L’an dernier, sous l’impulsion de la réalisatrice Pascale Ferran, encore tout auréolée de ses nombreux César pour son magnifique Lady Chatterley, un groupe de professionnels, réunis sous la dénomination de « Club des 13 » (treize membres à l’origine, plus de deux cents à l’arrivée), dénonçait les dysfonctionnements du système de financement du cinéma français. Bien que la production nationale reste élevée, il constatait un accroissement significatif du fossé séparant un cinéma surfinancé (pour aller vite, les comédies et les films comptant des acteurs bankable (1) au générique) et un cinéma sous-financé (pour schématiser, là aussi, les premiers films et l’ensemble du cinéma d’auteur), impliquant l’asphyxie de tout un pan de la création : les « films du milieu », c’est-à-dire des productions dont le coût oscille entre 3 et 7 millions d’euros (2).
En ce début d’année, un petit événement, passé presque inaperçu des grands médias, surgissait dans l’actualité cinématographique : la sortie concomitante d’un film, Parc (3), et d’un livre décrivant la fabrication de ce film, Anatomie d’un film. Critique au quotidien Le Monde, sensible aux questions relatives à l’économie du cinéma, Jacques Mandelbaum avait relayé dans les colonnes de son journal les travaux du Club des 13. Son livre vient aujourd’hui illustrer ce malaise en s’appuyant sur un cas particulier, celui du film d’Arnaud des Pallières. Réalisateur de nombreux documentaires, dont Drancy Avenir (1997), et d’Adieu (2004), son premier long métrage de fiction, Des Pallières n’est pas un débutant. Formé à la Fémis (école nationale de cinéma, autrefois dénommée IDHEC), nourri de philosophie, de littérature et de politique, cet artisan aime habituellement, tel un Jean-Luc Godard, émailler ses films de textes issus de ses lectures, produisant un cinéma réputé radical et difficile d’accès, voire pour certains, comme le rappelle Mandelbaum, « intello-chiant » (4). Il est vrai que jamais le terme d’intellectuel n’a été aussi péjoratif en France qu’à notre belle époque de mépris affiché et revendiqué des arts et de la culture au sommet de l’Etat.
Pourtant, pour son deuxième long métrage de fiction, Arnaud des Pallières décide de « sortir de lui-même » et, pour cela, se lance dans l’adaptation d’un roman de l’Américain John Cheever, Les Lumières de Bullet Park. Son but est clair : quitter la marge, se confronter « au grand cirque de l’industrie », viser un public plus large en proposant un film moins cérébral (un « sujet vendable et un scénario efficace », on y reviendra…), interprété par des acteurs populaires. Epaulé par Serge Lalou, producteur complice, aguerri dans le domaine du documentaire mais novice et privé de réseaux dans celui de la fiction, le cinéaste se lance dans le combat dès septembre 2004, confiant en la force de son projet.
Même si Mandelbaum avoue avoir été tenu à l’écart de certaines tractations (producteur et financiers d’une part, réalisateur et acteurs de l’autre), son récit nous fait part dès lors des embûches, désillusions, hypocrisies, coups bas, trahisons, improvisations budgétaires et autres violences du marché qu’aura à subir toute l’équipe du film pour mener à bien son travail.
La couverture médiatique, un critère plus important que le nombre d’entrées
Devant les ambitions affichées, jugeant que sa structure ne sera pas à la hauteur, c’est tout d’abord le distributeur du précédent film de Des Pallières qui renonce à l’aventure. Un petit distributeur indépendant n’est soi-disant pas crédible pour une chaîne de télévision. Or, l’apport d’une chaîne dans le cofinancement d’un film est aujourd’hui incontournable, surtout pour une production que l’on souhaite destiner au plus grand nombre. Pour les responsables de la filiale cinéma des chaînes de télévision, la future exposition du film en salles est primordiale. Leur préoccupation ne concerne pas véritablement le nombre d’entrées escompté, mais il leur importe que le téléspectateur, lorsque le film sera programmé à l’antenne quelques mois plus tard, en ait entendu parler à l’époque de sa sortie en salles.
