Un tabou et un totem, le rapport entre le capital et le travail
(Pierre Khalfa)
La profondeur de la crise actuelle remet au goût du jour le débat sur le protectionnisme. Quelles sont les causes profondes de la crise et quelles solutions avancer ? Résumons rapidement la thèse de Jacques Sapir.
« En effet pour préserver l’emploi, les gouvernements des pays dont les entreprises sont soumises directement à la concurrence de la production à bas coûts et à faible protection sociale tentent de préserver le niveau des profits sur leur territoire (condition nécessaire pour éviter les délocalisations) en transférant les cotisations sociales des entreprises vers les salariés. (…) Cela contribue à peser sur le revenu de la majorité des ménages, qui ne peuvent maintenir leur niveau de consommation que par un recours croissant à l’endettement. (…) Au cœur de la crise ne se trouvent donc point les banques (…) mais bien le libre-échange, dont les effets sont venus se combiner à ceux de la finance libéralisée. (…) La déflation salariale importée y (en Europe et aux Etats-Unis) engendre une explosion de l’endettement des ménages. (…) La déflation salariale trouve son origine dans les politiques prédatrices menées, en matière de commerce international, par les pays d’Extrême-Orient depuis 1998-2000 à travers le libre-échange généralisé. (…) La déflation salariale importée s’est également installée dans l’Union européenne à la faveur de l’élargissement ».
La thèse est cohérente. Sapir l’argumente par une batterie de chiffres montrant l’accroissement des inégalités, la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée et l’explosion de l’endettement dans un certain nombre de pays. Si l’on pourrait discuter de la notion de déflation salariale (1), là n’est pas l’essentiel et les chiffres ne sont pas contestables. Il est indéniable que la part des salaires dans la valeur ajoutée a baissé dans tous les pays développés. Un rapport récent de l’OCDE (2) donne une baisse moyenne de 10 points pour les pays développés depuis 1976. Cela signifie que la masse salariale globale a augmenté à un rythme bien plus faible que le PIB. Mais affirmer cela ne dit rien sur la cause de cette situation et il ne suffit pas d’affirmer plusieurs fois que la déflation salariale est « importée » pour démontrer la réalité du phénomène.
Comme on l’a vu, Sapir date la déflation salariale de 1998-2000 et, dans le cas de l’Union européenne (UE), de l’élargissement de 2004. Or comme le rappelle Michel Husson (3), « le recul salarial est enclenché dès la première moitié des années 1980 ». Cette baisse de la part salariale s’est déroulée dans la décennie 1980, en France entre 1983 et 1998. Depuis, la part salariale s’est à peu près stabilisée. On ne peut donc faire aucune corrélation entre celle-ci et la politique exportatrice à bas coûts salariaux de la Chine ou d’autres pays émergents ni avec l’élargissement de l’Union européenne qui datent de bien plus tard.
En fait ce recul salarial plonge ses racines dans la crise du fordisme des années 1970 qui a abouti notamment à un chômage de masse, dégradant ainsi considérablement les rapports de forces des salariés. Cette situation a été propice à une offensive généralisée des gouvernements et des patronats des pays développés contre les droits des salariés. Elle s’est traduite par des défaites sociales considérables qui ont permis de briser le rapport salarial construit dans la période fordiste et d’instaurer un nouveau type de capitalisme fondé sur la « création de valeur pour l’actionnaire ». Un nouveau rapport salarial a vu ainsi progressivement le jour, basé sur une précarité et une flexibilité accrues et sur la déconnexion entre l’évolution des gains de productivité et l’évolution des salaires.
La « déflation salariale » n’est pas « importée » de l’extérieur, elle se trouve au cœur du modèle productif néolibéral, résultat de l’inversion des rapports de forces entre le capital et le travail. Il ne s’agit pas d’une situation qui serait imposée aux gouvernements et aux entreprises, comme le laisse entendre Sapir, mais d’une volonté politique systématique, plus ou moins freinée par les réactions de mouvements sociaux, de remise en cause des droits sociaux. La déflation salariale n’est pas créée par la Chine ou les nouveaux entrants dans l’Union européenne, mais par les classes dirigeantes des pays du Nord et à leur bénéfice.
Certes Sapir note que ce processus « sert à enrichir encore plus une mince élite dont la fortune a littéralement explosé ces dernières années », mais il ne semble pas voir que ce phénomène trouve sa source dans l’avènement de la logique actionnariale qui domine le fonctionnement du capitalisme néolibéral. La baisse de la part salariale n’a pas servi à accroître la compétitivité des entreprises en augmentant l’investissement. Celui-ci est resté globalement stable. Elle a permis l’explosion des dividendes versés aux actionnaires qui passent de 3,2 % du PIB en 1982 à 8,5 % du PIB en 2007 (4). En liant les dirigeants d’entreprise aux intérêts des actionnaires par une série de mécanismes financiers (stock-options, salaire indexé sur le cours de l’action, bonus divers), la logique actionnariale les pousse à augmenter sans cesse le niveau des profits. C’est ce mécanisme qui a nourri la financiarisation de l’économie.
Sapir fait du transfert des cotisations sociales des entreprises vers les ménages la conséquence directe de la concurrence des pays à bas coût du travail et à faible protection sociale. Le différentiel de salaire entre l’UE à 15 et les pays d’Europe centrale et orientale (Peco) est en moyenne de 1 à 6 (5) et va jusqu’à 1 à 30 avec la Chine. Comment penser que le transfert de quelques points de cotisation sociale serait à même de combler un tel écart ? On est loin du compte et le coût du travail dans l’UE à 15 et aux Etats-Unis, malgré la baisse de la part salariale, reste incomparablement plus élevé que dans ces pays. Le patronat n’a pas attendu la généralisation du libre-échange pour entonner sa complainte sur les « charges » des entreprises et le coût de la protection sociale. Sapir « oublie » une fois de plus le rapport entre le capital et travail pour ne faire de la baisse des cotisations sociales qu’une conséquence des délocalisations.
Une telle analyse ne peut expliquer un fait simple : pourquoi, alors qu’il existe de tels différentiels de coûts salariaux, reste-t-il des entreprises dans les pays développés ? Pourquoi certaines relocalisent, même si ce phénomène est limité ? Certes, tout employeur cherchera à payer ses ouvriers le moins cher possible, mais ce n’est pas le seul critère qui entre en ligne de compte. Outre la qualité des produits (6), le coût du transport, l’existence d’un marché potentiel et d’infrastructures de qualité, c’est la productivité du travail qui est un élément essentiel. Un récent rapport d’information du Sénat (7) fournit des indications intéressantes sur les différentiels de productivité entre les pays émergents et les pays du Nord. Ainsi, le rapport indique que la productivité du secteur manufacturier en Inde ne représente qu’un peu plus de 2 % du niveau américain et moins de 3 % par rapport à l’UE à 15. Celle de la Chine est à peine supérieure : un peu plus de 5 % du niveau américain et moins de 7 % du niveau de l’UE à 15. Si les écarts de productivité sont moins importants avec les nouveaux Etats membres de l’UE, ils restent encore très importants : 20 % du niveau américain, 26 % de celui de l’UE à 15. Même si ces chiffres, notamment dans le cas de la Chine et de l’Inde, sont discutables, il ne fait pas de doute qu’il existe des écarts importants en matière de productivité. Ce sont ces différentiels de productivité qui expliquent en grande partie le fait que le tissu industriel n’a pas disparu dans les pays développés.
Sapir défend l’idée d’un « important tarif communautaire » pour protéger le marché de l’Union. Mais l’instauration de mesures protectionnistes vise, pour lui, à « pénaliser non pas tous les pays pratiquant les bas salaires, mais ceux dont la productivité converge vers nos niveaux et qui ne mettent pas en place des politiques sociales et écologiques également convergentes ». On voit donc que les principaux pays responsables, pour Sapir, de la déflation salariale, comme par exemple la Chine, en seraient par là-même exclus au vu des différentiels de productivité, de même d’ailleurs que les Peco. Quel serait d’ailleurs le seuil qui déterminerait une convergence de productivité et à quels pays s’appliqueraient donc de telles mesures ?
Il préconise la mise en place de « montants compensatoires monétaires » au sein de l’Union européenne pour « compenser les écarts de taux de change, mais aussi de normes sociales et écologiques entre les pays de la zone euro et les autres membres de l’Union ». On peut se demander pourquoi faire une telle distinction entre les pays de la zone euro et les autres membres de l’Union ? Des pays comme la Slovaquie, la Slovénie, Chypre et Malte sont membres de la zone euro et ont des normes sociales très inférieures à celles de pays comme la France ou l’Allemagne, membres de la zone euro, ou de la Suède qui n’y appartient pas. Et pourquoi ne pas appliquer une telle mesure à l’Allemagne qui a imposé à ses salariés une baisse des salaires réels entre 1995 et 2006 pour booster ses exportations au sein de l’Union européenne au détriment de ses partenaires européens ?
Au-delà de ces contradictions, la mesure proposée par Sapir apparaît problématique d’un point de vue pratique. Sapir indique que la « recette des montants compensatoires devrait abonder un fonds de convergence social et écologique ». Or, si les montants compensatoires visaient réellement à compenser le différentiel salarial, ils devraient être très élevés et signifieraient, de fait, une interdiction des exportations venant des Peco. L’alimentation du fonds préconisé par Sapir pour aider ces pays serait donc inexistante. Mais si ces montants compensatoires sont faibles, ils n’auront alors aucun effet dissuasif.
