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Quantum of Solace, un film de Mark Foster

Un James Bond en deuil de ses certitudes

par Evelyne Pieiller, 4 décembre 2008

Le monde change, James Bond aussi. Et c’est assez surprenant. Et c’est assez captivant. Mais oui. On ne s’intéresse peut-être pas d’assez près aux « grosses machines », à ces succès populaires qu’on soupçonne rapidement de n’être que des produits destinés à la distraction de masse. On les traite avec condescendance, ce qui est pure frivolité. Car c’est parce qu’ils cristallisent l’air du temps qu’ils rencontrent le public, et leurs héros sont souvent l’incarnation des aspirations, des contradictions, des complications de ce spectateur ordinaire qui est, aussi, le citoyen anonyme.

Le public qui, il y a une trentaine d’années, a fait un triomphe inattendu à Rocky. Le film d’Avildsen, écrit et interprété par Sylvester Stallone, saluait la figure sourdement complexe de l’humilié qui pense qu’il mérite cette humiliation, l’immigré de l’intérieur, qui ne sait pas penser, agir, parler « comme il faut », et est persuadé que c’est sa « faute » à lui, pauvre crétin qu’il est. Rocky, l’histoire du petit boxeur qui prend des coups, métaphore classique, déclinait tous les clichés du « land of opportunity », où chacun peut devenir riche et célèbre s’il y met du sien, mais il en affûtait les contradictions, et c’était une sacrée émotion : le « héros » était désormais un « perdant », un pauvre marqué par ses origines, son inculture, une moralité floue, mais qui gagnait néanmoins à l’arrivée quelque chose de plus précieux qu’un titre de champion de boxe, le respect de lui-même. C’était une vigoureuse et saisissante version du Rêve américain, intériorisé, qui exigeait un combat avec ses propres fantômes, ses propres empêchements, cette dévalorisation de soi née des inégalités sociales et dont on finit par croire qu’elle dit la vérité…

Avec le nouveau James Bond, celui qu’interprète Daniel Craig, ce n’est évidemment plus la quête de la dignité par celui qui se croit indigne qui est mise en scène : cette quête-là s’exprime désormais sur le devant de la scène. Mais s’y joue une autre de nos inquiétudes communes, encore obscure, confuse, et minante : la recherche du sens de nos engagements. Ah, bien sûr, c’est un peu surprenant. On s’attend à un Bond de plus, qui pétille de ses traditionnelles séductions, un Bond de plus, exercice de virtuosité sur thèmes imposés, où l’on retrouvera les vamps ébouriffantes et déshabillées, la voiture à malices, la désinvolture du plus torride des agents secrets, un Grand Méchant tout droit sorti d’une bande dessinée qui ne recherche pas la subtilité, des cascades et poursuites dûment époustouflantes, en bref, un hymne à la testostérone, au luxe, et à un réconfortant manichéisme dépourvu de tout esprit de sérieux.

Qui est l’ennemi ?

Quantum of Solace, qui prolonge Casino Royale, refuse avec une certaine roideur d’entrer dans ce cadre. La voiture magique a perdu ses missiles secrets, les demoiselles ne sont guère batifoleuses. Quant à Bond, il n’est plus du tout ce gentleman taquin et souverain qui nous offrait une image assez ragaillardissante de l’homme moderne au mieux de ses moyens. Pourtant, même s’il surprend, s’il continue à séduire massivement, c’est probablement que la perception que nous avons de notre commune modernité a quelque peu changé.

Pour tout dire, Bond est dépressif. Il a perdu la femme qu’il aimait, mais surtout, il pense qu’elle l’a trahi. Du coup, il s’embrouille un peu dans le cours de sa mission, où il a comme une tendance à confondre vengeance personnelle et devoir professionnel. Mais c’est aussi que toute l’affaire est une embrouille tout court. Il ne sait plus trop qui est l’ennemi. Ce qui est assombrissant pour le moral. L’ennemi semble bien être cette sorte de discrète multinationale qui spécule sur les ressources en eau de la planète. Sauf que la CIA et sa propre autorité de tutelle ont nettement tendance à considérer Greene, qui dirige cette entreprise officiellement consacrée à la recherche de minerais et apparentés, comme un allié. Parce qu’il est un soutien très efficace dans les opérations de déstabilisation de gouvernements considérés comme peu amicaux — d’ailleurs, c’est en Bolivie que Bond va finir par l’affronter. Et de surcroît, s’il faut, comme le dit le ministre britannique, ne plus faire d’affaires qu’avec des gens vertueux, c’est la fin des affaires. Point de vue que partage allègrement Greene.

Bond est en deuil d’une femme, il découvre qu’il est également en deuil d’un idéal clair : le précédent, celui du dandy impavide qu’il était dans ses précédentes incarnations, champagne et justice, n’est définitivement plus opérationnel. Il est dépossédé de ses aimables certitudes, de sa douce absence de questions gênantes. Il est impuissant à identifier, à comprendre, à neutraliser le problème. Même s’il règle ses comptes personnellement, même s’il évite à la Bolivie un coup d’Etat et aux Indiens boliviens de souffrir du manque d’eau, qui empêchera le triomphe du cynisme, les arrangements entre affairistes, barbouzes et gouvernements ?

Bond ici ne joue plus. Le temps de l’insouciance est révolu, la James Bond Girl n’est plus une pulpeuse partenaire mais une enfant blessée, la patrie ne signifie plus grand chose sous l’empire de la mondialisation. Il marche parmi les morts et les manipulations, et peu à peu transforme la perte de ses illusions sur les vertus du camp qu’il représente en discrète, mélancolique fraternité avec les « pions » de la ... « modernité », qui vont des hommes ordinaires à certains de ceux qui se croient dans le secret des puissants. Il y a là une magnifique métamorphose, qui sait à la fois saluer et congédier la panoplie joueuse et l’assurance souveraine de l’Occidental sûr de sa liberté, cette charmante décontraction des « swinging sixties », et, tout en s’inscrivant dans cette légende-là, offrir désormais un héros silencieusement à la recherche d’un nouvel humanisme. L’air du temps, décidément, semble bien réclamer de l’avenir que s’y inventent des horizons différents.

Quantum of Solace, un film de Marc Forster, avec Daniel Craig, Olga Kurylenko, Mathieu Amalric... Royaume-Uni / Etats-Unis, en salles depuis le 31 octobre 2008.

Evelyne Pieiller

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