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Autour des « Plages d’Agnès »

Portrait d’Agnès Varda en sorcière

par Mona Chollet, 22 décembre 2008

Dans Les glaneurs et la glaneuse, en 2000, Agnès Varda, sillonnant les routes de France, et encore tout à la joie de sa découverte des caméras numériques, filmait en gros plan ses doigts qui se refermaient sur les camions à la hauteur desquels elle passait (qu’on se rassure, ce n’était pas elle qui conduisait). Elle appelait ça : « attraper des camions ». Dans sa belle main tachée de vieille femme, les poids lourds devenaient soudain petits, légers et maniables comme des jouets.

Le double don qui est le sien éclate encore mieux aujourd’hui dans Les plages d’Agnès, son autobiographie filmée. Elle sait tenir en respect la pesanteur des choses, les aborder à travers le prisme de sa fantaisie, maintenir en permanence avec elles une certaine distance, un certain jeu ; et, en même temps, elle s’attache à donner corps, grandeur nature, aux idées et aux visions qui lui passent par la tête – comme l’illustre cette scène emblématique de la rue Daguerre, dans le 14e arrondissement de Paris, où elle vit et travaille depuis cinq décennies, transformée en plage. D’un même mouvement, elle dématérialise le matériel et matérialise l’immatériel, au point que les deux se confondent, s’enlacent, s’enfantent sans cesse mutuellement.

De ce rapport au monde fait à la fois d’acuité et d’onirisme, de cette attention extrême portée tant à ce qui l’entoure qu’à ses propres fantasmagories — on ne s’étonnera pas d’apprendre qu’elle a autrefois suivi à la Sorbonne les cours de Gaston Bachelard, le philosophe de la rêverie —, naît la force poétique des images qu’elle s’offre et qu’elle offre au spectateur, le laissant étourdi et émerveillé. Ainsi, pour rendre hommage à Bachelard et à son interprétation de l’histoire de Jonas et la baleine, elle construit sur le sable un gigantesque cétacé en toile gris-bleu, et aménage dans son ventre une caverne chatoyante et confortable dans laquelle elle prend place. Lorsqu’elle s’inclut dans les tableaux qu’elle crée, elle assume son rôle avec le sérieux absolu des enfants qui jouent : pour accompagner son installation « Patatutopia », née dans le sillage des Glaneurs et d’abord présentée en 2003 à la Biennale d’art contemporain de Venise, elle arpentait l’exposition d’un pas solennel, engoncée dans un costume de pomme de terre qui ne laissait voir que son visage et ses bras.

De ce rapport au monde fait à la fois d’acuité et d’onirisme naît la force poétique des images qu’elle s’offre et qu’elle offre au spectateur, le laissant étourdi et émerveillé

Si certains des dispositifs qu’elle imagine relèvent de la clownerie, du clin d’œil, un grand nombre d’eux frappent au contraire par leur gravité et leur charge émotionnelle. Ils naissent d’un besoin de conjurer la douleur, la séparation, la mort, l’échec, de leur apporter une réparation symbolique. Pour montrer aux deux fils d’un ami disparu les images d’un père qu’ils n’ont pas connu, filmées par elle cinquante ans plus tôt, elle les projette sur un écran embarqué à bord d’une carriole, qu’une lente procession promène sur les lieux mêmes où elles ont été tournées, dans le quartier de la Pointe courte, à Sète, dans une lumière magique de soleil couchant. Lors de son exposition « L’Ile et Elle », à la Fondation Cartier, en 2006, elle présentait une installation vidéo dans laquelle les veuves de l’île de Noirmoutier évoquaient chacune leur mari disparu et la façon dont elles se débrouillaient avec son absence. Le propre visage de la cinéaste figurait au milieu des leurs (Jacques Demy, son compagnon, « le plus chéri des morts », avec qui elle avait acquis un moulin sur l’île, a été emporté par le sida en 1990), mais elle restait muette. Ou comment tenter d’atténuer le chagrin en le partageant, en le faisant prendre en charge par la parole d’autrui qui, loin de le banaliser, lui donne une résonance universelle. « C’est en racontant les autres que je parle le plus de moi », dit-elle d’ailleurs (1).