De plus, un distributeur ayant pignon sur rue est la garantie que le film sera un vrai film de cinéma, avec une sortie en salles conséquente. Les décideurs des chaînes veulent surtout éviter ce que l’on nomme une « sortie technique », utilisée par nombre de producteurs, qui trouvent un arrangement avec un petit distributeur pour pouvoir toucher les dernières échéances du financement de la télévision. Bien entendu, ces mêmes décideurs oublient que les grandes chaînes de télévision qui les emploient ont parfois recours à ce type de « bricolage ». Rien de plus simple, puisque les chaînes ont toutes créé ces dernières années leurs propres structures de distribution en salles : une manière de contrôler la vie entière du produit…
Mais revenons à Parc, et au cercle vicieux dans lequel entre la production du film. Malgré son volontarisme, Arnaud des Pallières n’est pas considéré comme un cinéaste commercial. Bien qu’ayant bénéficié d’un excellent accueil critique, Adieu n’a recueilli que 15 000 entrées. Les seuls partenaires possibles sont à chercher dans le secteur indépendant. Serge Lalou se tourne vers les structures à la surface financière moins restreinte, pouvant rassurer les chaînes de télévision et les autres bailleurs de fonds. Elles sont une poignée. Ce sera les Films du Losange, société fondée au début des années soixante par Eric Rohmer et Barbet Schroeder, distributrice en France de certains films du Danois Lars von Trier, et des Français Philippe Garrel, Jacques Rivette, Michel Deville, Otar Iosseliani (5), Jean-Marc Moutout, etc. Un engagement fragile et… oral, comme on les aime dans le cinéma.
Au cours d’un entretien qu’elle accorde à Mandelbaum, Régine Vial, la responsable de la distribution au Losange, ne cache guère son scepticisme : « Le système est devenu impossible. Trop de films sont en concurrence et ne tiennent pas l’affiche plus d’une semaine. Les frais de promotion sont exorbitants et la prise de risque ressemble de plus en plus souvent à un jeu de massacre. » N’étant pas à une contradiction près, elle poursuit : « Ce qui m’importe avant toute chose, c’est d’amener des œuvres exigeantes au plus grand nombre. Dans la situation actuelle, Des Pallières me cause un souci. Il ne fait pas suffisamment d’entrées par rapport au potentiel que nous exigeons à présent de nos films… » Les acteurs de tous les secteurs (production, distribution, exploitation) tiennent désormais tous le même discours : celui du marché. Le potentiel, comment le calcule-t-on ? Un réalisateur ayant fait 15 000 entrées avec son premier film est-il condamné à ces chiffres pour le(s) suivant(s), quelles que soient ses nouvelles ambitions ? Un cinéma allant à contre-courant, un film exigeant, comme dirait Régine Vial, n’a-t-il plus sa place même chez ceux qui l’ont toujours défendu ?… Tout dépendra du casting, laisse entendre de son côté la distributrice.
Les exigences des chaînes, en revanche, restent opaques. Du moins, leurs réponses le sont. Et il convient de revenir ici sur le « scénario efficace » de Parc, mettant en scène Georges Clou, résident d’un de ces nouveaux quartiers privés, inspirés des gated communities nord-américaines, et sa rencontre avec le solitaire Paul Marteau, prêt à en découdre avec l’idéal de bonheur de Clou (6). Au regard des difficultés rencontrées au cours du financement du film, on pourra donc également s’interroger sur la « vendabilité » espérée d’un scénario au propos aussi foncièrement politique.
S’adressant naturellement à Arte pour un préachat, Serge Lalou se voit signifier un refus de la commission (7), malgré l’avis très favorable de Michel Reilhac, responsable de la filiale cinéma de l’entité franco-allemande. N’ont pas été appréciés la voix-off du scénario, la froideur et le manque d’humour du projet… Interrogée par Mandelbaum, Laure Adler croit se souvenir que la décision est venue « d’en haut », autrement dit de Jérôme Clément, président d’Arte, qui, bien entendu, rejette la responsabilité de cette décision… On ne saura certainement jamais la vérité, car il est de coutume dans ce milieu de ne jamais dire les choses franchement, d’essayer en permanence de ne se fâcher avec personne, de ne pas « se griller » : on ne sait jamais de quoi demain sera fait et avec qui on sera un jour amené à travailler.
C’est peut-être ce que s’est dit Isabelle Peyreffite, à l’époque responsable du cinéma à France 3, qui, contre toute attente, s’engage sur Parc fin 2005, et ce, malgré un sentiment on ne peut plus mitigé : « La voix off plombe effectivement le film. La durée est trop longue. La fin est trop glauque. Je ne suis pas sûre que le projet pourra se faire. C’est en tous les cas un petit film difficile pour l’antenne. » Des réserves qui ressemblent à une injonction de standardisation du film. A petit film estimé, petit apport accordé. Lorsque Lalou espérait une aide de 600 000 euros (8) pour une diffusion en prime time, la chaîne n’en accorde que 450 000 (une somme plancher, puisque la fourchette de l’intervention de France 3 oscille entre 300 000 et 1 600 000 euros) pour une diffusion en seconde partie de soirée. Qui plus est, le projet est inscrit pour l’année 2006, repoussant de fait le tournage de Parc d’un an. Ce qui n’arrange personne. Mais qui laisse en tout cas le temps de se pencher sérieusement sur l’épineuse question du casting.
