Du regard, Salah désigne la voiture de police qui stationne devant la boutique de son ami Sam, pâtissier proposant un knafeh un peu trop âcre. La chaleur de juillet baigne la rue, bruissante, colorée. « La sécurité s’est améliorée, assure-t-il. L’an dernier à la même époque, durant la journée, il y avait des miliciens armés dans les rues, il fallait dire de quel bord on était... Et chaque nuit, les Israéliens intervenaient en ville. Aujourd’hui, c’est plus tranquille. »
Revenu en 2003 à Naplouse après avoir suivi des études aux Etats-Unis, Salah a beau s’efforcer de présenter sa ville natale sous un jour attrayant, il peine à s’en convaincre lui-même : « Mais la situation économique est désastreuse ici... », reconnaît en soupirant le chômeur bientôt quadragénaire.
Etirée dans son étroite vallée du nord de la Cisjordanie, entre le Mont Ebal, hérissé d’un camp militaire israélien, et le Mont Gerezim, où vivent les Samaritains (1), Naplouse, ville la plus peuplée de Cisjordanie avec plus de 140 000 habitants, est-elle vraiment devenue « la capitale de la pauvreté, plutôt que la capitale de l’industrie » qu’elle a longtemps été, comme le regrettait son maire par intérim, Hafez Shaheen, en novembre dernier ? Le district de Naplouse (2) est en effet celui qui a payé le plus lourd tribut au conflit après le déclenchement de la seconde Intifada le 29 septembre 2000.
Il y a quelques années, l’économie de la ville, bien que déjà très affectée, disposait encore de ressorts rappelant son glorieux passé. Ainsi, la Bourse de Naplouse avait connu début 2005 « une frénésie d’achat d’actions en Cisjordanie (3) ». Presque quatre ans plus tard, cette euphorie est retombée. Fateen, 26 ans, a travaillé pendant trois ans dans une entreprise intermédiaire entre la Bourse et ses clients avant de quitter son emploi en avril dernier : « J’étais payé en dinars jordaniens, explique-t-il, l’équivalent de 1 500 shekels par mois (4). A l’automne 2007, le dinar est passé de 6,20 à 4,95 shekels. Je me suis retrouvé avec moins d’argent alors que le coût de la vie ne cessait d’augmenter... »
Dans son bureau du Programme alimentaire mondial (PAM), sur les hauteurs de la ville à proximité du campus de l’Université An-Najah, Nidal Dweikat résume la situation : « En un an, les prix ont flambé. Le kilo de pain est passé de 2,5 à 4,5 shekels et le litre d’essence de 3,25 à presque 7 shekels. Dans le même temps, les salaires ont stagné et le taux de chômage a augmenté. » Première raison invoquée par les habitants pour expliquer cette crise, le maintien permanent des barrages et des checkpoints autour de Naplouse. « Le commerce à Naplouse est très dépendant des exportations vers l’extérieur de la Cisjordanie, en particulier vers Israël », rappelle l’Office des Nations unies pour les affaires humanitaires (OCHA). Or, après s’être stabilisé autour de 90 millions de dollars en 2004 et 2005, le volume des échanges de Naplouse vers Israël a chuté brutalement de 112 millions en 2006 à 68,75 millions en 2007. Le coût d’un transport de marchandise du port d’Ashdod à Naplouse est passé de 1 800 à 2 800 shekels en quelques mois.
Plutôt que de se soumettre en permanence aux contrôles de l’armée israélienne, de nombreux paysans et artisans des villages alentours ont peu à peu renoncé à commercer avec la ville. Le marché central s’est délocalisé et répandu dans les bourgades de la région. Une baisse de l’activité économique qui a fragilisé le marché du travail. Le taux de chômage à Naplouse est passé de 18,2% en 1999 à 26,3% en 2006, soit environ 8 points de plus que le taux de la Cisjordanie (5).
Conséquence : un appauvrissement de la population. Le PAM fournit, à travers ses différents programmes, une aide alimentaire à 3 700 familles nabulsies, soit près de 25 000 personnes ; un chiffre qui n’a cessé d’augmenter ces dernières années, selon Nidal Dweikat. Et une tendance que confirme, à plus petite échelle, Help doctors, une ONG ayant ouvert un dispensaire en novembre 2006 dans la vieille ville. Après une enquête auprès de 114 familles, l’organisation estime que « le revenu mensuel moyen par foyer [6 personnes] est de 620 shekels » dans la Qasbah. De ce fait, si « tous les produits alimentaires sont normalement disponibles en qualité et en quantité (...), les prix les rendent juste inabordables pour la plus grande partie de la population ». Seules 30 % des familles interrogées peuvent ajouter, seulement une fois par semaine, de la viande à une alimentation composée de humus, falafel, yaourt sec, lentilles et thym. Les cas d’anémie chez les enfants et les femmes enceintes ne sont pas rares.