Il faut sortir de ces contradictions. Il ne s’agit pas ici de nier les dégâts du libre-échange généralisé, notamment pour de nombreux pays du Sud, ni les drames sociaux qu’entraînent les délocalisations, et de les combattre, mais de refuser une analyse qui fait de « la Chine et ses voisins (les) responsables de la déflation salariale (8) ». La déréglementation financière et la liberté de circulation des capitaux, combinées au libre-échange, ont certes permis une mise en concurrence des salariés du monde entier, notamment en profitant des salaires partout plus faibles des femmes, qui a renforcé encore les rapports de forces créés par le patronat dans le cadre du capitalisme actionnarial. Mais ils n’en sont pas la cause. Comme le note d’ailleurs Sapir, de façon contradictoire avec le reste de sa thèse, le patronat prend « prétexte » de la concurrence des pays à bas coût du travail pour faire pression sur les salariés. Il ne s’agit effectivement que d’un prétexte, d’une pression psychologico-politique pour arracher des concessions supplémentaires au monde du travail. Elle pèse sans aucun doute sur les capacités de réaction des salariés. Mais ce n’est pas en tenant des propos qui légitiment, de fait, le discours patronal que l’on permettra à ceux-ci de mieux réagir.
Contrairement à ce qu’affirme Sapir, le choix n’est pas entre protectionnisme et libre-échange et le combat pour l’Europe sociale n’est pas « la grande illusion » qu’il dénonce. C’est même la seule façon de sortir par le haut de la situation actuelle. Il s’agit, comme le Manifeste d’Attac-France et les Attac d’Europe le préconisent, d’imposer par des mobilisations sociales et citoyennes une série de mesures comme l’harmonisation par le haut des droits sociaux des salariés, en particulier l’égalité de rémunération entre les femmes et les hommes, la mise en œuvre de critères de convergences sociaux et fiscaux, une augmentation significative du budget européen pour aider les nouveaux entrants… Au-delà, il faut prendre une série de mesures visant à casser la logique du capitalisme actionnarial, telles que la fixation d’une rémunération maximale pour les dirigeants et d’un taux de profit maximal (9), une taxation plus importante des profits non réinvestis…
Que cela soit très difficile à réaliser, cela ne fait aucun doute. Mais est-ce vraiment plus difficile à mettre en œuvre que la solution illusoire qu’il nous propose qui suppose elle aussi de toutes façons un accord unanime des pays de l’Union ? A moins que sa proposition ne vise qu’à être appliquée dans un seul pays, en l’occurrence la France, ce qui signifierait dans ce cas une guerre commerciale généralisée et l’aggravation de la concurrence entre les différents pays de l’Union. Bref, l’exact contraire du but recherché par Sapir.
Le long terme, le court terme et la bonne foi… Réponse à mes contradicteurs sur la question du protectionnisme
(Jacques Sapir)
Comme il fallait s’y attendre, la crise a – enfin – permis au débat sur le protectionnisme de s’ouvrir. Ayant défendu, avec d’autres comme J. L. Gréau, E. Todd et H. El-Karoui, la thèse du protectionnisme, mais l’ayant fait aussi au titre d’universitaire, il est logique que mes positions attirent la critique.
Un véritable débat devrait avoir pour but de définir soigneusement les arguments utilisés par les uns et les autres pour en tester la pertinence et dégager, progressivement, ce qui peut être retenu de ce qui doit être abandonné. Mais, un véritable débat doit éviter la caricature et l’usage d’arguments de mauvaise foi. Dans le cas du protectionnisme, ce n’est – hélas – pas toujours le cas car ce thème semble toucher à des domaines qui ressortent de l’émotif, voire de l’inconscient.
Ces critiques se concentrent sur mon article récent dans Le Monde Diplomatique. En réalité ce texte vient à la suite de publications nombreuses sur ce sujet, dont la première fut l’ouvrage Le Fin de l’Eurolibéralisme (2006). Si l’on veut critiquer de manière sérieuse et honnête mes positions, le matériau ne manque pas. Il devrait permettre à mes lecteurs critiques de se faire une opinion assez juste de ce que j’ai dit, et n’ai pas dit, sur la question du protectionnisme. Force cependant m’est de constater qu’ils ont eu, hélas, la mémoire courte et la lecture sélective.
Le long et le court terme
Une critique qui m’est adressée tant par Michel Husson que par Pierre Khalfa (10) serait que mon analyse de la déflation salariale ne prendrait point en compte le mouvement de long terme de baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée. En bref, que j’attribuerai au libre-échange une transformation qui ne lui est nullement imputable. Ces deux auteurs (ou plus exactement Husson, car Khalfa ne fait que reprendre son argumentaire) estiment que la coupure dans l’évolution du rapport entre salaires et profit date du début des années 1980.
En vérité je n’ai jamais dit autre chose, bien au contraire. Dans l’article que j’ai publié en mai 2008 dans la revue Real-World Economics Review, j’insiste, graphiques et statistiques à l’appui, sur le changement dans l’économie américaine au début des années 1980 (11). Dans la note « D’un monde à l’autre », du 23 octobre 2008 je reprends l’argument et le développe. De même dans une autre note titrée « Les sources internationales de la crise » qui a longuement circulé sur internet et en particulier sur le site de mon collègue André Gunthert de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), je compare le cas américain à celui de la France et je montre qu’il y a deux mouvements, un qui se joue dans les années 1980 et un autre qui se joue après 2000. Dans l’article publié dans la Revue de la Régulation j’indique bien que les racines de la crise actuelle se trouvent dans la révolution conservatrice des années 1980 (12). Prétendre que je ne tiendrai pas compte des évolutions de long terme est donc faux et relève du mensonge.
La thèse que je défends n’est pas que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’en 2000, mais que nous avons eu une nouvelle inflexion très significative à partir de la crise de 1998, et que cette inflexion est largement due à l’accélération de l’impact du libre échange. Le fait me semble pouvoir être totalement et définitivement établi dans le cas des Etats-Unis où la crise actuelle trouve son origine géographique. On voit de manière très nette la position internationale du pays se dégrader de manière spectaculaire à partir de 1998.
Tableau 1
Évolution de la balance commerciale des Etats-Unis depuis 1990.
Exportations en milliards de Dollars | Importations en milliards de Dollars | Solde commercial en milliards de Dollars | PIB en milliards de Dollars (prix courants) | Solde commercial en % du PIB | |
1990 | 552,4 | 630,3 | -77,9 | 5 803,1 | -1,3% |
1991 | 596,8 | 624,3 | -27,5 | 5 995,9 | -0,5% |
1992 | 635,3 | 668,6 | -33,3 | 6 337,7 | -0,5% |
1993 | 655,8 | 720,9 | -65,1 | 6 657,4 | -1,0% |
1994 | 720,9 | 814,5 | -93,6 | 7 072,2 | -1,3% |
1995 | 812,2 | 903,6 | -91,4 | 7 397,7 | -1,2% |
1996 | 868,6 | 964,8 | -96,2 | 7 816,9 | -1,2% |
1997 | 955,3 | 1 056,9 | -101,6 | 8 304,3 | -1,2% |
1998 | 955,9 | 1 115,9 | -160,0 | 8 747,0 | -1,8% |
1999 | 991,2 | 1 251,7 | -260,5 | 9 268,4 | -2,8% |
2000 | 1 096,3 | 1 475,8 | -379,5 | 9 817,0 | -3,9% |
2001 | 1 032,8 | 1 399,8 | -367,0 | 10 128,0 | -3,6% |
2002 | 1 005,9 | 1 430,3 | -424,4 | 10 469,6 | -4,1% |
2003 | 1 040,8 | 1 540,2 | -499,4 | 10 960,8 | -4,6% |
2004 | 1 182,4 | 1 797,8 | -615,4 | 11 685,9 | -5,3% |
2005 | 1 309,4 | 2 023,9 | -714,5 | 12 433,9 | -5,7% |
2006 | 1 467,6 | 2 229,6 | -762,0 | 13 194,7 | -5,8% |
2007 | 1 640,3 | 2 353,0 | -712,7 | 13 843,8 | -5,1% |
Source : US Bureau of Economic Analysis et US Bureau of Labour & Statistics.
Le solde commercial, qui oscillait entre -0,5 du PIB et -1,3 du PIB plonge progressivement sous la barre des -5 . Les travaux du Joint Economic Committee que je cite dans mes divers textes montrent que ceci correspond bien à une cassure dans l’évolution des revenus. Le travail de Josh Bivens (13), qui a poussé Paul Krugman à ré-ouvrir le débat, porte aussi sur cette période (14). On voit d’ailleurs très clairement dans un graphique produit par le JEC que la divergence entre le rythme de progression de la productivité du travail et celui des rémunérations au sens large (salaires et primes ou « job compensations ») correspond parfaitement à l’évolution des chiffres du commerce international.
Graphique 1
En ce qui concerne les pays européens, nous voyons un mouvement comparable, qui se traduit par le processus que j’ai qualifié « d’euro-divergence ». La situation de la balance commerciale de plusieurs pays se détériore de manière spectaculaire à partir de 1998, tandis que l’Allemagne, qui a choisi un modèle néo-mercantiliste fondé sur la délocalisation d’une large partie de ses chaînes de sous-traitance dans les pays à bas coûts salariaux de l’est de l’Europe, dégage un important excédent (15).
