une crise complexe qui n’en finit pas », Les Echos, 16 septembre). Les familles pauvres, elles, vont se retrouver à la rue…
Si Pékin peut avoir le sentiment — légitime — d’avoir échappé au pire avec Freddie Mac et Fanny Mae, les critiques internes commencent à fuser. D’abord, dans la population, où les moins pauvres mettent de l’argent de côté en raison de la faiblesse des pensions de retraite et de l’assurance maladie (d’où le niveau exceptionnellement haut du taux d’épargne chinois) et découvrent les joies de l’économie-casino. Les Bourses de Hongkong et de Shanghai dévissent à vive allure et les familles épargnantes se tournent vers… le gouvernement.
Au cœur même des institutions financières, les choix sont contestés. Ainsi, au sein de China Investment Corp, le plus vieux fonds souverain, nombre de critiques font remarquer « qu’il est peu avisé d’avoir consacré une part de ses 200 milliards de réserves à acheter des sociétés financières américaines au moment où le marché financier de la Chine est au bord de la chute libre » (lire Chip Cummins, Jason Dean et Evan Ramstad, « Sovereing funds choose to wait », Wall Street Journal, 16 septembre).
Comme le précise Ji Zhu, un économiste de l’Université de Pékin, « investir dans une entreprise en espérant que vous pourrez échapper au pire de la crise est une illusion. Si ce n’est pas Lehman Brothers qui a un problème, ce sera une autre ». Le diagnostic est juste. La crise est profonde (Le Monde diplomatique publiera un article d’Ibrahim Warde sur le système financier américain ainsi que d’autres analyses dans son numéro d’octobre, en vente à partir du 28 septembre). Pour l’heure, les autorités chinoises sont restées muettes. Inquiètes devant le risque de ralentissement économique et la hausse du chômage, elles ont néanmoins baissé les taux d’intérêts pour la première fois depuis quatre ans, et réduit les réserves obligatoires pour les petits établissements bancaires.