Alors que le projet de loi sur l’audiovisuel public tourne à la bataille parlementaire — avec l’examen de 850 amendements —, une question se pose : comment ce qui aurait pu passer pour une grande réforme de la télévision publique est-il en train de tourner au fiasco politique, démocratique et culturel ? Comment un projet qui avait la prétention d’édifier une BBC à la française est-il en train de se muer en parodie de l’ORTF ? Y répondre revient à identifier les causes profondes de la faillite du réformisme « sarkozyen » en matière de médias.
On se souvient de la genèse du projet de loi, le 8 janvier : une décision abrupte, prise sans concertation et plus ou moins soufflée par Alain Minc, conseiller occulte de l’Elysée. A l’appui, un livre blanc de TF1 suggérant dès le mois de décembre, parmi quatre propositions, la suppression de la publicité sur France Télévisions pour aider la première chaîne à faire face à une chute attendue de ses recettes publicitaires du fait de l’érosion de son audience.
C’est là qu’Alain Minc entre en scène : la télévision va permettre de refaire le coup de l’« ouverture », qui avait notamment entraîné l’arrivée de Bernard Kouchner au Quai d’Orsay. En d’autres termes, prôner une « télévision publique débarrassée des contraintes de l’audience », c’est annihiler tout marquage idéologique sur la question de l’audiovisuel public. Quoi de plus à gauche, quoi de plus révolutionnaire qu’une télé publique alignée sur le mode de financement de Radio France ? Bourdieu en a rêvé, Sarkozy l’a fait.
On se met alors à penser aux bienfaits que, bon an mal an, cette décision historique va entraîner. Fini les programmes qui singent ceux des télévisions privées pour soutenir la compétition publicitaire. Fini les jeux débiles, les émissions de divertissement abêtissantes, les séries américaines bon marché ou à forte audience… Une nouvelle vertu est rendue possible grâce à un cahier des missions et des charges de France Télévisions qui réclame davantage de programmes culturels, scientifiques, d’éducation ou de sensibilisation à l’idée européenne.
Seulement, ne serait-ce pas là la face émergée de l’iceberg ? On connaît le proverbe chinois : quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. Pourtant, au risque de passer pour un idiot, il valait mieux ne pas trop lever la tête quand Sarkozy nous désignait du doigt sa nouvelle télévision. N’en déplaise à la commission Copé sur l’avenir de l’audiovisuel public – à laquelle les professionnels associés regrettent désormais d’avoir participé –, il valait mieux garder la capacité de recul nécessaire pour mesurer tous les ressorts de cette réforme, qui relève essentiellement du calcul politique.
A télévision publique, ressource incertaine
Commençons par le financement. Devant le refus obstiné de Nicolas Sarkozy d’augmenter la redevance audiovisuelle – hormis une indexation sur l’inflation consentie du bout des lèvres –, il ne restait plus que le régime des taxes pour compenser le manque à gagner publicitaire de la télévision publique après 20 heures (estimé à 450 millions d’euros). Avantage de la taxe : elle est toujours amendable à l’occasion d’un projet de loi de finances selon le bon vouloir du prince, ou plutôt de son factotum dans les travées de l’Assemblée : le député des Hauts-de-Seine Frédéric Lefèbvre, porte-parole de l’UMP, secrétaire national à l’économie du Parti et lobbyiste patenté. Pour financer la télé publique, c’est donc un prélèvement de 3 % qui a été prévu sur les recettes publicitaires des chaînes privées, ainsi qu’une ponction de 0,9 % sur le chiffre d’affaires des opérateurs de télécommunications et les fournisseurs d’accès à Internet.