Graphique 2
L’impact, suivant les pays considérés a été différent. Mais, on voit en France que les éléments indicateurs de la dépression salariale indiquent une dégradation nouvelle de la situation à partir de 2002.
Tableau 2
Épargne et endettement des ménages en France de 1998 à 2007.
Taux d’épargne en % du PIB | Endettement des ménages en % du PIB | |
1998 | 21,0% | 33,1% |
1999 | 22,4% | 34,4% |
2000 | 21,5% | 34,6% |
2001 | 21,9% | 35,1% |
2002 | 20,5% | 36,1% |
2003 | 20,0% | 37,5% |
2004 | 20,3% | 39,7% |
2005 | 19,6% | 42,5% |
2006 | 20,7% | 45,1% |
2007 | 20,9% | 47,6% |
Source : INSEE et BCE
Le taux d’endettement des ménages était resté stable dans notre pays jusqu’en 1998. Il augmente en fait en deux temps. D’une part, il glisse à la hausse de 3 points de PIB entre 1998 et 2002 (sous le gouvernement Jospin). Puis, le glissement s’accélère avec un accroissement de11,5 points de PIB entre 2002 et 2007.
On est, certes, loin des niveaux des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne ou de l’Espagne, voire de l’Allemagne. Mais, la cassure du trend de longue période à partir de la fin des années 1990 est absolument indiscutable. Elle correspond à une nouvelle dégradation de la part des salaires dans la valeur ajoutée à partir de 2002.
Graphique 3
Source : INSEE
Sans la réforme des « 35 heures », cette dégradation serait probablement survenue plus rapidement.
L’évolution des balances des paiements depuis 1999 est ici instructive.
Tableau 2
Soldes des balances des paiements depuis 1999 en milliards de dollars
Pays développés | Dont Etats-Unis | Dont Japon | Pays émergents | Dont Chine | |
1999 | -107,9 | -299,8 | 114,5 | 37,8 | 21,1 |
2000 | -265,7 | -417,4 | 119,8 | 125,3 | 20,5 |
2001 | -204,5 | -384,7 | 87,7 | 88,9 | 17,4 |
2002 | -211,1 | -459,6 | 112,6 | 133,9 | 35,4 |
2003 | -208,9 | -522,1 | 136,2 | 226,3 | 45,8 |
2004 | -220,6 | -640,2 | 172,1 | 295,9 | 68,6 |
2005 | -431,6 | -759,9 | 165,7 | 518,0 | 160,8 |
2006 | -508,8 | -811,5 | 170,4 | 681,6 | 250,0 |
2007 | -499,8 | -784,3 | 195,9 | 684,2 | 380,0 |
FMI, World Economic Outlook, Washington, DC, Octobre 2007
L’accroissement du déficit des pays développés s’explique par celui des Etats-Unis et de l’Europe hors Allemagne. En effet, si on retire le Japon et l’Allemagne on constate que le déficit global est substantiellement supérieur à celui des Etats-Unis, qui est lui-même, comme on l’a déjà indiqué, considérable.
Il me semble donc que l’on peut considérer comme bien établi l’enchaînement suivant :
Nous avons bien un tournant qui se joue entre 1980 et 1985 et que, contrairement à ce que prétendent Husson et Khalfa sur la base d’une lecture tronquée et déformante de mes textes, je n’ignore nullement.
Mais, nous avons un second tournant qui, en un sens, constitue une aggravation très substantielle du premier, à partir de la fin des années 1990. La pente des courbes d’endettement des ménages dans plusieurs pays développés change brutalement, et l’on passe aux Etats-Unis d’une dépression salariale relative à une dépression salariale absolue dans certains secteurs, ce que traduit la baisse du revenu du ménage médian.
Ce deuxième tournant correspond bien à un changement notable dans les logiques du commerce international.
À vouloir élargir l’horizon temporel de l’analyse, Husson et Khalfa perdent de vue le pivotement que nous connaissons depuis dix ans, en fait depuis la crise des marchés émergents (1997-1999) et ses conséquences. L’absence d’un raisonnement en économie politique internationale les rend aveugles sur un changement majeur et déterminant du capitalisme. En fait, le modèle néo-libéral qui se met en place grâce à la trilogie Reagan-Thatcher-Delors, et qui prend toute son expansion avec la disparition de l’URSS en 1991, rencontre ses limites lors de cette crise. Nous pouvons, rétrospectivement, nous en rendre compte aujourd’hui. L’accélération de la libéralisation de la finance aux Etats-Unis mais aussi au niveau mondial et les tentatives de l’OMC de faire passer un régime généralisé de libre-échange que nous connaissons à partir de 1999, sont une réaction face à cette crise par une véritable fuite en avant. La crise actuelle en est le produit direct.
Une erreur de perspective…
Le texte de Pierre Khalfa nous offre cependant quelques surprises qui révèlent ce que l’on peut qualifier, par pure bonté d’âme, d’erreur de perspective.
Une première citation permet de s’en convaincre :
« La " déflation salariale" n’est pas " importée" de l’extérieur, elle se trouve au cœur du modèle productif néolibéral, résultat de l’inversion des rapports de forces entre le capital et le travail. Il ne s’agit pas d’une situation qui serait imposée aux gouvernements et aux entreprises, comme le laisse entendre Sapir, mais d’une volonté politique systématique, plus ou moins freinée par les réactions de mouvements sociaux, de remise en cause des droits sociaux. La déflation salariale n’est pas créée par la Chine ou les nouveaux entrants dans l’Union européenne, mais par les classes dirigeantes des pays du Nord et à leur bénéfice. »
En quoi le fait qu’une politique soit liée à une décision intérieure empêche-t-il que cette politique ait un lien avec l’extérieur ? Khalfa ignore-t-il donc que le thème de la « contrainte extérieure », soit la pression concurrentielle des importations se traduisant par la dégradation de la balance courante, a été le principal argument des gouvernements, en France en particulier, pour imposer les politiques de « rigueur » qui sont à l’origine de l’évolution du partage de la valeur ajoutée ?
Le débat de 1981-1982 qui a aboutit au « tournant » imposé par Jacques Delors qui a conduit à une inflexion brutale dans le partage de la valeur ajoutée a justement opposé ceux qui souhaitaient plus de protection (par des droits de douane et une dévaluation plus agressive du franc) et ceux qui défendaient une ouverture commerciale et la politique du franc fort. La question du déficit commercial, autrement dit des conditions de gestion du commerce international, a été l’instrument central du tournant des années 1980 en France. Cette question est un instrument à la fois d’un point de vue idéologique (la « contrainte extérieure » venant justifier la politique de « rigueur ») et d’un point de vue macroéconomique (la hausse brutale du chômage induite par la tragique politique de Jacques Delors permettant le basculement des normes de la relation salariale). Jean-Pierre Chevènement, qui était opposé à cette politique et prônait le recours à des protections tarifaires, en tira les conséquences en démissionnant du gouvernement. Il y a là un oubli, tant de la part de Khalfa que de Husson, qui me semble un peu plus réel que ceux que ces deux auteurs m’imputent.
Ainsi, et contrairement à la présentation quasi-autarcique qui en est faite tant par Husson que par Khalfa, dès le début des années 1980 la question de l’économie politique internationale est centrale dans les évolutions du rapport salarial en France.
Pour la période récente, nous avons droit de la part de Khalfa à une autre perle qui mérite citation :
« Sapir fait du transfert des cotisations sociales des entreprises vers les ménages la conséquence directe de la concurrence des pays à bas coût du travail et à faible protection sociale. Le différentiel de salaire entre l’UE à 15 et les pays d’Europe centrale et orientale (Peco) est en moyenne de 1 à 6 et va jusqu’à 1 à 30 avec la Chine. Comment penser que le transfert de quelques points de cotisation sociale serait à même de combler un tel écart ? On est loin du compte et le coût du travail dans l’UE à 15 et aux Etats-Unis, malgré la baisse de la part salariale, reste incomparablement plus élevé que dans ces pays. Le patronat n’a pas attendu la généralisation du libre-échange pour entonner sa complainte sur les « charges » des entreprises et le coût de la protection sociale. Sapir « oublie » une fois de plus le rapport entre le capital et travail pour ne faire de la baisse des cotisations sociales qu’une conséquence des délocalisations. »
On est ici devant un tissu d’inconséquences logiques et de mauvaise foi, qu’il faut démonter pièce par pièce.
Khalfa reconnaît que l’on a des écarts de salaires de 1 à 6 avec les PECO et de 1 à 30 avec la Chine, mais pour lui, la déflation salariale ne peut pas être importée…Ceci ne serait vrai que dans un cas : si la productivité du travail en France était supérieure à 6 fois celle des PECO et 30 fois celle de la Chine.
Il y a ensuite une phrase magnifique : « Comment penser que le transfert de quelques points de cotisation sociale serait à même de combler un tel écart ? »
Certes, la TVA sociale ne règlerait pas le problème. Mais en quoi cela signifie-t-il que l’on ne se sert pas de la pression extérieure pour démanteler la protection sociale ? Je n’ai jamais prétendu que la politique des gouvernements néo-libéraux serait efficace, ou qu’il fallait introduire la TVA sociale, et ce pour une bonne et simple raison : je ne suis pas néo-libéral !
