C’est probablement LE document de la crise. Les événements historiques nous font parfois la grâce de se présenter entièrement ramassés en une seule pièce, une image, une parole ou un texte, qui par une puissance de concentration vertigineuse en offre une synthèse quasi-parfaite. Que la crise des subprimes appartienne à la catégorie des événements historiques, il faudrait être stupide ou bien borné pour ne pas l’apercevoir. Même Jean-Claude Trichet, un peu tardivement sans doute, a abandonné le registre de l’irréparable euphémisme et cessé tout récemment de parler de « correction » à propos de l’effondrement général. Que la lettre rendue publique par Andrew Lahde, président du Hedge Fund Lahde Capital Management (1) appartienne à la classe des documents « parfaits » n’est pas moins douteux tant s’y expriment l’esprit du capitalisme financier et ses contradictions sociales, qui plus est sous la forme inattendue de l’adresse, donc au loin de tout propos analytique, et sans doute pour cette raison même avec d’autant plus de force.
Andrew Lahde est un financier riche à mourir. Mais envahi d’un inexplicable dégoût et décidé à tirer sa révérence. Le milieu qui a fait sa fortune, il l’abhorre. En fait il est pareil à lui, et en même temps si différent. C’est peut-être cette ambivalence qui explique la violence de ses sentiments – dans bon nombre de milieux sociaux , la position du reflet difforme est la pire de toutes. Pareil à son milieu, Andrew Lahde l’est assurément. On n’est pas gestionnaire de Hedge Fund sans s’être conformé aux us et coutumes de la tribu financière, et Lahde les connaît si bien qu’il peut en faire l’énumération, mais ici sur le mode libérateur de celui qui envoie tout valser : « je laisse à d’autres d’amasser des fortunes à neuf, dix ou onze chiffres. Les agendas remplis à craquer pour trois mois, ils attendent leurs deux semaines de vacances de janvier pendant lesquelles ils resteront collés à leurs Blackberries ou d’autres trucs dans le genre. Mais c’est quoi l’idée ? Tous seront oubliés dans cinquante ans. Balancez les Blackberries et profitez de la vie ».
Il est difficile, à lire ces lignes, de ne pas être submergé par le flot des impressions contradictoires, entre la philosophie aussi bon marché que tard venue de celui qui, ayant fait fortune, peut prêcher le retrait du monde et les joies simples de l’existence, jusqu’à l’extraordinaire cécité sociologique typique de la classe des hyper-enrichis qui est incapable de penser la vie et le monde social autrement qu’à partir des hypothèses implicites de la très grande fortune – il faudrait faire lire cette lettre à un ouvrier de General Motors et recueillir ensuite ses réactions, notamment à propos des « neuf, dix ou onze chiffres », à supposer qu’il résiste à l’impulsion de tout casser qui saisit en fait n’importe quel lecteur ordinaire. Pourtant le document est d’une bien plus grande richesse que ne le laissent supposer ces lignes. Car Andrew Lahde déborde d’un ressentiment social curieusement alimenté par ses réussites financières mêmes. Comment le hedge fund Lahde Capital Management a-t-il fabuleusement enrichi ses clients – et ses gestionnaires ? En anticipant de longue date la crise des subprimes et en prenant des positions à la baisse dont les contreparties ont été… les grandes banques d’affaires de Wall Street… qui y ont perdu leur culotte.
C’est un rire plein de mépris bien fondé mais surtout affreusement acrimonieux qui éclate dans la lettre de Lahde au spectacle de « ces idiots » qui ont eu la bêtise de se trouver à l’autre extrémité de ses transactions, et pas seulement parce que leur incompétence s’y donne à voir en pleine lumière, mais parce que tous ces imbéciles qui sont la Noblesse de finance – homologue structural aux Etats-Unis de la Noblesse d’Etat dont parlait Bourdieu à propos de la France –, autant que l’incompétence, transpirent la suffisance de leurs origines sociales. Celles que Lahde n’avait pas en partage. « Ce que j’ai appris du business des hedge funds, c’est que je le hais » écrit Lahde citant le propos d’un de ces collègues gestionnaires pour le reprendre à son compte et lui donner sa pleine extension. « Je ne pourrais partager davantage cet avis. Les fruits pendants, c’est-à-dire ces idiots dont les parents ont payé la prépa, Yale et le MBA d’Harvard étaient à ramasser. Ces gens qui étaient la plupart du temps indignes de l’éducation qu’ils ont (supposément) reçue se sont élevés jusqu’aux sommets de firmes comme AIG, Bear Stearns et Lehman Brothers et à tous les niveaux du gouvernement. Toutes ces choses qui soutiennent cette aristocratie n’ont abouti qu’à rendre plus facile pour moi de trouver des gens assez bêtes pour être de l’autre côté de mes transactions. Dieu bénisse l’Amérique ».
