Tandis que les premiers pourparlers diplomatiques s’engagent, et ressemblent plus à un rideau de fumée permettant à l’armée israélienne de poursuivre son offensive contre Gaza, les nouvelles se succèdent, sinistres et accablantes.
« Peu de gens en dehors de Gaza mesurent l’horreur de la situation », déclare John Ging, responsable des opérations de l’Unrwa à Gaza depuis trois ans, dans un entretien au Monde (7 janvier). Il est vrai que le gouvernement israélien (démocratique, évidemment) interdit à la presse de se rendre sur place...
Les Nations unies ont démenti qu’il y ait eu des combattants dans l’école bombardée par l’armée israélienne le 6 janvier, opération qui a fait plus de quarante morts.
Dans une déclaration datée du 6 janvier, le haut-commissaire des Nations unies aux réfugiés António Guterres affirmait que Gaza était « le seul conflit au monde dans lequel la population n’avait même pas le droit de fuir ».
Richard Falk, professeur de droit international à l’Université de Princeton et rapporteur spécial sur les territoires palestiniens de l’ONU, a été expulsé d’Israël pour avoir dénoncé les crimes contre l’humanité commis par Israël en Palestine avant même l’attaque du 27 décembre.
Nous pourrions être impressionnés par ces quelques déclarations, et penser que l’intervention israélienne est disproportionnée, quels que soient les critères adoptés. Heureusement, il existe des philosophes en France pour nous éclairer et pour nous guider sur le droit chemin.
Il était resté silencieux depuis le début de la crise, mais, indigné par ce qu’il a vu et lu, il a décidé de parler. Dans une tribune publiée le 6 janvier par Le Monde et intitulée « Gaza, une riposte excessive ? », André Glucksmann écrit :
« Force est de relever le mot qui fait florès et bétonne une inconditionnalité du troisième type, laquelle condamne urbi et orbi l’action de Jérusalem comme “disproportionnée”. Un consensus universel et immédiat sous-titre les images de Gaza sous les bombes : Israël disproportionne. »
(...)
« Dès qu’on creuse les sous-entendus du bien-pensant reproche de “réaction disproportionnée”, on découvre combien Pascal a raison et “qui veut faire l’ange, fait la bête”. Chaque conflit, en sommeil ou en ébullition, est par nature “disproportionné”. Si les adversaires s’entendaient sur l’usage de leurs moyens et sur les buts revendiqués, ils ne seraient plus adversaires. Qui dit conflit, dit mésentente, donc effort de chaque camp pour jouer de ses avantages et exploiter les faiblesses de l’autre. Tsahal ne s’en prive pas qui “profite” de sa supériorité technique pour cibler ses objectifs. Et le Hamas non plus qui utilise la population de Gaza en bouclier humain sans souscrire aux scrupules moraux et aux impératifs diplomatiques de son adversaire. »
Ainsi donc, selon notre philosophe, nous aurions deux adversaires disposant chacun d’un certain nombre d’atouts et qui en joueraient au mieux de leurs intérêts.
Déjà, durant la guerre de l’été 2006 menée par Israël contre le Liban, un autre philosophe bien-pensant, Bernard-Henri Lévy, écrivait, dans sa chronique du 20 juillet dans Le Point, complaisamment mise en ligne par l’ambassade d’Israël à Paris, que, n’étant pas « grand expert en affaires militaires », il ne comprenait pas le sens du mot « disproportion ». Et il justifiait le bombardement des routes, des infrastructures, de l’aéroport, qui tous servaient au transport des armes du Hezbollah.
Nul besoin d’être expert en affaires militaires pour savoir que le droit international a, depuis longtemps, codifié les règles des conflits armés, et qu’il s’applique à tous les protagonistes de la guerre, étatiques et non étatiques, quelle que soit la légitimité de leur cause. Ce droit international, ces deux philosophes n’arrêtent pas de l’invoquer quand ils parlent de la Tchétchénie, du Tibet ou du Kosovo. Mais, pour eux, il s’arrête aux frontières d’Israël.
Rappelons-en quelques principes, codifiés par l’adoption des conventions de Genève relatives à la protection des populations, le 12 août 1949, et de deux protocoles additionnels en juin 1977. La convention de Genève interdit tout usage « disproportionné » de la force.
D’autre part, l’article 48 du premier protocole additionnel explicite une règle fondamentale : « En vue d’assurer le respect de la population civile et des biens à caractère civil, les parties du conflit doivent en tout temps faire la distinction entre la population civile et les combattants ainsi qu’entre les biens à caractère civil et les objectifs militaires. »
L’article 54 du même protocole précise : « Il est interdit d’utiliser contre les civils la famine comme méthode de guerre (…). Il est interdit d’attaquer, de détruire, d’enlever ou de mettre hors d’usage des biens indispensables à la survie de la population civile. »
Mais nos deux philosophes n’ont pas tout à fait tort. On le sait depuis la Grèce antique. Les dirigeants athéniens expliquaient ainsi à leurs homologues de l’île de Mélos, qu’ils voulaient asservir : « Dans le monde des hommes, les arguments de droit n’ont de poids que dans la mesure où les adversaires en présence disposent de moyens équivalents et, si tel n’est pas le cas, les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance, tandis que les plus faibles n’ont qu’à s’incliner. »
Il y a un autre argument sous-jacent à ces thèses et à celles de nombreux médias : c’est que le droit international ne s’applique pas aux « barbares ». Dans un article du Monde diplomatique de ce mois-ci, « La mémoire refoulée de l’Occident », je cite cet expert allemand de science politique, Heinrich von Treischke, qui écrivait en 1898 : « Le droit international ne devient que des phrases si l’on veut également en appliquer les principes aux peuples barbares. Pour punir une tribu nègre, il faut brûler ses villages, on n’accomplira rien sans faire d’exemple de la sorte. Si, dans des cas semblables, l’empire allemand appliquait le droit international, ce ne serait pas de l’humanité ou de la justice, mais une faiblesse honteuse. » L’universalisme des droits humains, oui, mais seulement pour les Blancs...
Dans un remarquable livre, Exterminez toutes ces brutes, (Le Serpent à plumes, 1998) Sven Lindqvist rappelait que l’Europe avait inventé, en 1897, les balles dum-dum, qui provoquaient des blessures particulièrement graves. Deux ans plus tard, celles-ci étaient interdites par la Convention internationale de La Haye, ancêtre de la convention de Genève. Elles étaient désormais réservées « à la chasse aux gros gibiers et aux guerres coloniales ».