Ah, le beau syllogisme…Dire que la preuve qu’une politique existe est qu’elle doit être efficace est digne d’un Pangloss. Où alors, cela signifie que Khalfa affecte de croire que les acteurs (du moins pour la bourgeoisie) sont de pures machines rationnelles, capables d’anticiper (rationnellement s’entend) la totalité des conséquences de leurs actions. Mais, si tel est le cas, il y a une solution d’équilibre inter-temporel stable et Pareto-efficient. On attend avec impatience qu’il nous la présente…
Bien sûr que le patronat n’a de cesse de faire baisser les charges ; mais cela ne veut pas dire qu’il y arrive toujours (ou alors Khalfa doit nous faire la démonstration de la thèse de la paupérisation absolue permanente du salariat, comme le défendait le PCF dans les années 1950…). Si nous connaissons aujourd’hui une tendance à la paupérisation relative, et dans certains cas absolue, c’est bien à travers le changement du rapport des forces entre le salariat et le capital qui découle de la pression concurrentielle exercée par des pays qui combinent à la fois un faible coût salarial et des gains en productivité qui sont importants.
Il faut enfin ajouter sur ce point que la présentation, chez Husson comme chez Khalfa, de la politique patronale se fait comme si cette dernière était parfaitement unifiée ; comme si, du patron artisan ou de PME jusqu’à la direction de la multinationale, depuis l’industrie mécanique jusqu’à la finance la plus débridée, il y a à la fois unité d’intérêt et de représentations.
La réalité est bien plus complexe. En fait les politiques combinant l’ouverture commerciale et une surévaluation du taux de change (le franc fort) n’ont pas seulement permis de changer le rapport entre travail et capital, mais ont aussi permis une répartition des profits différente au sein même du capital. C’est bien la raison pour laquelle ces politiques aujourd’hui ne font plus consensus au sein du capital, ce dont – à l’évidence – Khalfa ne s’aperçoit nullement.
Khalfa présente ensuite l’argument selon lequel la productivité de pays comme l’Inde et la Chine est tellement basse que les faibles coûts salariaux ne peuvent expliquer la pression concurrentielle de ces pays. Mais il oublie de dire que l’étude qu’il cite est globale et ne tient pas compte des écarts entre branches. Or, citer un chiffre « moyen » n’a de sens que si l’échantillon est homogène. On apprend cela en général en deuxième année de licence…
Par ailleurs, même si pour toutes les branches la productivité du travail en Chine n’était que de 7 % de celle de l’UE, alors le rapport des salaires devrait être de 1 à 14 et non de 1 à 30 comme il le reconnaît lui-même (100/7 = 14,28). Khalfa n’est donc pas seulement fâché avec la logique mais aussi avec l’arithmétique…
La même chose se passe pour les PECO. Khalfa affirme que la productivité est de 26 % de celle de l’UE. En réalité, il s’agit à nouveau d’une moyenne. Or, dans le domaine de la sous-traitance automobile qui a été le secteur où les délocalisations directes et indirectes ont été les plus importantes, on est plus proche de 50 à 75 pour des pays comme la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie. Mais, passons sur ce détail et admettons le chiffre de 26 . Ceci impliquerait que les salaires soient dans un rapport de 1 à 4. Or, Khalfa reconnaît qu’ils sont dans un rapport de 1 à 6…
Il y a donc bien un problème de compétitivité lié à la différence qui existe entre le rapport des salaires et le rapport des productivités, et ceci même si on raisonne à partir des chiffres « moyens ».
Sans doute faudrait-il se cotiser pour offrir une calculette à Khalfa….
Continuons la lecture pour tomber cette fois de l’erreur de logique et d’arithmétique à l’argument de pure mauvaise foi : « Sapir "oublie" une fois de plus le rapport entre le capital et travail pour ne faire de la baisse des cotisations sociales qu’une conséquence des délocalisations. »
Pauvre Khalfa ! C’est bien triste d’en arriver là ! Si, au lieu de se livrer à des affirmations aussi abruptes et d’oublier de lire ce que j’ai produit sur la question depuis 2005, il avait repris les pages de mon livre La Fin de l’eurolibéralisme qui portent sur ce sujet, il aurait vu que je montre comment c’est le chantage à la délocalisation qui permet justement la modification du rapport entre capital et travail.
Il faut donc croire que Khalfa, qui jure n’avoir d’autre boussole que les intérêts du salariat, n’a jamais parlé à des ouvriers de Bosch, de Citroën (PSA) où d’autres entreprises où la direction a mis les salariés devant l’alternative de devoir soit abandonner des acquis salariaux et sociaux soit voir l’entreprise se délocaliser.
On a ici le cœur un peu lassé devant la méthode, mais hélas la mauvaise foi continue, à preuve la citation suivante :
« Sapir défend l’idée d’un " important tarif communautaire " pour protéger le marché de l’Union. Mais l’instauration de mesures protectionnistes vise, pour lui, à " pénaliser non pas tous les pays pratiquant les bas salaires, mais ceux dont la productivité converge vers nos niveaux et qui ne mettent pas en place des politiques sociales et écologiques également convergentes ". On voit donc que les principaux pays responsables, pour Sapir, de la déflation salariale, comme par exemple la Chine, en seraient par là-même exclus au vu des différentiels de productivité, de même d’ailleurs que les Peco. »
Et bien non, pauvre Khalfa. D’abord parce que si l’on s’en tient au rapport même que vous citez, il y a bien un écart sensible entre le salaire correspondant à la productivité et celui qui est pratiqué, de 1 à 14 à 1 à 30 pour la Chine, et de 1à 4 à 1 à 6 pour les PECO. Ensuite, parce que j’ai toujours affirmé que ces protections devraient être différentes, suivant les branches et secteurs d’activité, car en réalité les gains en productivité des pays que je vise n’ont pas lieu dans TOUTES les activités industrielles.
Un peu plus bas (dans tous les sens du terme) Khalfa ajoute à propos de mon projet d’introduire au sein de l’UE des mesures inspirées des montants compensatoires monétaires qui fonctionnèrent dans les années 1960 et 1970 :
« Au-delà de ces contradictions, la mesure proposée par Sapir apparaît problématique d’un point de vue pratique. Sapir indique que la "recette des montants compensatoires devrait abonder un fonds de convergence social et écologique". Or, si les montants compensatoires visaient réellement à compenser le différentiel salarial, ils devraient être très élevés et signifieraient, de fait, une interdiction des exportations venant des Peco. »
Si je m’en tiens aux chiffres présentés par Khalfa, nous avons un écart de 1 à 4 entre les productivités et de 1 à 6 entre les salaires (et ceci sans tenir compte de la protection sociale, soit du salaire indirect) pour les PECO entrés dans l’UE. En considérant les coûts de transport comme nuls (ce qui est une simplification, mais ils sont effectivement assez faibles aujourd’hui), il faudrait mettre une taxe à 50 % ce qui, à l’échelle des taux historiquement pratiqués, n’est pas si excessif que cela.
Notons, d’ailleurs, que si Khalfa s’était donné la peine de lire ce que j’ai écrit sur ce sujet, il verrait que je préconise des montants compensatoires négociés de manière à pousser les pays à converger en fonction de leur progression de productivité, vers le niveau salarial et social des pays les plus avancés. Un tel accord peut admettre pour une période de 2 à 3 ans un avantage pour le pays émergent. Si cet avantage est de court terme, il est insuffisant pour constituer une incitation à la délocalisation, directe et indirecte.
Sur le fond, ma position quant aux sources profondes de la crise n’a pas changé depuis le texte « Le monde qui vient », qui fut posté sur internet le 24 octobre 2008, qui circula largement, et que Khalfa se garde bien de citer car il révèlerait dans toute son ampleur la mauvaise foi de sa critique (16) :
« Si la récession dans laquelle nous sommes entrés est appelée à être importante, on ne doit pas non plus en sous-estimer la durée. Contrairement aux affirmations fallacieuses de certains économistes "médiatiques" en 2007 ou au premier semestre de 2008, nous ne sommes pas dans un simple " cycle " économique. Cette crise est avant tout celle d’un modèle de croissance ou d’un mode d’accumulation qui s’est mis en place à partir des années 1980.
« Contrairement au mode d’accumulation antérieur, il a été caractérisé par une capture presque totale des gains de productivité par les profits au détriment des salaires. Ceci a permis de développer les versements de dividendes aux actionnaires de manière considérable, et plus encore de développer les rendements des placements financiers. Ces derniers ont pu aussi progresser grâce à la déréglementation des opérations bancaires et financières qui a permis la mise en place de leviers de financement caractérisé par des rapports entre le capital initial et les fonds empruntés de 1 à 25 ou 30. Le recours à la titrisation des dettes a permis une dissémination du risque que l’on a confondu avec sa mutualisation. Elle a permis une baisse des taux d’intérêts rendant l’endettement d’autant plus facile et venant renforcer les pratiques d’effet de levier. La finance a fonctionné comme une trappe à valeur ajoutée. Dans un premier temps, ceci a conduit à de fortes hausses des prix des actifs, qu’ils soient mobiliers ou immobiliers.
« La valeur actionnariale a été un des principes de ce mode d’accumulation financiarisé, où la richesse semblait ne devoir provenir principalement non des revenus du travail mais des rendements des patrimoines accumulés. Mais ceci n’a pas été le seul principe fondateur de ce régime d’accumulation.
