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Pour en finir avec les histoires de soldats

Les hors-champ de « Valse avec Bachir » et « Z32 »

par Françoise Feugas, 11 mars 2009

«La seule et unique déclaration qui est faite dans Valse avec Bachir est clairement une déclaration universelle. Le film dit qu’il n’y a ni gloire, ni glamour dans la guerre. La guerre est inutile, et mon film est un message de paix », déclarait Ari Folman le 27 février dernier, après avoir reçu le César du meilleur film étranger pour son long métrage d’animation (1).

Le « message de paix » d’un réalisateur israélien qui croit en la non-violence (2) est une chose assez rare pour être soulignée, après que l’opération « Plomb durci » à Gaza a bénéficié d’un soutien massif et inconditionnel en Israël où elle a été présentée comme strictement défensive. Mais les cendres de Gaza sont à peine refroidies, et cet universalisme pacifiste peut sembler un peu court. Avi Mograbi, autre réalisateur israélien dont on attendrait vainement la moindre déclaration lénifiante, suscite pourtant lui aussi un certain malaise avec Z32, film qui, comme Valse avec Bachir, met en scène un soldat israélien (lire « Un soldat israélien ordinaire », par Michelle Guerci). Dans le contexte de l’après-Gaza, les doutes, les hésitations et les interrogations du cinéaste sur l’opportunité et la façon de filmer le récit d’un crime de guerre, qui constituent le thème central et l’objet du film, peuvent apparaître comme des prises de tête obscènes à qui ne connaît pas sa filmographie et son travail de recherche extrêmement courageux. « Je partage mes interrogations avec le public tout au long du film. J’espère que chaque spectateur s’interrogera sur son rôle et cela ne concerne pas seulement le film mais implique des positionnements moraux (3) », dit-il. Dont acte.

Le rapprochement entre les deux films s’impose ; pourtant Valse avec Bachir et Z32 n’évoluent pas dans les mêmes sphères : tandis que le premier joue dans la cour des grands – grand public, gros budget (incluant des fonds publics israéliens) et présence dans les festivals de cinéma qui comptent –, le second appartient au cinéma d’art et d’essai – pauvre – et s’inscrit dans un travail de longue haleine, confidentiel, difficile et unique dans l’histoire du cinéma, si l’on en croit Jean-Louis Comolli, des Cahiers du cinéma (4). Mais il se trouve que l’on a reparlé de Valse avec Bachir (sorti en France en juin 2008) à l’occasion des Césars, tandis que Z32 est arrivé sur nos écrans le 18 février, c’est-à-dire un mois jour pour jour après le cessez-le-feu à Gaza. Il se trouve également que ce sont deux documentaires israéliens qui nous convoquent à nouveau sur le champ de bataille en nous renvoyant, l’un à un épisode terrifiant de la guerre du Liban – les massacres de Sabra et Chatila en septembre 1982 avec la complicité des dirigeants de l’armée israélienne (en particulier d’Ariel Sharon, à l’époque ministre de la défense) –, l’autre à la violence permanente exercée sur les Palestiniens par cette même armée dans les territoires occupés.

Des « documentaires » : même s’il s’agit d’une classification par défaut, même en leur reconnaissant des éléments fictionnels – ce qui est une banalité, tout récit comportant une part de fiction –, le documentaire, comme l’autobiographie, annonce une convention par laquelle le public considère que le film traite de/avec la « réalité ». Dès lors, le principal critère de valeur qui s’y applique concerne la vision de la réalité qu’il restitue et, dans les cas qui nous occupent, implique effectivement un travail sur le contexte historique permettant de comprendre ce qui se joue sous nos yeux, et des « positionnements moraux » sinon politiques. Aucune considération sur l’habileté et l’intérêt des choix formels, esthétiques, ni les explications et les compléments d’information « off » des réalisateurs ne peuvent nous dispenser de considérer la question fondamentale du rapport au réel exprimé par ces films.