Une situation qui désole Ayman Shakaa, directeur du Multipurpose community ressource center (MCRC), un centre d’action sociale implanté au cœur de la vieille ville. « Naplouse a toujours été connue pour la fierté de ses habitants, rappelle-t-il. Avant, il était difficile d’y rencontrer des clochards. Aujourd’hui, on en voit de plus en plus. Durant la première Intifada [en 1987], il y avait aussi de la pauvreté, mais la solidarité fonctionnait. Avec la deuxième Intifada, l’aide humanitaire a introduit l’idée que l’on peut manger sans rien faire et que cela vient de dehors. Il y a sûrement une véritable volonté d’aider la population derrière mais, clairement, cela sert aussi une stratégie visant à détruire, sur le long terme, le moral des Palestiniens... »
Un moral miné avant tout par l’omniprésence des forces d’occupation. « Notre vie est un cauchemar, assène Samar Hawash, coordinatrice nationale de l’organisation féministe Palestinian working woman society for development (PWSSD), ancienne élue municipale et membre du Conseil national palestinien. Si l’on s’en tient aux besoins humains basiques, être en sécurité chez soi, se déplacer, etc., on est très loin du compte. Le sentiment d’insécurité est permanent et chaque fois que je passe un checkpoint, ma dignité est violée. » Huit ans après le début de la deuxième Intifada, tous les points d’accès à la ville restent sévèrement contrôlés par l’armée israélienne. En avril dernier, l’OCHA recensait 104 points de fermeture dans tout le district (6).
Rappeler à la population
qui est le vrai patron
Ce matin d’août, il est à peine 10 heures et quatre files d’attente s’étirent déjà sous le hangar de tôle où s’effectuent les contrôles du checkpoint d’Huwara, ouvrant la route du sud vers Ramallah et Jérusalem. Les trois premières sont réservées aux hommes palestiniens de moins de 45 ans. La quatrième aux femmes, enfants, hommes de plus de 45 ans et aux détenteurs de passeport étranger. Les soldats qui se tiennent à distance — armés de fusils automatiques, casqués et équipés d’un gilet pare-balle — invitent d’un geste de la main le premier de la file à franchir les 5 ou 6 mètres qui le sépare de la grille tournante. S’avancer, passer l’imposant tourniquet, présenter les bagages, les papiers, répondre aux questions. Et éviter de manifester son impatience : un jeune dont l’attitude est jugée arrogante par les soldats est systématiquement renvoyé dans la queue. Il garde le sourire. Un autre, maigre et pauvrement vêtu, s’écroule brutalement. Ses voisins s’affairent : une main sous la nuque, un peu d’eau sur le visage, quelques tapes sur les joues... Peinant à revenir à lui, il finit par se relever, aidé d’un autre. Livide, maculé de poussière, les yeux hagards, il est mené au-devant de la file. Tandis qu’il s’avance vers la grille, épuisé et soutenu par son ami, un soldat lui jette une bouteille d’eau en hurlant. Quelques drapeaux israéliens flottent dans l’air chaud. Scène quotidienne de l’occupation à Huwara (7).
Après l’avoir élue « capitale du terrorisme » au début des années 2000, le gouvernement israélien n’a jamais vraiment relâché la pression sur Naplouse. Entre janvier 2005 et juillet 2008, un tiers des heures de couvre-feu imposées dans toute la Cisjordanie l’ont été sur ce seul district (8). Et si, depuis novembre 2007, un accord permet aux forces de sécurité palestiniennes d’opérer en ville durant la journée, chaque nuit, les jeeps israéliennes se chargent de rappeler à la population qui est le vrai patron. « Ils entrent toutes les nuits, indique Nasser, habitant du camp de réfugiés d’Ein Beit Ilma. Avec des jeeps, des tanks, des ambulances, pour attraper des jeunes ou simplement faire peur aux gens. » Affairé au billard du Centre social, un jeune de 19 ans qui vient de passer deux ans dans les prisons israéliennes confirme : « Vers 23 heures, ils se déploient autour du camp avant de pénétrer dedans quelques heures plus tard. Personne ne sort de chez soi jusqu’à ce qu’ils soient repartis. » Une sorte de couvre-feu implicite, non-officiel, mais dont nul n’ignore l’existence, est ainsi instauré chaque nuit sur les camps de réfugiés de Naplouse — Balata, El Askar (le neuf et l’ancien) et Ein Beit Ilma — et, bien souvent, sur la vieille ville. « Ils veulent surtout bien faire comprendre à tout le monde qu’ils sont toujours là et qu’ils font ce qu’ils veulent quand ils veulent », s’indigne Ayman Shakaa.