« Pour aboutir à ce résultat, il ne fallait pas seulement la mise e place d’une fiscalité de moins en moins redistributrice comme on l’a vu aux Etats-Unis à partir de 1980 puis progressivement en Europe. Il fallait encore pouvoir créer une véritable déflation salariale. L’ouverture progressive et la mise en place d’un cadre généralisé de libre-échange a été l’instrument principal de cette déflation salariale. Si le mouvement des délocalisations a été relativement faible au total, l’impact de la menace de ces dernières a été décisive pour non seulement comprimer la hausse réelle des salaires mais aussi conduire à des baisses des prestations sociales. La pression exercée par la combinaison de faibles salaires et d’une absence de protection sociale et écologique dans des pays où les transferts de capitaux ont permis des gains de productivité très rapide a fait éclater le compromis social issu de 1945, voire des années 1930. »
Je n’ai donc attendu ni Husson ni Khalfa pour indiquer que cette crise vient de loin et trouve ses racines dans le tournant des années 1980. Seulement, là où ils soutiennent implicitement une thèse à la fois idéaliste (l’intention induit directement le changement du réel sans médiation) et semi-autarcique (ce qui se passe dans une économie nationale n’est pas mis en relation avec ses modes d’interaction avec les autres économies) je m’efforce quant à moi d’avoir un point de vue matérialiste.
Peu m’importent les intentions. Ce qui importe, c’est à travers quelles médiations elles s’attaquent au monde réel pour le transformer. Dans le cas présent, ce sont bien les politiques d’ouverture commerciale, combinées à la libéralisation financière et dans le cas de la France à la politique de change, qui ont permis la mise en place du mode d’accumulation qui a conduit à cette crise à travers un changement majeur dans la relation travail – capital. Mais, comme je le rappelle dans la première section de ce texte, un tournant peut en cacher un autre. Identifier celui de 1980 ne doit pas conduire à nier celui de 1998. C’est là où la question de l’économie politique internationale, qui est le point aveugle du raisonnement de Husson, par ailleurs fort riche dans son approche statistique, prend tout son sens.
Enlevez l’ouverture internationale et les politiques visant à transformer le rapport travail-capital perdent leur cohérence et leur efficacité. Ceux qui, en 1981-1982, se sont battus contre Delors et sa contre-révolution benoîtement empaquetée d’hypocrisie sociale-chrétienne ne s’y étaient pas trompés.
Retour à l’économie politique internationale de la crise actuelle
Il faut ici revenir sur l’économie politique internationale de la crise et les évolutions des dix dernières années. Je vais citer un tableau, que j’ai beaucoup utilisé dans mes derniers textes, mais que Khalfa « oublie » systématiquement d’analyser.
Tableau 3 :
Évolution de l’indice de similitude d’exportation avec l’OCDE
1972 | 1983 | 1994 | 2005 | |
---|---|---|---|---|
Taiwan | 0,14 | 0,17 | 0,22 | 0,22 |
Hong Kong | 0,11 | 0,13 | 0,17 | 0,15 |
Corée | 0,11 | 0,18 | 0,25 | 0,33 |
Singapour | 0,06 | 0,13 | 0,16 | 0,15 |
Chine | 0,05 | 0,08 | 0,15 | 0,21 |
Inde | 0,05 | 0,07 | 0,09 | 0,16 |
Mexique | 0,18 | 0,20 | 0,28 | 0,33 |
Brésil | 0,15 | 0,16 | 0,19 | 0,20 |
Argentine | 0,11 | 0,09 | 0,09 | 0,13 |
Source : P.K. Schott, “The relative sophistication of Chinese exports”, Economic Policy, n°55, Janvier 2008, pp. 7-40, p. 26.
Ce tableau montre la rapidité de la remontée de filière technique que l’on connaît en Chine, et qui n’a d’équivalent que celle, mais depuis une base plus élevée, de la Corée du Sud.
La responsabilité de la Chine et de ses voisins, mais aussi des PECO pour l’impact sur l’Europe occidentale dans la déflation salariale, est absolument indiscutable.
Le constater n’est pas démoniser les Chinois. J’ai écrit qu’ils n’avaient probablement pas eu d’autre choix et je vais citer un autre de mes textes qui a été posté sur le site de mon collègue André Gunthert de l’EHESS (17) :
« La crise de 1997-1999 marqua un changement de régime dans l’ordre financier international (18). C’est en effet cette crise de 1997-1999, on doit s’en souvenir, qui a conduit de nombreux pays à se doter de réserves en devises excessives pour se prémunir contre cette instabilité. Cette politique a un coût interne non négligeable, qui pourrait être évité si l’on avait un système financier international moins dysfonctionnel (19).
La croissance des pays qui ont eu recours à cette stratégie aurait pu être mieux équilibrée, tant sur le plan social qu’écologique. »
Avec un autre système monétaire international et en particulier des convertibilités monétaires limitées au compte courant, il est clair que la Chine aurait eu d’autres options que la politique prédatrice qu’elle a menée. De même, si l’on avait eu le courage politique de dire aux PECO que leur entrée dans l’UE était prématurée et si l’on avait mis en place un réel programme d’assistance et non cette triste farce que furent les programmes PHARE et TACIS (20), les choix de ces pays auraient pu être différents. internes et celles de l’EPI, au contraire du raisonnement autarcique de Khalfa qui veut tout ramener aux déterminants internes, que je puis constater à la fois la responsabilité des politiques prédatrices de certains pays dans la déflation salariale tout en expliquant pourquoi elles se sont mises en place et pourquoi elles ne sont pas des choix robustes à long terme. De même, il devient possible d’analyser les choix de notre bourgeoisie qui a délibérément joué de l’ouverture du commerce et de la finance ainsi que de l’accrochage du Franc au Mark pour modifier le rapport salarial travail.
La question des parités monétaires est d’ailleurs étroitement liée à celle du régime de commerce international.
Entre 1982 et 2000, la déflation salariale découle de la combinaison de l’ouverture commerciale et de la politique dite de « Franc Fort ». La hausse brutale du chômage que cette combinaison a induit permet de modifier de manière très significative le rapport entre le travail et le capital, au profit de ce dernier. Depuis 2000, la question du libre-échange devient prioritaire, même si la surévaluation de l’Euro, que ce soit face audollar ou au yuan et monnaies associées, accroît le problème à partir de 2005/2006.
Le débat qui vient va donc porter simultanément sur la question des régimes de change et sur celle des niveaux de protectionnisme à adopter. De fait, les deux sont étroitement liées. Une dévaluation est l’équivalent d’un montant protecteur pour les agents opérant sur le marché intérieur qui serait par ailleurs transféré aux exportateurs. C’est un mécanisme simple, rapide à mettre en œuvre, mais qui est peu discriminant entre activités et qui peut poser un problème si le pays et ses agents sont endettés dans une devise étrangère. Les droits de douane peuvent, eux, être modulés suivant les activités pour mettre en place une politique industrielle. Les sommes sont transférées à l’État qui peut, alors, les ré-allouer suivant sa politique. C’est moins simple, mais plus précis et cela évite de créer un problème avec la dette extérieure, quand elle existe.
Cette expérience historique montre qu’il faut en général, pour tendre vers le plein emploi, combiner les deux. Keynes était ainsi en faveur d’une flexibilité contrôlée des taux de change et de mesures protectionnistes (21). Dans la mesure où la crise actuelle ne pourra pas se dénouer sans un retour vers une certaine inflation, et dans la mesure où les structures économiques des pays européens sont assez différentes en particulier dans le lien entre croissance et inflation, la question de la flexibilité monétaire sera à nouveau posée.
Il reste une question qui, tout en relevant de l’économiepolitique internationale nous ramène directement au débat sur le protectionnisme, c’est celle d’une évaluation réaliste des modes d’action de la déflation salariale importée. Si l’on veut évaluer de manière honnête ce que l’on appelle les délocalisations, il faut tenir compte de 3 effets distincts, mais se renforcent.
- Les délocalisations directes. Il s’agit ici d’emplois déjà existants dans un pays et transférés dans un autre pays (par fermeture de l’usine dans le pays d’origine). On considère de manière générale que ces délocalisations ont affecté environ entre 1% et 1,5% des emplois industriels en France soit à peu près 0,4% à 0,6% de la population active. C’est, sous cette forme directe, fort peu. C’est ce qui justifie l’argumentation des défenseurs du libre-échange qui prétendent que les délocalisations ne posent pas de véritable problème.
- Les délocalisations indirectes. Il s’agit cette fois de la création délibérée d’emplois à l’étranger pour servir non pas le marché local mais pour la réexportation vers le pays d’origine. Ce mouvement est quant à lui complètement ignoré dans les débats sur les délocalisations. Il correspond à la décision d’une grande entreprise qui conçoit un nouveau produit et en réalise l’industrialisation d’emblée dans un pays à faibles coûts salariaux et ce à but de réexport. Cette pratique, on le sait, est devenue systématique dans l’industrie automobile mais aussi la mécanique depuis une dizaine d’année. Il y a là un « manque à employer » plus qu’une destruction directe d’emploi. Les délocalisations indirectes constituent donc l’équivalent du « coût d’opportunité » par rapport aux délocalisations directes qui seraient le coût immédiatement constaté. On peut chiffrer dans le cas de la France et suivant les hypothèses de productivité l’impact de ces délocalisations indirectes entre 1 % et 1,6 % de la population active.