Figures du soldat traumatisé

Le lieu commun des deux films repose sur la figure emblématique du soldat, enrôlé, manipulé, pris dans l’engrenage de la violence, tout à la fois acteur et spectateur, complice ou témoin et qui, souffrant après-coup de ce que l’on identifie comme un « état de stress post-traumatique », devient amnésique – c’est le cas d’Ari dans Valse avec Bachir— ou ne cesse de raconter son histoire sans jamais exprimer la moindre émotion ni le moindre remords – comme dans Z32. Lieu commun, en effet, que les traumatismes psychiques très réels de ces soldats surarmés qui s’en vont faire des guerres « disproportionnées » à des populations démunies dans des pays qu’ils dévastent, au napalm ou au phosphore. Dans les bonus du DVD de Valse avec Bachir, le réalisateur nous le précise : « Je pense que le film aurait pu être raconté par un vétéran américain du Viet-nam, ou un ex-soldat russe qui a combattu en Afghanistan, ou un ancien casque bleu hollandais intervenu en Bosnie, à Srebrenica au milieu des années 1990, ou encore par un Américain sur le front en Irak... par n’importe quel homme, qui se réveille un matin dans une ville reculée, loin de chez lui, qui se fait tirer dessus et qui renvoie les tirs, et qui se demande : “Mais qu’est-ce que je fous là ?” »

Avi Mograbi confirme : « Bien sûr, Z32 parle du Moyen-Orient, mais vous pouvez aussi y voir les soldats américains en Irak, les Français en Algérie ou les Russes en Tchétchénie. Au début du film, je pensais traiter du conflit israélien, et ce n’est qu’au cours du tournage que j’ai compris que le sujet est beaucoup plus large (5). »

Cet universalisme de la figure du soldat instrumentalisé est malgré tout dérangeant, parce qu’étant indiscutable, il occulte la spécificité, pour ne pas dire la vérité historique de l’écrasante responsabilité de l’Etat d’Israël dans la situation faite au peuple palestinien depuis l’époque du plan de partage de la Palestine en 1947. Le caractère exceptionnel de ce conflit, eu égard aux autres guerres coloniales et massacres divers évoqués par les deux réalisateurs, réside dans sa durée d’une part, dans l’impunité absolue dont a toujours bénéficié Israël de l’autre. Les soldats qui ne savent pas ce qu’ils sont venus faire là, ni ne comprennent ce qui se passe sous leurs yeux, sont réfugiés en quelque sorte dans leur histoire personnelle, seul point de référence et seule construction narrative possible. Ils sont à la fois présents et absents à eux-mêmes et à leur environnement, métonymies d’une violence guerrière toujours déconnectée de ses causes, toujours considérée en situation, et que résume jusqu’à la caricature le : « n’importe quel homme (…) qui se réveille un matin dans une ville reculée, loin de chez lui, qui se fait tirer dessus et qui renvoie les tirs » par quoi Ari Folman nous décrit le soldat universel.

Ainsi, par une douteuse subversion des rôles, le jeune conscrit qui a tué ou participé à un crime de guerre devient la seule victime à laquelle le public est invité à s’identifier, à son corps défendant, quand les victimes palestiniennes demeurent dans l’ombre, passent en silence – comme la femme que croise Z32 revenu sur les lieux du meurtre –, sont déjà mortes ou pleurent leurs morts – comme dans les images d’archives qui bouclent le film d’Ari Folman. Par opposition à ceux qui produisent un récit, les Palestiniens n’ont pas d’histoire à raconter, leur violence éventuelle est, comme leur souffrance, muette. « C’est à eux de faire leurs propres films », répond Ari Folman quand on lui en fait la remarque (6), précisant qu’il ne peut pas parler à leur place. C’est vrai, mais alors le silence des Palestiniens persistera encore longtemps, face à un cinéma israélien qui a, on s’en doute, un accès plus aisé à des sociétés de production ou à des aides publiques susceptibles de financer ses projets. Sans parler des circuits de diffusion, qui posent très clairement la question de l’audience de documentaires palestiniens auprès de publics occidentaux. Ceux-ci ont une proximité culturelle plus grande avec les Israéliens, qui se vivent comme des Occidentaux – ce qui facilite l’identification.

On pensait pouvoir compter sur Avi Mograbi, l’ex-refuznik travaillant avec l’association Shovrim Shtika (« Brisons le silence ») (7), pour casser l’image mythifiée d’un Israël « assoiffé de paix aux mains pures », selon l’expression rapportée par Sylvain Cypel dans Les emmurés  (8). Mais il nous fait accomplir, avec Z32, un triple saut périlleux qui nous laisse sur le carreau : il choisit de filmer délibérément un homme qui avoue avoir pris du plaisir à tuer un Palestinien innocent dans une opération de représailles en territoire occupé. Or, en acceptant de le filmer, il l’absout, en quelque sorte. Condamne son acte, mais ressent de l’empathie pour lui. Il va même plus loin, veut lui redonner sa place dans la communauté humaine, un visage « universel », et, pour cela, choisit une technique de masquage qui ne « floute » pas son visage, mais lui restitue au contraire des traits réguliers, une sorte de beauté antique. Le travail d’orfèvre qu’il accomplit pour maintenir une image ambivalente de sa relation au jeune homme, à mille lieues d’une lecture binaire, aboutit quelque part, et par un cheminement totalement opposé, au même résultat que le film d’Ari Folman : la dénonciation des « horreurs de la guerre », l’humanité du soldat qu’il veut restituer dissolvent les responsabilités israéliennes très réelles, évacuent le politique et diluent le crime de guerre.