Fondre le réel et l’imaginaire, sa vie et celle des autres : pour relater sa rencontre avec Jacques Demy, elle fait descendre de leur tableau les Amoureux de Magritte, auxquels elle conserve leur tête enveloppée de chiffon, mais qu’elle fait incarner par deux êtres de chair et de sang, nus et palpitants. Manière à la fois d’abolir la frontière entre l’art et la vie, et de faire des amants qu’ils ont été, Demy et elle, tous les amants du monde. « Je me sers souvent de la peinture pour mon propre usage, déclare-t-elle. Par exemple, “la Femme qui pleure”, de Picasso, qu’on voit dans le film, dit mieux que moi la douleur d’une rupture. Mes émotions transitent par celles d’autres créateurs. Quand je vais dans un musée, je me dis souvent : “Tout ceci est à moi.” Pour mon film, c’est pareil, il est à vous désormais, à votre usage (2). » Et c’est bien ainsi, comme un cadeau, que le spectateur le reçoit. L’œuvre d’art comme carrefour, comme lieu de rencontre, comme abri commun : Les plages d’Agnès est un film dans lequel on s’installe, et qu’on n’a plus envie de quitter. La phrase que la réalisatrice aime à répéter, « J’habite le cinéma », et qui sonne, au premier abord, comme une proclamation convenue pour soirée des Césars, prend alors tout son sens.

Splendeur de la patate

Lire aussi Agnès Varda, « Filmer une ville ingrate », Le Monde diplomatique, mai 1982.

« Habiter le cinéma » : encore une expression à laquelle, à la Fondation Cartier, elle a donné une traduction concrète, littérale. Elle a déroulé les pellicules de son film Les Créatures, avec Michel Piccoli et Catherine Deneuve, qui fut, en 1966, un « flop total », et elle en a fait une cabane féerique de rubans translucides. Transformant un échec cinématographique en réussite plastique, et l’amenant ainsi à révéler une beauté insoupçonnée, elle offre une fois de plus la démonstration de ses ressources inépuisables, de son obstination à faire pièce, par la création, aux malheurs et aux déconvenues, à ne jamais leur laisser le dernier mot. On comprend que Varda, si attentive aux métamorphoses et aux renaissances, naturelles ou provoquées, se soit passionnée pour la récupération et le détournement des déchets, sujet des Glaneurs. Elle expliquait ainsi la genèse de « Patatutopia » : « J’avais filmé [dans Les Glaneurs et la glaneuse] beaucoup de patates et j’avais eu la chance de rencontrer des patates en forme de cœur. Je les ai conservées dans la cave et à l’air, je les ai gardées et regardées. Leur transformation m’a fascinée, d’abord un vieillissement spectaculaire puis de nouveaux germes et des repousses. Je les ai filmées avec délice. Elles sont splendides et elles respirent. »

Ces stratagèmes de conjuration, de réparation, de réinvention, l’art contemporain — qui a, se félicite l’intéressée, fait pousser des germes verts de « jeune plasticienne » sur sa peau grise de « vieille cinéaste » — les appelle « installations ». Mais on peut aussi y voir des rites, des sorts, des sortilèges, des artifices de magicienne. À la fin des Plages, les proches de la réalisatrice débarquent chez elle, rue Daguerre, pour lui souhaiter son 80e anniversaire, armés de quatre-vingts balais de toutes les dimensions et de toutes les couleurs — autre abstraction qui éclot et se matérialise en beauté sous les yeux du spectateur. Un dessin fugitivement aperçu, et dû, si nos souvenirs sont bons, à Chris Marker, représente Varda en sorcière. L’image est des plus justes. La figure de la sorcière renvoie à un savoir au ras du sol et du quotidien, à une force vitale, une expérience accumulée, que le savoir dominant sous-estime, méprise ou réprime, dont il refuse en tout cas de reconnaître pleinement la cohérence et la légitimité, mais qui continuent de hanter notre époque, tissant comme un lien invisible entre des intellectuels et des créateurs par ailleurs très différents les uns des autres.