- L’effet dépressif sur le marché intérieur. La menace des délocalisations et le chantage auquel se livrent les entreprises ont conduit à maintenir les salaires dans l’industrie à un niveau très faible et à exercer une pression croissante sur les salariés. Ces deux effets contribuent à déprimer le marché intérieur et sont la forme induite de la déflation salariale. La faiblesse des revenus tend à déprimer la consommation et donc la demande intérieure. Dans le même temps, la pression exercée sur les salariés, pour que les gains de productivité compensent les bas salaires, est une des causes principales du stress au travail et des maladies qui en sont induites. Faute d’une enquête épidémiologique systématique en France, le coût de ces maladies n’a pas été globalement estimé. Pour des pays comme la Suisse ou la Suède, où des enquêtes systématiques ont été réalisées, on arrive à 3 % du PIB. En France, ceci signifierait près de 60 milliards d’euros, qu’il faut comparer aux 15 milliards du déficit de la sécurité sociale (22). Il est clair que si les gains salariaux avaient pu suivre ceux de la productivité, et si l’on avait pu économiser ne serait-ce que 1 % du PIB en cotisations tant salariées que patronales, on aurait eu un impact très fort de ce surcroît de pouvoir d’achat sur la croissance et donc sur l’emploi.
Si l’on additionne les trois effets, on obtient un impact important sur l’emploi, en partie concentré sur l’emploi industriel directement concerné par les deux premiers effets. Mais, il faut savoir que pour toute quantité d’emplois industriels perdus, nous avons des pertes induites dans les services. L’effet multiplicateur des pertes d’emplois provoquées par les délocalisations directes et indirectes vient alors s’ajouter aux destructions d’emplois induites par le troisième effet.
Personne n’a jusqu’à maintenant cherché honnêtement à calculer l’impact de ces trois effets. Les discussions, pour l’instant, se sont concentrées sur le premier. Une approche prudente laisse à penser que l’on pourrait bien être à un chiffre de l’ordre de 4 % de la population active totale, soit 50 % du taux de chômage de 2007.
Cependant, pour prendre en compte l’ensemble des dynamiques issues de ces trois effets et en particulier la possibilité de ré-allouer une partie de l’argent public qui sert à amortir le chômage et ses conséquences vers des usages plus créateurs comme la formation professionnelle ou les investissements matériels, cette approche prudente sous-estime à coup sur l’impact réel du libre-échange sur l’emploi.
Pour ne pas conclure…
Ceci me conduit à ce qui aurait dû être la conclusion naturelle du débat, s’il avait été mené de bonne foi. Il me semblait clair que mon article dans le Monde Diplomatique ne contenait par définition qu’une partie de mon argumentation, ne serait-ce que parce que le format de ce mensuel ne permet pas d’aller jusqu’au fond de raisonnements qui nécessitent la mobilisation d’arguments techniques. Ayant beaucoup publié sur ce thème (23), je pensais que mes critiques auraient l’honnêteté et la rigueur intellectuelle d’aller chercher mon argumentation dans toute sa cohérence.
Je me suis à l’évidence trompé, du moins pour certains d’entre eux. C’est dommage, car ceci ne fait que retarder le débat et les ajustements d’une gauche dont ce ne serait pas la première fois qu’elle commettrait sur ce terrain une erreur stratégique (24).
Le problème en réalité n’est pas le protectionnisme, dont le retour est inévitable. Mais, le protectionnisme n’étant qu’une condition nécessaire et non suffisante à une modification du rapport entre travail et capital et à la mise en place de politiques de plein emploi, il convient de définir ce que devraient être les politiques industrielles, financières mais aussi fiscales venant accompagner le protectionnisme. Si une critique devait m’être faite, c’est bien sur ce point. Il y a à l’évidence ici un énorme chantier sur lequel je me suis trop peu exprimé.
Frédéric Lordon a fait considérablement avancer le débat pour ce que devrait être une réforme de la finance. Mais, pour éviter que les entreprises, financières et non-financières, se délocalisent pour échapper aux contraintes qu’il veut introduire, il faudra bien envisager des mesures de protection rendant trop coûteux à ces entreprises de vouloir opérer sur le marché intérieur depuis l’extérieur.
La question de la politique industrielle (et de ce fait des taux de protection à adopter suivant les activités) doit aussi être posée. Elle ne saurait être pensée en dehors d’une démarche de développement durable car dans le choix des techniques à soutenir dans les différentes branches de l’activité économique, la question de l’empreinte environnementale sera déterminante.
La question de la monnaie, du maintien dans la zone euro ou d’une sortie de cette dernière, doit aussi être abordée. J’ai un peu plus avancé sur cette question, ayant été un des rares à avoir pronostiqué une crise de la zone euro dès 2006 (25).
Enfin, la question des nouvelles règles sociales à inventer, et de la nécessaire présence du salariat dans le processus de décision économique, est elle aussi ouverte.
À faire le compte, il y avait bien d’autres choses à dire, en somme, que ces syllogismes, ces fautes grossières de logique et de calcul quand ce n’est pas de la déformation volontaire, qui constituent la trame de ce que Pierre Khalfa appelle sa « critique ».
En bref, j’aurai compris que des lecteurs critiques m’interpellent en me disant : « Le protectionnisme, certes. Mais après ? ». Je suis conscient que le protectionnisme n’est pas une panacée. Je ne l’ai d’ailleurs jamais dit ou écrit. Mais le protectionnisme est la condition nécessaire sans laquelle rien ne pourra être fait ni tenté pour sortir de la crise actuelle et inverser le rapport entre travail et capital qui s’est mis en place dans les années 1980. Ceci je l’affirme et je l’assume dans toutes ses conséquences.
Protectionnisme : pour un débat rigoureux
(Michel Husson)
Le débat avec les « néo-protectionnistes » porte essentiellement sur une thèse que Jacques Sapir formule ainsi : « l’ouverture progressive et la mise en place d’un cadre généralisé de libre-échange a été l’instrument principal de [la] déflation salariale ». Je l’avais critiquée dans un texte récent. Dans sa longue réponse à ses détracteurs, Sapir ne nie pas l’existence du tournant libéral du début des années 1980 mais précise sa thèse en parlant d’une « une nouvelle inflexion très significative à partir de la crise de 1998 (…) largement due à l’accélération de l’impact du libre échange ». Cependant, les éléments de démonstration avancés contribuent au contraire à mettre en évidence la fragilité de cette position de repli.
Sapir commence par le cas des Etats-Unis où le fait lui semble « pouvoir être totalement et définitivement établi ». Il est incontestable que la position internationale des Etats-Unis s’est dégradée « de manière spectaculaire à partir de 1998 ». Sapir rapproche cette première tendance de l’évolution relative du salaire et de la productivité ; selon lui : « la divergence entre le rythme de progression de la productivité du travail et celui des rémunérations (...) correspond parfaitement à l’évolution des chiffres du commerce international ».
Cette assertion est erronée. Sapir commet d’emblée une grave erreur de méthode qui consiste à vouloir établir la présence d’une « inflexion très significative » en 1998 en raisonnant sur la période 1998-2008, sans donc examiner ce qui s’est passé avant. Il lui était pourtant facile d’élargir l’angle de vision, en mobilisant les données de l’Economic Policy Institute, bien connues des spécialistes du domaine. Elles couvrent une période plus longue (1973-2004) et conduisent aux résultats illustrés par le graphique 1.
Graphique 1
On peut y vérifier que le salaire a décroché de la productivité bien avant 1998. Le ratio salaire/productivité se retourne à la baisse dès 1982 et l’inflexion repérée par Sapir en 1998 ne marque pas un changement de tendance mais correspond à une fluctuation cyclique.
Un raisonnement direct sur la part des salaires conduit au même diagnostic. Le graphique 2 montre là encore que la véritable rupture de tendance date du début des années 1980 aussi bien aux Etats-Unis que dans l’Union européenne. Il faut une loupe très grossissante pour déceler une inflexion d’ampleur comparable à partir de 1998.
Graphique 2 La part salariale aux Etats-Unis et en Europe. 1960-2005
Selon Sapir, la divergence entre salaire et productivité « correspond parfaitement à l’évolution des chiffres du commerce international ». Le graphique 3 montre à quel point ce rapprochement est approximatif. Comme on l’a déjà signalé, la dégradation du salaire par rapport à la productivité est une tendance très régulière depuis 1982. Mais elle n’est en aucun cas freinée lors du rétablissement du solde commercial entre 1987 et 1997 et elle n’est pas non plus accélérée à partir de 1998 par le creusement du déficit, comme ce devrait être le cas si, comme le soutient Sapir, la compression salariale était « largement due à l’accélération de l’impact du libre échange ».
Graphique 3 Solde commercial et déflation salariale aux Etats-Unis. 1973-2004
Source : Economic Policy Institute, Bureau of Economic Analysis
Les démonstrations qui suivent manquent tout autant de rigueur. Dans le cas de l’Europe, Sapir illustre le phénomène d’« euro-divergence » par l’évolution très contrastée des balances des paiements. C’est tout à fait juste, mais sans rapport avec sa thèse générale. Il faudrait établir un lien entre degré de compression salariale et déficit commercial mais Sapir nous livre au contraire un contre-exemple majeur, celui de l’Allemagne. C’est en effet le pays qui a le plus comprimé ses salaires en Europe, mais il a dégagé un excédent record. On ne peut donc soutenir à la fois que c’est le déficit qui mesure l’impact du libre échange sur les salaires aux Etats-Unis alors que ce serait l’excédent en Allemagne.