Il est pourtant très vite apparu que ces deux mesures, présentes dès le départ dans la feuille de route présidentielle, étaient insuffisantes, même si l’Etat garantit la pérennité des ressources du service public audiovisuel. Tout le calcul a en effet été établi à partir d’un chiffre d’affaires publicitaire généré par France Télévisions en 2007. Or, la suppression de la publicité entraînera la libération d’espaces disponibles qu’il faudra bien combler par des programmes. Ensuite, le mieux-disant culturel représente nécessairement un surcoût, notamment en matière de fiction, sauf à multiplier les émissions de plateau et les bavardages interminables. Enfin, rappelons que France Télévisions sera confrontée dans les prochaines années à des échéances décisives : frais de double diffusion en analogique et en numérique jusqu’au 30 novembre 2011, développement sur les nouvelles plateformes Internet, charges grandissantes de personnel du fait des mécanismes d’ancienneté, transcodage des programmes pour sourds et malentendants, etc. Bref, il apparaît de plus en plus clairement que la ressource compensatoire est non seulement insuffisante, mais incertaine et soumise aux aléas des débats parlementaires sur la fiscalité.
L’emploi comme variable d’ajustement
Du coup, c’est bien entendu sur les charges que la majorité présidentielle se propose d’intervenir. Un député de l’UMP des Alpes maritimes, Lionnel Luca, par ailleurs partisan de la peine de mort pour les crimes sexuels, a d’ores et déjà indiqué où devaient se porter, selon lui, les économies : « France 3 national, on s’en fout. Le journal télévisé juste avant celui de France 2, ça fait doublon. Il vaut mieux mettre le paquet sur le régional (1). »
Une vision qui coïncide justement assez bien avec celle de Frédéric Lefèbvre, pour qui la réorganisation de France Télévisions en entreprise unique doit forcément générer des suppressions de postes : « Si on fait l’entreprise unique, c’est pas pour embaucher plus de gens (…). Quand vous avez un groupe qui fait 11 500 personnes, France Télévisions, et que vous avez en même temps la totalité des chaînes sur la télévision hertzienne — le câble, le satellite et la TNT —, que vous les additionnez toutes et que vous aboutissez à 8 500 personnes, ou 9 000, vous voyez bien qu’il y a un problème (2). » Sans appeler ouvertement à un plan social, le lobbyiste réclame un audit pour obtenir un état des lieux de l’emploi dans le groupe public. A la clef : comme dans les autres services publics, le non-remplacement des départs en retraite. Patrick de Carolis, président de France Télévisions, chiffre à 900 le nombre de postes à supprimer. Frédéric Lefèbvre table sur « plus ».
Il est vrai que la télévision publique autrichienne ORF vient d’annoncer la suppression de 1000 emplois sur 3400 d’ici à 2012. Même la BBC, souvent citée en référence, a supprimé plusieurs milliers de postes. Mais la comparaison s’arrête là (3). Le nouveau service public de la télévision va grandement différer de sa consœur britannique en ceci que les téléspectateurs n’y seront pas représentés, et que le lien tutélaire vis-à-vis du pouvoir politique en sortira renforcé, puisque les présidents de l’audiovisuel public seront directement nommés par l’Elysée. Si Michel Boyon, le président du Conseil supérieur de l’audiovisuel, n’y trouve rien à redire malgré la liquidation d’une des prérogatives de son instance, c’est sans doute parce qu’il n’a jamais quitté ses habits d’homme d’appareil et de cabinet ministériel (le projet de loi prend aussi grand soin d’accorder un hochet au CSA en lui donnant la possibilité de contrôler les images sur Internet, que ce soit de la vidéo ou de la télévision à la demande).