Par quoi se caractérise cette attitude particulière à l’égard de la vie et de l’art ? Par un rapport actif à l’imaginaire, mais aussi par une « culture du bonheur » — comme l’écrit Christophe Kantcheff dans Politis à propos du film de Varda —, qui, très loin de celle que nous vendent les gourous du développement personnel, cherche le moyen d’apprivoiser la souffrance plutôt que de la refouler ou de se laisser engloutir par elle. C’est, par exemple, la philosophe féministe Séverine Auffret décidant de prendre au sérieux la question du bonheur dans son essai Aspects du Paradis (3), ou recensant quelques-uns de ses propres stratagèmes de conjuration dans Des blessures et des jeux (4). C’est l’écrivaine italienne Goliarda Sapienza (disparue en 1996) mettant en scène, dans son roman L’Art de la joie (5), une héroïne rendue radicalement amorale par son goût forcené de la vie, sa soif de connaissance et de liberté. Une telle disposition amène aussi à s’abandonner sans complexes, à l’occasion, à la beauté des choses, ou aux émotions, sans se soucier de faire ricaner ou de passer pour gnangnan ou sentimental — dans Les plages d’Agnès, la scène des roses déposées à Avignon devant les photos des morts fait d’ailleurs immédiatement sonner le détecteur de pathos du critique de Chronicart.

Autre trait caractéristique : l’attention portée à la qualité de la vie quotidienne et sensuelle, l’acceptation sereine des « basses » réalités de l’existence, la capacité à prendre pour matière première de la pensée ou de l’œuvre les objets en apparence les plus ordinaires, voire les plus triviaux. Dans sa présentation de « Patatutopia », Agnès Varda écrivait vouloir que les visiteurs soient « envahis d’émotions et de sourires devant le légume le plus banal et le plus modeste, la pomme de terre », et partagent son « utopie de croire que la beauté du monde résumée dans la beauté de vieilles patates nous aide à vivre et nous réconcilie avec le chaos ». Dans son cinéma, le merveilleux naît avant tout de l’intensité du regard posé sur les choses : un plafond ou de vieux tirages photographiques rongés par l’humidité, les cheveux argentés de Jacques Demy filmés peu avant sa mort « au plus près, comme un paysage »… Cette attention est également pratiquée et revendiquée par Nancy Huston. Elle la partageait avec son amie la philosophe Annie Leclerc, morte en 2006, et à qui elle a rendu hommage, en lui décernant le titre de « sorcière », dans Passions d’Annie Leclerc (6), livre dans lequel on retrouve à peu près toutes les valeurs sorcières détaillées ici.

Autre trait caractéristique : l’attention portée à la qualité de la vie quotidienne et sensuelle, l’acceptation sereine des « basses » réalités de l’existence

Parmi ces dernières, citons encore le plaisir pris à insister sur ce qui rapproche des autres, plutôt que sur ce qui en distingue. On l’a déjà vu pour Varda, dont la démarche témoigne d’une telle générosité et d’une telle empathie que, par ailleurs, on est prêt à tout lui pardonner — par exemple son goût orgueilleux, à la fois exaspérant et touchant, pour le name-dropping, qui rendait absolument insupportable son film Les Cent et une nuits (1995), accumulation de numéros de cabotinage et d’apparitions de guest stars, ou son statut parfois pesant de matriarche de l’une des familles régnantes du cinéma français. Nul doute que la réalisatrice acquiescerait à la fascination de Nancy Huston pour « la circulation, les liens mouvants, l’échange, la transmission », plutôt que pour la figure d’un individu-citadelle enfermé dans le sentiment de sa supériorité et l’illusion de son indépendance ; Huston, qui, dans son essai Professeurs de désespoir (7), s’inscrit en faux contre les facilités de la posture nihiliste, sa misanthropie démagogique et sa propagation d’un « élitisme de masse ».

