Alors qu’ils entretiennent des relations souvent houleuses, les partis politiques indiens ont fait preuve d’une rare unanimité en soutenant Barack Obama comme un seul homme. Dans son édition du 6 novembre, le quotidien national indien d’expression anglaise, The Indian Express, estimait que sa victoire inspirerait des changements similaires en Inde et qu’elle ouvrirait la voie à la charismatique Kumari Mayawati vers la haute fonction de premier ministre. Cette ancienne employée de bureau a connu une ascension exemplaire après son adhésion au Bahujan Samaj Party (BSP), le parti politique des dalits (hors castes) l’année même de sa fondation, en 1984, et son investiture au poste de premier ministre de l’Etat de l’Uttar Pradesh, où elle avait gagné le soutien en 2007 d’une alliance improbable de castes supérieures, d’OBC (Other Backward Classes), de dalits et de musulmans indiens.
Mais, de manière générale, les événements internationaux sont relégués au second plan. Même les progrès des astronautes indiens ou la situation des marchés financiers n’arrivent pas à faire le poids devant les reportages sur les attaques en série de cette année contre des quartiers populaires et surpeuplés de Delhi, Mumbai, Jaipur, Ahmedabad, ou encore sur les attentats de la semaine dernière dans l’Assam, où 84 personnes ont trouvé la mort et des centaines ont été blessés.
A la une des journaux, on trouve des articles sur les nombreux conflits ethniques et religieux qui éclatent actuellement dans plusieurs régions de l’Inde — dont l’Assam, le Cachemire (où, face aux violences répétées, des manifestations pacifiques ont été organisées), le Maharashtra, l’Orissa ou le Karnataka —, contribuant à alimenter la méfiance entre communautés — et parfois la haine — qui empoisonne le pays plus de soixante ans après son accession à l’indépendance.
A ce jour, personne ne sait qui est responsable de ces attentats. Les déclarations de la police et des services de sécurité, ainsi que celles de la classe politique, dans les Etats touchés — les uns et les autres laissant entendre qu’il s’agit d’attentats perpétrés par les musulmans sans jamais apporter de preuves — n’ont aucune crédibilité aux yeux des citoyens indiens informés. Tout le monde a en tête les élections nationales qui auront lieu au printemps 2009, dont les enjeux politiques sont évidents. Les médias, notamment électroniques, n’améliorent pas non plus les choses en faisant passer des révélations anonymes pour des faits incontestables.
Orchestré par la droite hindoue notamment par le Bharatiya Janata Party (BJP) et amplifié par les médias, un même refrain sur le « terrorisme islamique » se fait entendre. Pis encore, ce n’est plus la main du Pakistan que l’on craint aujourd’hui mais celle des « Mujahideen » indiens issus du pays même (lire Mira Kamdar, « Jaipur, la ville rose, panse ses blessures », Planète Asie, 23 mai 2008).
Cela a poussé les leaders musulmans indiens, habituellement réservés, à prendre des initiatives jusque-là inédites. Le jeudi 6 novembre, à Deoband (Uttar Pradesh), un des centres islamiques les plus influents de l’Inde, six mille dirigeants religieux musulmans sont montés à bord d’un « train de la paix » qui les a conduits à New Delhi puis à Hyderabad où ils ont participé à une conférence de deux jours avec des représentants des organisations islamistes les plus importantes du pays. C’était un « geste symbolique », a expliqué Mahmood Madani, dont la formation Jamiat Ulema-e-Hind a organisé la conférence. « Le moment est venu de mettre la question de l’intégration nationale au centre de tous les débats et de toutes les discussions sur l’aliénation. »
Ces événements ont fait suite à une déclaration le 12 octobre d’une autre formation, le Jamaat-e-Islami Hind (fondé par Abul A’la Maududi en 1941), qui exprimait son inquiétude face aux attentats à la bombe et condamnait de tels actes. Mais qui se disait aussi préoccupé par le fait que des « musulmans innocents étaient rassemblés en grand nombre, souvent illégalement, puis torturés … sans aucune preuve… Cette chasse aux sorcières (provoquait) le désenchantement et la peur chez certains, une colère et une agitation extrême chez d’autres. » (Lire Cléa Chakraverty, « Au nom de l’antiterrorisme en Inde », Planète Asie, 17 août 2008).
En début d’année, la ville de Deoband avait pris elle-même l’initiative de publier une déclaration réfutant les accusations de liens avec Oussama Ben Laden et les talibans.
Les événements prennent une étrange tournure. Car les oulémas indiens sont généralement plutôt critiqués pour leur absence de leadership, d’engagement actif et leur retrait dans l’enseignement religieux. Personne ne nie que des jeunes musulmans, et singulièrement les plus pauvres, puissent être séduits par un discours extrémiste, ainsi que le montrent certaines enquêtes. Mais la tempête actuelle ne découle pas uniquement de peurs liées à des événements particuliers, elle marque un pas supplémentaire dans une politique systématique et à long terme d’affrontement du BJP et de ses alliés, visant à asseoir la suprématie nationale hindoue.
Les chrétiens de l’Orissa
Si les musulmans sont la cible principale, les chrétiens qui ne représentent pourtant que 2,3 % de la population, sont également l’objet d’attaques des fondamentalistes hindous. Dans l’Etat de l’Orissa, où le PBJ est partie prenante de la coalition au pouvoir, les chrétiens ont été pourchassés ; soixante d’entre eux ont été assassinés et les organisations non gouvernementales (ONG) estiment à quatorze mille le nombre de réfugiés ayant fui leur village. Le pape Benoît XVI a vigoureusement protesté... Au moins les chrétiens indiens ont-ils un porte-parole apte à briser le silence.
Il faut se rappeler que le BJP, au pouvoir de 1998 à 2004, a couvert, sinon impulsé, des émeutes meurtrières à l’encontre des musulmans, notamment dans l’Etat de Gujarat (près de 2 000 morts). Et aujourd’hui, il ne cesse de gagner de l’audience dans l’opinion publique hindoue.