C’est l’une des premières discussions que l’on entame chaque matin à Naplouse : où les Israéliens sont-ils entrés cette nuit ? Y a-t-il eu des affrontements, des morts (9) ?
Durant l’été 2008, ces questions se sont souvent doublées d’une autre : qui la police de l’Autorité nationale (ANP) a-t-elle arrêté hier ? Même la libération par les autorités israéliennes, le 6 août, d’Adli Ya’ish, maire (Hamas) de Naplouse emprisonné depuis le 24 mai 2007, n’a pu faire oublier aux habitants la valse des arrestations/libérations qui a agité la ville durant le début de l’été. Le lundi 28 juillet, 54 personnes, essentiellement des militants du Hamas, dont Hafez Shaheen et trois autres conseillers municipaux, étaient interpellées par les forces de sécurité de l’ANP. Pendant deux jours — ils seront relâchés le lendemain soir —, Naplouse n’a plus eu de maire et son conseil municipal a été réduit à cinq élus, dont les deux seuls Fatah, heureux épargnés des forces d’occupations israéliennes et de la police palestinienne (10). Ce mano a mano mettant aux prises, à distance et de façon récurrente depuis plus d’un an, le Fatah en Cisjordanie et le Hamas à Gaza, provoque l’amertume et la lassitude des habitants (11). « La frustration des gens vient aussi de ces affrontements internes, déplore Samar Hawash. Dans notre lutte contre l’occupation, l’unité est notre seule arme. Si on la perd, on perd tout. »
« Entre mon fils et ma terre,
je choisis mon fils »
D’autant que pour de nombreuses familles, il s’agit désormais de faire face à l’urgence : nourrir la famille et préserver ce qui peut l’être de l’avenir des plus jeunes. Mohamed Tewfiq, 45 ans, une femme, leurs cinq enfants et un étudiant à charge dans un trois pièces du camp d’Ein Beit Ilma, regrette le temps, avant la deuxième Intifada, où il travaillait comme maçon en Israël : « C’était bien payé : 150, parfois 200 shekels par jour. » Désormais contraint de rester à Naplouse, il dit toucher la moitié de ce qu’il gagnait à l’époque et s’est résigné : « Israël est le pays le plus fort du Proche-Orient, il faut s’adapter à la situation. Qu’est ce que je peux faire ? Dire à mes enfants de se battre ? Au bout, il y a la mort et nous n’aurons pas notre pays. Entre mon fils et ma terre, je choisis mon fils... » Le regard est las, les cigarettes se succèdent. Depuis des années, il voit les jeunes déserter très tôt les activités du club sportif dont il s’occupe pour se consacrer entièrement aux exigences d’un quotidien de plus en plus dur à assumer.