Dans le cas de la France, Sapir évoque une « nouvelle dégradation de la part des salaires dans la valeur ajoutée à partir de 2002 » ; malheureusement le graphique qu’il exhibe montre au contraire que la part des salaires reste à peu près plate. On serait donc bien en peine d’y trouver le signe d’une « aggravation très substantielle ».
Force est de constater, très honnêtement, que les arguments mobilisés par Jacques Sapir à l’appui de sa thèse ne tiennent pas la route et n’infirment en rien les critiques que j’avais formulées à l’encontre des thèses « néo-protectionnistes ».
La réponse de Sapir ne dissipe pas non plus le manque de cohérence de ces propositions que je soulignais dans ma critique. En lecteur attentif des travaux de Sapir, j’avais cité ce passage de son livre La fin de l’euro-libéralisme, où il expliquait à juste titre qu’on « ne peut exiger d’économies où la productivité du travail est très faible qu’elles financent des mesures identiques aux nôtres (...) Ne sont donc visées ici que les économies où les conditions de production se rapprochent de celles que nous connaissons ». Soulignons au passage que ce n’est pas la position de Gréau, de Todd ou de El Karoui que pourtant Sapir évoque dans sa réponse sans s’en démarquer.
Les arguments « malhonnêtes » (sic) de Pierre Khalfa conduisent Sapir à préciser sa position en ce qui concerne les Peco (pays d’Europe centrale et orientale) récemment entrés dans l’Union européenne : « il faudrait [leur] mettre une taxe à 50 % ce qui, à l’échelle des taux historiquement pratiqués, n’est pas si excessif que cela ». Sapir s’empresse de préciser que ces « montants compensatoires » plutôt dissuasifs seraient « négociés » avec les pays concernés. On a le droit de penser qu’une telle mesure est assez éloignée de la politique d’harmonisation européenne qui serait nécessaire. Mais ce n’est pas le plus important. On découvre en effet que le protectionnisme tel que l’entend Sapir - quand on le pousse à préciser sa pensée - ne consiste pas à préconiser un tarif extérieur commun : son protectionnisme est avant tout intra-européen et concerne essentiellement les nouveaux Etats membres. A l’extérieur en effet, les pays émergents comme la Chine ne sont pas concernés dans la mesure où ils ne disposent pas de « conditions de production [qui] se rapprochent de celles que nous connaissons » et la plupart des pays développés n’ont pas non plus de raison d’être visés. L’incohérence de ces propositions est alors flagrante puisqu’elles n’auraient de sens que si les Peco étaient les principaux vecteurs de la compression salariale européenne : ce sont en tout cas les seuls pays effectivement visés par la mesure-phare avancée par Sapir.
Et puis il y a cette petite musique qui conduit de l’éloge du protectionnisme à la remise en cause de l’euro : « la question de la monnaie, du maintien dans la zone euro ou d’une sortie de cette dernière, doit aussi être abordée ». Ce glissement progressif confirme que l’euro-protectionnisme a tendance à se dissoudre assez rapidement dans un protectionnisme national assez peu altruiste.
Remarques sur la réponse de Jacques Sapir
(Pierre Khalfa)
Avant d’en venir au fond de la réponse de Jacques Sapir à la critique faite à son article dans Le Monde diplomatique, deux remarques préliminaires s’imposent. La première concerne le ton employé par Sapir. Il semble qu’il ait été piqué au vif par les critiques faites à son article. Cela ne justifie pas pour autant d’adopter à l’égard de son contradicteur une tonalité méprisante avec, employée à plusieurs reprises, l’expression « pauvre Khalfa » et d’autres formules du même acabit, à moins que cela n’ait pour objectif d’abaisser un interlocuteur en espérant ainsi affaiblir son argumentation. Pour bien connu qu’il soit, le procédé n’en est pas moins détestable !
La seconde remarque concerne la méthode employée par Sapir qui consiste à renvoyer à d’autres de ses écrits pour répondre aux critiques faites à son article. Ainsi il faudrait avoir lu ses œuvres complètes pour comprendre correctement son article dans Le Monde diplomatique. C’est trop demander au lecteur ! Mon propos n’étant pas de critiquer l’œuvre complète de Sapir, mais un article précis, je lui donne acte sans problème qu’il a écrit des articles mieux inspirés que celui paru dans Le Monde diplomatique.
Le partage de la valeur ajoutée
Sapir reconnaît qu’il y a bien eu un tournant au début des années 1980 et que ce tournant n’a rien à voir avec les pays émergents. Son article du Monde diplomatique n’en disait pas un mot et faisait comme si ce tournant majeur n’avait pas existé. Sapir donne donc raison à ses contempteurs.
Il affirme maintenant dans sa réponse qu’il y aurait eu un second tournant à la fin des années 1990, avec une nouvelle dégradation de la part salariale qu’il situe pour la France à partir de 2002. C’est une présentation nouvelle qu’il faut examiner. Le graphique qu’il produit pour la France montre l’évolution de la part des salaires et traitements bruts entre 1998 et 2007. Cette part monte très légèrement jusqu’en 2002 et revient doucement en 2007 à sa valeur de 1999. Prises sur une plus longue période, les données de l’Insee confirment que la part salariale est stable depuis 1990, en n’évoluant que faiblement. Entre 2002 et 2007, la baisse est de 0,7 point. On ne peut donc en aucune façon parler de « cassure indiscutable » comme il le fait.
Cette « baisse » est de toute façon d’une ampleur considérablement plus faible que la précédente - environ 10 points sur la décennie 1980 -, et le « changement notable dans les logiques du commerce international » qui, d’après Sapir, en serait la cause ne peut avoir les effets dévastateurs qu’il indique - ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il faille l’accepter -, et ne peut donc être à la racine de la déflation salariale comme l’affirme Sapir.
Sapir étaye l’idée d’un second tournant à partir de 1998 en s’appuyant sur la dégradation des déficits commerciaux des pays développés. Mais pour les besoins de sa démonstration, il est obligé de retirer l’Allemagne et le Japon (petits détails) qui sont excédentaires.
Le tournant de 1983 en France
Que la « contrainte extérieure » ait servi dans les discours à justifier le tournant de la rigueur ne fait pas le moindre doute. Qu’elle en soit la cause est une autre histoire. De plus, le déficit commercial de la France provenait à l’époque essentiellement des échanges avec les pays développés - les fameux magnétoscopes japonais bloqués à Poitiers en sont le symbole -, ce qui n’a rien à voir avec la discussion actuelle qui concerne les pays émergents. Enfin, cette baisse de la part salariale a été générale et a eu aussi lieu dans des pays où la balance commerciale était excédentaire, preuve s’il en était besoin, qu’il n’y a pas là de relation de cause à effet systématique comme le laisse entendre Sapir.
La baisse des cotisations sociales
Au-delà d’un développement sur la complexité de la réalité en général et de la politique patronale en particulier, Sapir ne répond en rien à l’objection qui lui est faite : comment penser que le transfert de quelques points de cotisation sociale est à même de combler l’énorme différentiel de salaire existant entre les pays du Nord et les pays émergents ? Le discours patronal justifie le démantèlement de la protection sociale par la pression extérieure et cela pèse indiscutablement sur les salariés. Mais est-ce que ce discours correspond à la réalité ou est-ce qu’il s’agit d’un discours idéologique qu’il faut dévoiler ? C’est à cette question qu’il faut répondre.
La productivité et les délocalisations
Sapir me prête une idée qui n’est pas la mienne, celle que « la productivité de pays comme l’Inde et la Chine est tellement basse que les faibles coûts salariaux ne peuvent expliquer la pression concurrentielle de ces pays ». Je ne nie pas la pression concurrentielle de ces pays, je dis simplement que le faible coût du travail doit être mis en relation avec d’autres éléments, dont la productivité, ce qui n’est pas du tout la même chose.
Les chiffres que j’avance sur la productivité des pays émergents, issus d’une étude du Sénat, le sont à titre indicatif et sont évidemment une moyenne. J’en indique moi-même d’ailleurs le caractère discutable. Il est donc absurde, comme le fait Sapir de se saisir de ces chiffres pour faire un calcul arithmétique sur un coin de table destiné à évacuer le problème. Ces chiffres ne visaient qu’à indiquer qu’il existe des écarts de productivité non négligeables entre les pays du Nord et les pays émergents. Sapir est d’ailleurs bien obligé de le reconnaître alors que ce problème n’était même pas abordé dans son article du Diplo.
Toute la question est de savoir de quel poids ces différentiels de productivité et de salaires, différents suivant les branches, pèsent dans les décisions des employeurs de délocaliser, en regard d’autres éléments comme le coût du transport, l’existence locale d’un marché potentiel, d’infrastructures de qualité et la capacité à produire correctement les biens demandés. Sur ce point, Sapir fait à nouveau référence à une étude portant sur la « sophistication » des produits fabriqués dans les pays émergents. Mais les chiffres qu’il donne ne prouvent pas totalement sa thèse. Certes l’évolution de la Chine en matière de « similitude d’exportation » avec l’OCDE des produits manufacturés a été très rapide. Mais son niveau reste encore loin des pays de l’OCDE.
Sapir indique que les délocalisations pourraient être responsables de 50 % du taux de chômage de 2007. Pour arriver à ce chiffre, il cumule trois effets : délocalisations directes, délocalisations indirectes - c’est-à-dire les investissements faits d’emblée par les multinationales dans les pays émergents -, ainsi que l’effet dépressif sur le marché intérieur dans lequel il inclut à la fois la rétractation de la demande et le coût des maladies professionnelles dues à l’accroissement de la productivité.