Des agents artistiques omnipotents
Lancée dès l’été 2004, la piste des acteurs Benoît Magimel et Michel Blanc pour les deux rôles principaux est au point mort. Il faut savoir que, depuis quelques années, le véritable pouvoir est détenu par un tout petit nombre d’agents artistiques qui font, comme on dit, « la pluie et le beau temps » dans le cinéma français – le beau temps, il faut bien le reconnaître, étant plutôt rare sous nos latitudes. La notion d’acteur bankable s’étant imposée à tous, c’est sur un ou deux noms que s’organise désormais le montage financier des films. Et les agents ont compris les bénéfices qu’ils pouvaient tirer de ce dogme économique irrationnel qu’ils ont contribué, bien entendu, à établir. Pas question pour bon nombre de « stars » de faire un tour du côté du cinéma d’auteur, des petits films. Ils devraient pour cela descendre de leur piédestal économique, ce qui créerait pour eux un précédent trop dangereux. Résultat, ces acteurs sont en permanence cantonnés au même type de films, au même type de rôles… et au même type de cachets insensés. C’est ainsi que Des Pallières ne saura jamais si les acteurs sollicités ont lu le scénario, ou s’ils l’ont même un jour eu entre les mains. La réponse de l’agence est laconique, diplomatique, cela va de soi, selon la loi du milieu : « L’acteur n’est pas disponible. » Serge Lalou avoue n’avoir jamais pu parler à l’agent de Magimel…
Jean-Luc Godard rappelait combien la marge était importante, ne serait-ce que pour faire tenir les pages. Mais qui se soucie aujourd’hui de cette marge ? Qui s’inquiète même de la teneur des pages ? Qui mise sur les anonymes qui seront peut-être demain les futurs réalisateurs qui comptent ? Personne ne semble réaliser que le public finit par se lasser de voir toujours les mêmes têtes d’affiche et se tourne volontiers vers l’air frais que dégage la moindre production indépendante étrangère, aux acteurs inconnus et aux sujets non formatés par une poignée de décideurs financiers. Alors, la liste des acteurs « pas disponibles » va s’allonger pour Des Pallières : Albert Dupontel, Jean-Pierre Bacri, Daniel Auteuil, Patrice Chéreau, Ulrich Tukur… Le film se tournera finalement avec Jean-Marc Barr et Sergi Lopez, deux comédiens reconnus mais pas vraiment bankable : si le premier l’était à l’époque du Grand Bleu (1988), il est aujourd’hui devenu insaisissable pour la profession, surtout après être passé de l’autre côté de la caméra ; le second est un franc-tireur venant du théâtre d’avant-garde espagnol, dont les films n’ont plus connu de grands succès depuis Harry, un ami qui vous veut du bien (2000), et qui vit loin du petit monde parisien dans sa Catalogne natale. Un casting singulier, plus qu’intéressant, qui n’excitera cependant pas nos amis les décideurs.
En ramenant le scénario à une durée plus « standard », la production estime que le film peut se faire avec trois millions d’euros. Entre l’aide de France 3, de la région PACA, de l’avance sur recettes du Centre national de la cinématographie (CNC) et finalement de Canal Plus, qui avait tardé à faire connaître sa position, elle dispose pour l’heure de moins de deux millions… « Ils y sont tous, au final, mais comme pour voir », doit reconnaître Serge Lalou. La production qui tarde à se mettre en place, le chiffrage de France 3 reporté à l’année suivante repoussant le tournage du film, les ambitions de départ ainsi mises à mal, ce sont deux membres importants de l’équipe qui jettent l’éponge : le directeur de production et le directeur de la photographie. La première défection est un coup dur pour le producteur. Elle signifie tacitement qu’avec un tel financement, le projet n’est pas viable. La seconde est insupportable pour le réalisateur, qui perd avec l’excellent Julien Hirsch (récompensé pour sa photo de Lady Chatterley) l’un de ses principaux et fidèles collaborateurs, qui s’était engagé, avant le report du tournage de Parc, sur un autre film. Abattu, Des Pallières finit part engager Emmanuel Machuel, un « vieux de la vieille »… qui quittera le film en cours de tournage, faute de complicité artistique avec le cinéaste.
Les obstacles sont encore nombreux sur le parcours. Une aide financière de la région Rhône-Alpes cinéma, survenant quelques semaines avant le tournage, considérée dans un premier temps comme une bonne nouvelle, va finalement constituer une difficulté supplémentaire : elle impose qu’une partie conséquente du tournage se déroule en région Rhône-Alpes. La production va se livrer à un exercice d’équilibre sans filet. De nouveaux décors doivent être trouvés en urgence, et la préparation improvisée va se révéler insuffisante. Ce que gagne le film économiquement, il va le perdre artistiquement. Les salaires des techniciens sont revus à la baisse, se situant bien en dessous du tarif syndical (9).