On peut donc facilement imaginer l’avenir de France Télévisions. Une audience de plus en plus déficiente du fait des choix de programmation culturels, des réductions d’effectifs justifiées par ce déclin prévisible… et bien sûr un patron sur lequel le chef de l’Etat aurait droit de nomination comme de révocation. Inutile d’être prophète pour deviner la suite du programme. Le député Lefèbvre ne va pas tarder à estimer que le groupe public est surdimensionné en nombre de chaînes compte tenu de son audience. Qu’il faut fusionner les rédactions nationales de France 3 et de France 2 pour créer un grand journal de service public. Quant aux stations régionales, elles seront bientôt priées de se rapprocher des chaînes locales de la presse quotidienne régionale. La loi sur l’audiovisuel public le permettra, puisqu’à l’occasion du vote en faveur de l’entreprise unique, ce sont toutes les conventions collectives des personnels qui deviennent caduques et toutes les identités juridiques des chaînes qui volent en éclat. Frédéric Lefèbvre a d’ores et déjà appelé à une fusion des chaînes parlementaires – qui n’appartiennent pas à France Télévisions. Et le groupe audiovisuel ne perd rien pour attendre. « Y a-t-il trop chaînes de service public ? », demandait déjà cette semaine à ses lecteurs le site du Figaro…
A télévision privée, cadeaux assurés
Tout cela pour quoi ? On se souvient que Nicolas Sarkozy a eu plusieurs fois maille à partir avec France 3, lui reprochant tantôt l’attitude des personnels (4), tantôt l’honnêteté d’un reportage (5). Il y a aussi la mise au pas attendue du service public à travers la nomination d’un patron sous contrôle. Pourtant, c’est sans doute moins la maison de verre en instance de se vider qu’il faut regarder que la tour d’en face sur le point de se remplir. Car la loi sur l’audiovisuel n’est pas qu’une législation sur la télévision publique. Elle impacte aussi directement TF1, dont elle va grandement contribuer à sauver les recettes publicitaires en 2009 grâce à une suite de mesures transposant une directive européenne (Service de médias audiovisuels). Un nouveau comptage plus favorable du temps de publicité, qui fait notamment passer de 144 à 216 minutes le volume publicitaire autorisé sur 24 heures, a pour conséquence de gonfler de moitié les capacités d’accueil en publicité de TF1 (comme de M6). Pour parvenir à cette fin, une deuxième coupure de publicité est du reste prévue dans les films, les séries ou les téléfilms.
TF1, détenu par l’actionnaire ami Bouygues, tout comme M6, présidé par Nicolas de Tavernost que Nicolas Sarkozy a fréquenté au sein du Club Neuilly Communication, vont donc recevoir la plus grosse part du gâteau public. En remerciement pour services rendus pendant la campagne électorale de 2007 ? Non, plutôt en à valoir pour la suivante, alors que la Six s’apprête à créer un journal télévisé du soir et que LCI songe à se basculer sur la télévision numérique gratuite après la fusion de sa rédaction avec TF1. Donc, surtout ne rien faire pour mécontenter la Une. D’autant que la crise financière, associées à la chute de l’audience de la chaîne, met à mal ses finances. Qu’à cela ne tienne, un amendement du député UMP Christian Kert, adopté en commission spéciale, propose déjà de réduire de moitié la taxe de 3 % sur les chaînes privées (à 1,5 %) si elles sont confrontées à des difficultés économiques entre 2009 et 2012. Or le groupe TF1 fait valoir auprès des députés qu’il prévoit une baisse de 6% de son chiffre d’affaires en 2008...
Mais les cadeaux faits aux médias privés par Nicolas Sarkozy sont souvent payés de retour. Le Figaro, dont l’actionnaire Dassault négocie le rachat de 20,8 % du capital du groupe de défense Thalès, n’hésite pas à effacer de sa photo de Une une bague à près de 16 000 euros sur le doigt de la garde des Sceaux Rachida Dati. Et Martin Bouygues n’a pas attendu longtemps avant de se débarrasser de son présentateur de TF1 Patrick Poivre d’Arvor, qui avait comparé le président fraîchement élu, en 2007, à un « petit garçon dans la cour des grands » au G8. Car Nicolas Sarkozy jugeait Laurence Ferrari plus digne de prendre la place du présentateur de 20 heures. Ainsi soit-il ! Martin Bouygues, qui détient 31 % d’Alstom, n’attend-il pas le feu vert du chef de l’Etat pour mettre la main sur le leader mondial du nucléaire à l’occasion d’une fusion éventuelle avec Areva (6) ?