Il y a quelques années, Nicolas Guilhot avait écrit un passionnant ouvrage sur les mutations sociologiques de la finance dans la déréglementation des années 80 (2). A l’image de ce qui s’était produit au tout début du siècle pour la constitution des fortunes industrielles des barons voleurs (les Rockefeller and Co), cette nouvelle phase du capitalisme expliquait-il, a été marquée par l’ascension d’une nouvelle classe d’ambitieux, infiniment moins dotés en capital social que les installés qui ne faisaient que recevoir la transmission dynastique par laquelle se perpétuait le pouvoir et les mœurs de l’aristocratie financière : tous « fils de… », certains de sortir des meilleures universités, ils n’avaient plus qu’à se pencher pour ramasser la brassée de propositions qui leur étaient aussitôt offertes. Or la déréglementation déstabilise cet univers en faisant surgir de nouvelles techniques, de nouveaux marchés, de nouveaux actifs, c’est-à-dire de nouvelles opportunités qui offrent une voie de passage, certes étroite, mais praticable à tous les mal-nés désireux de faire leur chemin. Ceux-là sont voués aux universités de seconde zone, aux petits boulots de jeunesse et à la débrouille. Mais leur audace et leur absence totale de scrupule, alliées évidemment à l’explosion des marchés, va faire leurs fortunes. Michael Milken, Ivan Boesky sont les grands noms de cette épopée d’ascension sociale par la finance, qui finira comme on sait dans la délinquance et la prison.
Ainsi, et pourvu qu’on puisse envisager la chose de manière assez froidement analytique, la finance aussi connaît la lutte des classes ! Il va sans dire que tous ces gens sont du même côté du pouvoir de l’argent et que cette lutte-là n’a rien à voir avec celle qui les confronte solidairement aux salariés. Mais elle n’en est pas moins une donnée sociologique importante – dont la lettre de Lahde donne une manifestation aussi spectaculaire que contradictoire. « J’ai maintenant du temps pour restaurer ma santé détruite par le stress que je me suis imposé ces deux dernières années, comme dans toute ma vie – où j’ai eu à lutter à l’université, dans les écoles, pour mes emplois et mes affaires, contre ceux qui avaient les avantages (les parents riches) que je n’avais pas ». Si honteusement enrichi soit-il, rien n’a pu venir à bout de ce ressentiment accumulé ; la réussite même dans son milieu d’élection n’a pas cessé de nourrir la détestation qu’il lui porte, et l’expression qu’il lui donne, tout en mettant en accusation – d’ailleurs sous la forme la plus efficace : de l’intérieur – la classe financière, n’en est pas moins une insulte à tous ceux qui ne vivent pas dans cet isolat grand comme un timbre-poste – de ceci, Lahde n’a visiblement aucune conscience, et, pour cette part, l’oubli de ses origines sociales est total. Telle est la force écrasante de la finance – et de ses fortunes – qu’elle sépare l’expérience des inégalités sociales de ses conditions d’origine pour lui ôter toute généralité politique et n’en faire plus qu’un motif de vindicte personnelle.
Conforme jusqu’au bout à sa vocation non-intentionnelle de symptôme d’un monde qui finit dans la confusion la plus extrême, la lettre de Lahde se clôt par un invraisemblable plaidoyer… pour le chanvre ! Le drapeau américain en a été tissé, écrit-il, on en a tiré le papier sur lequel a été couchée la Constitution des Pères fondateurs, on en fait des vêtements et des aliments depuis la nuit des temps. L’opprobre dont le gouvernement accable le chanvre est pour Lahde un inadmissible scandale et le signe le plus éminent du dérèglement des temps… Car le chanvre se fume également, il soigne et il apaise – tout le contraire de « l’alcool qui finit en bagarres et violences conjugales ». Ce sont les mêmes fils à papa qui, en plus de faire la ruine de Wall Street, infestent l’administration et prohibent la substance merveilleuse pour mieux aider les géants de la pharmacie à nous fourguer leurs saloperies de « Paxil, Zoloft, Xanax et autres drogues addictives ». Pour peu qu’on surmonte le sentiment de bizarrerie que fait immanquablement surgir cet envoi final, on pourrait se trouver d’un coup plus proche de Lahde… Mais, on l’aura compris, le véritable usage de cet incroyable texte n’est pas de susciter l’adhésion ou la critique, mais bien plutôt d’être lu comme un document, le document du maelström, des chaos d’affects, de la confusion de tout, et d’un effondrement de valeurs. Le document du capitalisme financier finissant.
Il y a bien des années, André Gorz avait écrit des Adieux au prolétariat. C’était sans doute enterrer la lutte des classes un peu vite. Mais au moins nous a-t-il laissé une formule à tranchant historique, et prête à resservir pour une bonne occasion. Après une longue attente, il se pourrait que celle-ci nous soit enfin donnée. C’est de l’intérieur même de la finance que se dit le dégoût de la finance, et même si le message est déterminé par les plus mauvaises raisons, il ne tient qu’à nous d’en faire bon usage en y substituant les bonnes. Que l’écoeurement gagne par le dedans et, sans doute très involontairement, rejoigne l’écoeurement éprouvé du dehors, n’est-ce pas le signe de quelque chose ? Celui, par exemple, qu’est enfin venu le temps des adieux à la finance.