Forcément, les sorcières, attentives à ce qui les entoure, ne se montrent pas indifférentes à la marche du monde. Mais, lorsqu’elles abordent directement des questions politiques, il arrive que les choses se gâtent. Les envisageant en général d’assez loin – on ne peut pas être au four et au moulin –, elles n’évitent pas toujours l’écueil d’une bonne volonté approximative et consensuelle de dames patronnesses. C’est un peu décevant, certes ; mais on se tirerait une balle dans le pied si on leur tournait le dos pour autant. Car, en ces temps d’impasse de la pensée, d’asphyxie générale, d’absence totale de perspectives, de forces progressistes en capilotade, leur travail porte en lui une puissance stimulante, roborative, contagieuse, dont on aurait tort de se priver (8). Par sa contestation discrète mais radicale de la vision dominante du monde, il est, en lui-même, profondément politique – même si c’est à l’insu de ses auteurs, ou à leur corps défendant, parfois. Il fait son chemin dans la sphère politique, d’ailleurs : l’économiste Jacques Généreux, proche de Jean-Luc Mélenchon, clame, dans son livre La Dissociété (9), que la reconstruction de la gauche ne pourra se faire qu’en s’attaquant d’abord à la figure trompeuse de l’individu-citadelle…

Lire aussi « Tremblez, les sorcières sont de retour ! », Le Monde diplomatique, octobre 2018.

Et puis, la déception n’est pas toujours au rendez-vous. L’activiste californienne Starhawk, qui, se revendiquant de l’héritage culturel autrefois détruit par l’Inquisition, se définit comme une « sorcière néopaïenne », et que la chercheuse et militante belge Isabelle Stengers a fait connaître en France, est une personnalité de l’altermondialisme (10). Mieux : il arrive qu’une sorcière dame carrément le pion aux théoriciens de la politique. Fille de deux grandes figures de l’antifascisme — Maria Giudice, qui fut la collaboratrice d’Antonio Gramsci, et Giuseppe Sapienza, vice-secrétaire du Parti socialiste italien pour la Sicile —, Goliarda Sapienza, par exemple, a reçu, on s’en doute, une formation politique en béton. Mais, tout en restant fidèle aux idéaux et aux valeurs dont elle a hérité, elle a aussi exploré les failles et les angles morts de cette éducation militante, qu’elle a brillamment mis en lumière, à la fois dans L’Art de la joie et dans les récits autobiographiques publiés sous le titre Le Fil d’une vie. Quant à Agnès Varda, évoquant un voyage à La Havane aux premiers temps de la révolution cubaine, elle exhume un cliché saisissant, plus éloquent que mille exégèses idéologiques : le jeune Fidel Castro, photographié par elle devant des rochers, comme un « ange aux ailes de pierre »

Les plages d’Agnès, un film d’Agnès Varda, France, en salles depuis le 17 décembre.

Voir aussi le site de Ciné-Tamaris, la maison de production de la réalisatrice.

Mona Chollet

(1« Le rivage des souvenirs », propos recueillis par Marjolaine Jarry, TéléObs, 20-26 décembre 2008.

(2Ibid.

(3Arléa, Paris, 2001.

(4Actes Sud, Arles, 2003.

(5Viviane Hamy, Paris, 2005.

(6Actes Sud, Arles, 2007.

(7Actes Sud, Arles, 2004.

(8Lire aussi à ce sujet, dans Rêves de droite (Zones / La Découverte, Paris, 2008), le chapitre « Repeupler l’individu » (texte en libre accès sur le site de l’éditeur).

(9Points Essais, Paris, 2008.

(10Lire Starhawk, Femmes, magie et politique, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2003.

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