Il faut bien reconnaître que depuis quelques années, résister à la mélancolie relève de la force d’âme ou de la méthode Coué. Car, outre les divers ravages mondiaux qui s’épanouissent aujourd’hui avec la Crise, plus localement, plus insidieusement, nous avons été exposés à toutes sortes de considérations sur notre déclin, un déclin majuscule, dûment répertorié, lui, comme strictement hexagonal, pour tout dire une spécialité aussi intrinsèquement française que la baguette de pain ou la négation explétive. Les propos des déclinologues étaient à l’évidence des armes plus ou moins nouvelles dans la bagarre idéologique, mais ils s’appuyaient sur un sentiment diffus, la peur d’un changement inéluctable, sur fond de grandeur passée, et perdue. Tout l’air du temps vibre d’un effroi confus, d’un égarement plus ou moins articulé devant les transformations du présent, et l’effacement des repères anciens, d’autant que s’est affaibli le rayonnement d’un pays qui s’est longtemps considéré comme porteur de Lumières destinées à éclairer le monde. Ah, c’était mieux… avant.
L’une des zones les plus sensibles à ce malaise, parce que bien évidemment hautement symbolique, c’est à coup sûr le rapport à la langue. Glorieux vecteur de notre… universalité, héritage unique dont l’appropriation signerait l’appartenance à la nation, facteur d’émancipation, trésor de subtilités, on s’est rarement autant intéressé au français, tant dans l’édition que dans l’enseignement : pour en chanter les beautés, pour en faciliter l’accès, certes, mais le plus souvent sous le signe de l’inquiétude, et du regret. L’orthographe se meurt, le lexique est squelettique, et on évitera de parler des désolantes simplifications des textos… On n’est plus dans le déclin, on frôle la décadence, qui mène, c’est bien connu, droit à la barbarie…
Le petit livre d’Alain Rey, lexicographe célèbre — ce qui est déjà en soi une incitation à l’optimisme, ma foi —, a la vertu de rappeler l’histoire complexe du français. Et, quand bien même on ne partage pas toutes ses opinions, c’est gaillardement éclairant, et vigoureusement tonifiant : précisément parce que la langue a une histoire, et ne relève pas d’une génération spontanée qui aurait illico fait briller son essence, mais également parce que la complexité même de cette histoire en souligne les enjeux politiques, et l’absence de destin programmé. Autant dire qu’on quitte la déploration, pour s’engager dans l’analyse des belles, des irritantes, des secrètes contradictions.
Ce qu’il y a peut-être bien de plus beau, dans cette histoire, c’est qu’elle souligne à la fois la fondamentale absence de pureté de la langue, et sa place dans l’imaginaire national. Du bilinguisme gaulois-latin qui aboutira à un gallo-romain passablement germanisé, jusqu’à l’ancien français tout effervescent, mais dont la langue de référence demeure le latin, la notion d’origine s’évapore, pour être remplacée par celle de processus. Mais, plus important encore, ne commencera à s’inventer le fantasme du « bon français », à grand renfort de règles et de dictionnaires, que tardivement, quand , au XVIIe siècle, la langue écrite entreprend de faire oublier sa jeunesse, de se légitimer en s’ennoblissant, de transposer dans son fonctionnement et ses outils les valeurs de l’Etat, l’image que ce dernier souhaite donner de la nation… Le français entend alors devenir la langue des classes dirigeantes, il ne se commet pas avec l’oral, encore moins avec les dialectes et patois, pas davantage avec les mots des métiers , en bref, il tend à exclure le « populaire » — mais il continue à se métisser, il intègre les mots nés des sciences, des techniques, des découvertes maritimes, il y a toujours des indisciplinés qui font parler le peuple, comme Molière, et le peuple rira à ses comédies.
Cette contradiction entre l’identification de la langue et d’un « Etat-nation », et une conception normative de la façon dont doit s’exprimer cette nation, va traverser toutes les époques. Elle explose sous le romantisme, pour faire résonner l’égalité de tous les citoyens et de tous les mots, elle se durcit sous la IIIe République, pour unifier une nation purifiée, grâce à l’instruction publique, de ses différences et divergences : à chaque fois, se pose la question du « modèle » ultime, que mettrait en péril toute évolution, toute « vulgarisation » de la langue ; mais ce qui est véritablement en jeu, c’est bien évidemment une définition de la « nation » : intègre-t-elle tout le monde, y compris ses « classes dangereuses », avec la même légitimité que les « élites » ? Doit-il y avoir un modèle d’accès au statut de citoyen unique et contraignant, ou le concept de nation doit-il être peu à peu être remplacé par celui de groupes d’usagers, dans leur diversité ?
C’est probablement de ce côté-là, éminemment politique, que le déclinologue, à défaut de trouver des coupables, pourrait trouver des responsables. Mais rien, ni l’orthographe vacillante — ce qu’elle était souvent au Grand Siècle —, ni le verlan ou apparentés, ne doit nous faire oublier que tant que des enfants « d’étrangers » chanteront, slammeront leur colère en français, cette langue continuera à jouer son rôle, et à s’inventer. Sur le fond de tous les rêves et contradictions qu’elle a portés.
Alain Rey, Le français, une langue qui défie les siècles, Découvertes Gallimard, Paris, 2008, 160 pages.