Le récit manquant

Au-delà de la figure du soldat, les deux films interrogent leur propre hors-champ ou, plus exactement, ce que la mémoire des individus a à voir avec l’établissement de la vérité historique, avec le « dit » de la guerre et de l’occupation. Entre la singularité des deux récits, leur réitération obsessionnelle ou la recherche d’un épisode traumatique effacé d’une part, et l’appel à la condamnation de la guerre toujours cruelle de l’autre, il y a encore la chaise vide de l’histoire du conflit israélo-palestinien. Certes, Valse avec Bachir restitue bien la responsabilité israélienne « indirecte » (selon les conclusions rendues par la commission israélienne d’enquête Kahane) du massacre de Sabra et Chatila et de l’alliance objective avec les phalangistes libanais – la « valse » avec Bachir Gemayel –, tandis que Z32 a pour cadre un aspect du quotidien brutal de la répression dans les territoires occupés. Mais ils fonctionnent, de façon complexe, sur le déni de réalité « originel » dont Sylvain Cypel analyse les conséquences sur la société israélienne : celui de la spoliation d’un peuple par un autre, qui est au centre de la relation entre Israéliens et Palestiniens. Un non-dit qui pulvérise la hiérarchie des responsabilités et garantit au mieux l’impunité des dirigeants israéliens, sur fond de silence complice de la « communauté internationale ».

Dans les deux films, quoique de façon différente, la rédemption des soldats s’opère par un mécanisme qui voit émerger la question du pardon de façon quasi automatique dès lors qu’il y a « aveu ». Avi Mograbi pose la question cruciale : « Dans des situations de conflit, quand beaucoup de sang a été versé, comment trouver ensuite une forme de rédemption dans la communauté (9)  ? » Dans Valse avec Bachir, un ami assure à Ari qu’il n’est pas coupable, et dans Z32, le réalisateur déclare qu’il pardonne à l’assassin, même si sa femme ne veut pas le voir dans son salon – si bien que Mograbi, dans un entretien, évoque une relation d’« adultère » entre lui et Z32 ! Ainsi avons-nous sous les yeux, par deux fois, la scène qui fait réellement problème dans les deux films : des Israéliens se pardonnent entre eux tout le mal qu’ils font aux Palestiniens. Unilatéralement, pourrait-on dire.

C’est la chaise vide de l’histoire qui autorise Ari Folman à adresser au public français (et, par extension, au public en majeure partie occidental de son film) un « message de paix », et Avi Mograbi à pardonner à un criminel de guerre, quand les crimes de guerre israéliens n’ont pas été jugés, quand le droit n’a pas été dit, quand aucune commission d’enquête sur le modèle de la commission sud-africaine « Vérité et réconciliation » n’a jamais été mise en place. Et que l’occupation dure encore.

Voilà pourquoi il y a parfois, dans les salles obscures, quelques grincements de dents.

Françoise Feugas

(1« Dans les coulisses avec Ari Folman », entretien avec Laurent Weil.

(2« L’adieu aux armes  », Le Nouvel Observateur, semaine du 5 mars 2009.

(3« La langue du dialogue s’est perdue », L’Humanité, 18 février 2009. Entretien réalisé et traduit par Dominique Widemann.

(4« Avant, après l’explosion. Le cinéma d’Avi Mograbi », par Jean-Louis Comolli, Les Cahiers du cinéma, n° 606, novembre 2005, p. 70-72.

(5« Z32, d’Avi Mograbi », entretien avec Pierre Murat, Telerama.fr, 24 février 2009.

(6« L’adieu aux armes », cf. note 2.

(7Association qui recueille et publie sur son site les témoignages d’anciens soldats. Voir la version anglaise : Breaking the silence

(8Sylvain Cypel, Les emmurés. La société israélienne dans l’impasse, « Cahiers libres », La Découverte, 2005.

(9« Z32, d’Avi Mograbi », cf. note 5.

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