Nathalie Lion est psychologue, intervenant dans le programme de Médecins sans frontières (MSF) à Naplouse. « Les Palestiniens ne se permettent pas d’être en colère face à l’occupant, parce que cela est très durement sanctionné, analyse-t-elle. Et même dans leur propre espace public, c’est difficile, car une fois que la colère est sortie et verbalisée, que devient-elle ? L’étape d’après, c’est la révolte, et ça, c’est très dangereux. Donc, on enkyste, il y a un déni. On met un couvercle sur tout ça et on se concentre sur le seul objectif de donner à manger aux enfants. » Coordinatrice de ce programme de soutien psychologique à la population, Elisabeth Jaussaud évoque « l’exposition constante au stress » à laquelle sont soumis les Nabulsis, qu’elle juge « très usés ». « Les incursions militaires nocturnes, les humiliations subies aux checkpoints, les gens y sont habitués, c’est le minimum banal du quotidien, résume Nathalie. Et leur niveau d’adaptation leur permet de supporter une existence où tout cela a été intégré depuis longtemps. Sauf que cela laisse des traces et casse des ressorts de désirs et d’espoir. »
Cette violence de l’occupation est aussi visible sur les murs de la ville. Posters collés en rafale, affiches sous verre, portraits encadrés, graffitis, les chahids — martyrs — de la fière Naplouse tapissent ses façades. Images démultipliées d’hommes bardés d’armes et de munitions, en treillis camouflage, pseudo-Rambos plus fragiles que fanatiques, immortalisés avant de mourir. « Il s’agit d’aménager ce qui est trop dur à vivre, explique la psychologue. Mettre en avant l’aspect guerrier d’un proche tué, le présenter comme un combattant, cela permet de le déshumaniser et de mettre de côté le fait qu’il était surtout un homme que l’on aimait. On est toujours dans la nécessité de se blinder. Mais cela ampute... »
Postés aux extrémités de la ville, les trois camps de réfugiés portent les stigmates les plus vives de ces « amputations ». Ruelles étroites aux façades mitées d’impacts de balle, bâtiments entièrement détruits, voies ouvertes au bulldozer, monuments sommaires édifiés à la gloire des plus valeureux chahid : la jeunesse de Balata, El Askar et Ein Beit Ilma grandit dans un environnement où, nuit et jour, rôde la mort. Selon un décompte du bureau palestinien des statistiques, entre le 29 septembre 2000 et le 30 juin dernier, 592 Palestiniens originaires du governorat de Naplouse ont été tués au cours d’affrontements avec l’armée israélienne. Parmi eux, 314 avait moins de 30 ans. Là encore, Naplouse est le district le plus meurtri de Cisjordanie.
Les morts, pourtant, sont moins nombreux ces derniers mois. « L’ANP a fait le boulot », grince sous couvert d’anonymat le responsable palestinien d’une ONG locale, évoquant le « travail de police » mené par les forces de sécurité, en accord avec l’armée israélienne, pour interpeller les militants, en particulier ceux du Hamas. De fait, la levée du couvre-feu depuis le mois de janvier résonne comme un aveu de victoire de la part des forces israéliennes. Et conforte les habitants dans leur certitude que le maintien des checkpoints par les Israéliens, qui continuent d’arguer de motifs sécuritaires, a bien pour objectif d’étrangler la ville.
« C’est fatiguant de travailler à Naplouse, confesse Abdulhakim Sabbah, qui dirige Project Hope, une ONG intervenant auprès des jeunes les plus démunis. Il faut en permanence faire la balance entre tous les paramètres de la situation : évolution de la politique intérieure, contraintes liées à l’occupation, réalités économiques, etc., et ménager la sensibilité de chaque interlocuteur. » Des sensibilités exacerbées par ces années de pression maintenue. Khaled Abou Mariam, coordinateur d’une association de jeunesse à Balata, s’inquiète ainsi de voir surgir une nouvelle génération « plus émotive » dans les camps. Pour lui, « la difficulté de se déplacer et les nouvelles technologies qui leur permettent de voir tout ce à quoi ils n’ont pas accès rendent les jeunes particulièrement sensibles ». Avec en plus l’absence de travail et de perspectives, « beaucoup pensent à l’émigration ».
Samar Hawash, elle, n’y pense pas. Elle appartient à cette catégorie de la population qui dispose soit de suffisamment de recours moral et intellectuel pour se reconstruire, soit de la possibilité de se rendre parfois en Jordanie pour y respirer un air moins saturé. « J’essaie de transformer ma colère et ma tristesse en énergie positive. Mais tout le monde ne peut pas en faire autant. Les gens sont de plus en plus frustrés et fatigués de tout, ils ne participent plus aux manifestations pacifiques. La situation s’est dégradée ces dernières années. » Créé en 1981 et affilié au Parti communiste, le PWWSD s’en est séparé dix ans plus tard, pour s’enregistrer comme ONG indépendante. « Après cette date, explique-t-elle, nous avons ajouté la défense des droits sociaux des femmes à notre agenda essentiellement centré sur la lutte nationale de libération. Deux années de rêve ont suivi Oslo, au cours desquelles on a avancé et même gagné des batailles. Aujourd’hui, on régresse. De nombreuses Palestiniennes doivent vivre sans leurs hommes, disparus — morts ou emprisonnés. Quant aux hommes, beaucoup se retrouvent dans une situation terrible : l’impossibilité d’assumer le rôle qui leur est traditionnellement dévolu dans notre société, d’assurer les revenus du foyer... Pour nous, le seul responsable des violences domestiques que cette frustration engendre bien souvent, c’est l’occupation. »