Il faut effectivement prendre en compte les délocalisations directes et indirectes quand on discute des pertes d’emplois dues aux délocalisations. Le premier effet est simple à mesurer et, comme le reconnaît Sapir, il est de faible portée. Le second effet est plus compliqué à mesurer. En effet, par exemple, Renault produit des voitures en Roumanie, en réexporte une partie en France - ce sont des emplois perdus en France -, mais Renault vend aussi ces mêmes voitures sur le marché des pays de l’Est. On ne peut donc pas simplement calculer « le manque à employer ». De ce point de vue, il est tout aussi illégitime de fabriquer des voitures en France pour les exporter dans les pays de l’Est que l’inverse.
D’autre part, ayant décidé, sans l’avoir démontré, que la faiblesse des revenus salariaux est due au libre-échange et donc aussi aux délocalisations, Sapir met maintenant la faiblesse de la demande interne qui en résulte sur le dos de celles-ci. Il s’agit là d’un raisonnement tautologique. Par ailleurs, l’augmentation du stress au travail et des maladies professionnelles dues à la course à la productivité est le produit de la logique de l’accumulation du capital : l’enrôler comme un effet dédié des délocalisations paraît pour le moins problématique.
Enfin, dans son calcul, Sapir oublie les créations d’emplois dus aux investissements étrangers en France. Car s’il y a des sorties de capitaux qui détruisent des emplois, il y a aussi des entrées qui en créent, notamment en France qui demeure attractive, contrairement au discours patronal, et qui attire énormément de capitaux étrangers.
Une question d’orientation politique
On peut être d’accord avec certaines appréciations politiques de Sapir. C’est le cas de son analyse de l’élargissement de l’Union européenne que je partage (26) ou de l’idée que des mesures de protection peuvent s’avérer nécessaires. Mais c’est la perspective d’ensemble qui pose problème. Pour Sapir, comme il l’écrit dans sa réponse, « ce sont bien les politiques d’ouverture commerciale, combinées à la libéralisation financière (…) qui ont permis la mise en place du mode d’accumulation qui a conduit à cette crise ». Or si la déréglementation financière et la généralisation du libre-échange ont effectivement permis la concurrence entre les salariés de tous les pays, on ne peut trouver là la cause unique de la mise en place du capitalisme néolibéral. Pour Sapir, même s’il peut apporter quelquefois des nuances à cette analyse, le capitalisme actionnarial a été imposé de l’extérieur. D’où des propositions qui subordonnent toute transformation sociale à la mise en place du protectionnisme.
Dans le cas de Sapir, cette perspective se décline, de plus, essentiellement dans un cadre national, puisqu’il aborde la sortie de la zone euro pour pouvoir mener une nouvelle politique de change, en clair une dévaluation compétitive. Les conséquences d’une telle orientation sont connues. Elle aboutira inévitablement à un renforcement de la concurrence entre les Etats, au Nord comme au Sud, au nom de laquelle d’ailleurs des sacrifices seront demandés aux salariés. Loin de tracer une perspective de coopération entre les peuples, cette logique ne peut que nourrir la xénophobie et le nationalisme.
Le mot de la fin ?
(Jacques Sapir)
1) Je ne « réponds » pas à Pierre Khalfa ; je le renvoie à mes écrits passés. Ils parlent pour moi et sont largement antérieurs à ce qu’il a pu écrire. Je ne « donne pas raison » à mes contempteurs, mais je leur enlève une possibilité de me critiquer. Toute critique doit se faire sur non pas la totalité mais du moins une partie significative des textes qui portent sur la question. Mes textes sont connus et publics, et celui du Monde Diplomatique n’est que l’un parmi d’autre. Husson le sait bien, lui qui a commis une critique bien antérieure à ce dernier. Or, il se fait que ces textes montrent bien l’existence d’un tournant au début des années 1980 et d’un autre à la fin des années 1990. Je signale que j’ai signalé aussi le cas de l’Allemagne, mais qui connaît un tour différent des pays comme la France et l’Italie.
2) La « contrainte extérieure » a eu une conséquence bien plus grave que les quelques centaines – voire milliers – de magnétoscopes bloqués à Poitiers. C’est un thème récurrent de la politique économique de l’époque. Que Pierre Khalfa l’ignore, ou fasse semblant de l’ignorer, peu me chaud, n’y change rien. La contrainte extérieure a été développée à partir de la fin des années 1970. Elle est devenue la pierre angulaire de la politique de baisse de la part des salaires à partir de 1982/3.
3) Que les chiffres désormais ne conviennent pas à Pierre Khalfa, on s’en doutait un peu…En fait, je n’ai pas pris très au sérieux les chiffres qu’il nous donnait. Je pense que l’écart à la moyenne est très significatif dans certaines branches, et moins dans d’autres. Je crois que dans le cas des pays de l’Est, nous avons un écart de 70 % à 80 % pour ce qui est des prix réels. Pour la Chine, il est supérieur à 100 %.
4) Sur le fond, je ne partage point du tout les pensées autarciques et souverainistes de Khalfa. Et là, je le répète, Pauvre Khalfa, il y a bien d’autres choses sous ce ciel que dans ta (courte) philosophie…Non, je ne suis pas souverainiste. Je pense qu’il vaut mieux que nous fassions chemin commun avec des pays de l’Europe. Mais cela ne dépend pas que de nous. Pour faire chemin ensemble, il faut être deux. Je pense simplement qu’il faudra se prémunir et être capables de penser tout seuls s’il le faut. L’économiste doit tenir compte du possible et non seulement du souhaitable. Je souhaite que l’on agisse de manière concertée, mais je pense qu’il ne faut nullement exclure la possibilité d’agir seul.
5) En particulier sur le protectionnisme, il faut ici rappeler aux abrutis de tous ordres et de toutes obédiences, qu’il s’agit d’un fait essentiel. Non parce qu’il serait premier (mais en réalité rien ne l’est), mais parce qu’il sert désormais de butoir au sens du capitalisme actionnarial. Pauvre Khalfa en vérité, qui ne veut pas voir ce qui est évident. C’est bien par le retour au protectionnisme que l’on pourra poser à nouveau le problème, même si il est vrai que rien ne nous garantit une victoire globale sur ce point.
Dixi et salvavi animam meam (comme on dit dans ces cas-là…)
Dans le Monde diplomatique
• Dossier « Le retour du protectionnisme », mars 2009
Aides massives aux industries automobiles, montée des droits de douane... A la faveur de la crise économique, la question du protectionnisme revient sur le devant de la scène. Bien sûr, les tenants du libre-échange ne désarment pas. Mais, pour beaucoup de leurs critiques, instaurer des quotas et relever les tarifs douaniers pour les produits en provenance des pays émergents apparaît comme le meilleur moyen de protéger le marché intérieur des pays européens et de relever les salaires.
• « Ignorants ou faussaires ? », par Jacques Sapir ;
• « “On ne peut pas desserrer l’étau, ou on ne veut pas ?” », par François Ruffin ;
• « Belzébuth est parmi nous », par Pierre Rimbert ;
• « Vers 1880 surgirent des barrières douanières », par Serge Halimi ;
• « Mythes et paradoxes », extrait d’un ouvrage de Paul Bairoch ;
• « Mille et une manières... » et « Les mesures prises, points de repère ;
• « Discours sur le libre-échange », extraits d’un discours de Karl Marx.• « La “menace protectionniste”, ce concept vide de sens », par Frédéric Lordon, « La pompe à phynance », février 2009.
Ce texte n’offre pas une analyse économique de la configuration souhaitable des échanges internationaux. Il propose le démontage d’une question mal posée — la question dudit « protectionnisme ».• « Protectionnisme », (S. H.), mars 2008.
Chacun savait que le jour où les Etats-Unis affronteraient simultanément une récession et un déficit commercial abyssal, la doctrine du libre échange serait remise en cause par son avocat le plus influent.• « Une autre organisation du commerce international était possible... », par Susan George, janvier 2007.
Devant l’échec du cycle de Doha, beaucoup se posent la question : que mettre à la place ? Certains répondraient que l’on peut tout aussi bien demander : que mettre à la place d’un cancer ? Mais, dans le cas du commerce international, la réponse « rien » serait peu judicieuse.• « Du protectionnisme au libre-échangisme, une conversion opportuniste », par Ha-Joon Chang, juin 2003 L’histoire économique démontre que les pays libre-échangistes, en premier lieu les Etats-Unis et le Royaume-Uni, ont bâti leur puissance sur un protectionnisme qu’ils diabolisent après-coup.
• « Inventer ensemble un “protectionnisme altruiste” », par Bernard Cassen, février 2000.
L’expérience montre que le libre-échange est un moyen pour les puissants d’imposer leurs exigences à l’ensemble de la planète. D’où l’urgence d’un « protectionnisme altruiste » destiné à protéger les modèles sociaux les plus avancés, comme les intérêts des travailleurs du Sud.Toujours disponible
« Les dossiers de la mondialisation », Manière de voir n° 91, janvier-février 2007 (à commander sur notre boutique en ligne).
Libre échange, privatisations, délocalisations... Ce numéro de notre bimestriel thématique offre un panorama des problèmes et des problématiques liées à la mondialisation et de ses effets réels.