Quatre cinquièmes des écrans nationaux pour neuf films
Paradoxalement, la fracture à la jambe de Sergi Lopez, intervenue en plein tournage, va finalement constituer une aubaine. Cette pause forcée de quelques mois permettra de recharger les batteries et de mieux penser le film en fonction de la réalité de son économie, et non plus en fonction des rêves de départ. Accouchée aux forceps, la production subit une nouvelle défection qui, bien qu’attendue, n’en est pas moins un coup de plus sur la tête. Après une première projection, la distributrice Régine Vial ne propose qu’un petit à-valoir et une sortie limitée, réduisant encore un peu plus les prétentions du producteur et du cinéaste. Une manière de se défiler proprement, mais de se défiler quand même. Serge Lalou comprend que Parc a besoin du soutien d’un grand festival pour être sauvé. Le sélectionneur de Cannes fait miroiter un temps une sélection en compétition officielle, avant de botter en touche – poliment, cela va de soi. La grande manifestation internationale suivante est celle de Venise, mais le film ne sera sélectionné que dans la section parallèle de la Mostra. Insuffisant pour lui donner une aura avant sa sortie commerciale sur les écrans français, en janvier 2009.
On peut regretter que le récit de Mandelbaum s’achève sur la lagune vénitienne. En effet, Ad Vitam, la structure qui repêche finalement Parc, lui réservera un destin semblable à celui envisagé par le Losange : treize copies, dont deux à Paris. Le film n’enregistrera que 3069 entrées en première semaine. Il est vrai que cette même semaine, neuf films occupaient, à eux seuls, près des quatre cinquièmes des écrans nationaux (10).
Le bilan de la production 2008, tout récemment publié par le CNC, confirme la bipolarité du système (11). Les investissements ont augmenté de 22% par rapport à 2007. Mais cela profite uniquement aux films à gros budget : ces films à plus de 7 millions d’euros, s’ils ne représentent que 30% de la production, concentrent presque 75% des sommes investies. Les petits films sont quant à eux de plus en plus pauvres… et de plus en plus nombreux. On peut craindre qu’avec la crise actuelle, dont le cinéma n’a pas souffert en 2008, cette tendance ne cesse de s’accroître.
Le mérite d’Anatomie d’un film est de démontrer, si besoin était, combien, dans le domaine du cinéma, plus que dans tout autre art, la création – sa nature, sa qualité, sa survie – est directement liée aux moyens économiques mis à sa disposition.
Et on se prend à rêver d’un ouvrage de ce type, incluant la vie du film en salles, pour une production située à l’autre extrémité du spectre. Dommage que personne n’ait pensé à suivre la fabrication, au hasard, de Coco, le premier film de Gad Elmaleh. Comment est prise la décision de surfinancer ce film ? Pourquoi, et sur quelles bases, est accordé à Gad Elmaleh pour la réalisation un salaire de 180 000 euros, qui viennent s’ajouter aux 351 000 euros perçus pour le scénario et aux 1 330 890 euros engrangés pour sa prestation d’acteur ?! Quelles qualités d’écriture, de mise en scène sont exigées plus généralement dès lors qu’un casting bankable est constitué pour l’un de ces films ? Le surfinancement est-il un gage de succès ? Pour un Coco, distribué en France avec 871 copies, dont 67 sur Paris-Périphérie, et enregistrant en première semaine d’exploitation 1,8 million d’entrées, combien de « catastrophes industrielles » ?
Récemment, la comédie de Danielle Thomson Le code a changé semblait réunir la top-list complète des acteurs bankable : Karin Viard, Dany Boon, Marina Foïs, Patrick Bruel, Emmanuelle Seigner, Marina Hands, Patrick Chesnais, Pierre Arditi, et même le journaliste-vedette Guillaume Durand dans son propre rôle. Produit par Studio Canal, Canal Plus et TF1 pour quelque 12,01 millions d’euros et distribué sur 523 écrans, Le code a changé a certes enregistré 762 912 entrées en première semaine ; mais, en deuxième semaine, il a vu sa fréquentation baisser de plus de 50% par rapport à la semaine précédente, puis de 43% la semaine suivante et enfin de 48% en quatrième semaine, pour finir avec un million et demi de spectateurs : un bien piètre résultat si on le rapporte au coût du film. Mais, on le sait, il fera un bon produit d’appel pour les annonceurs de Canal Plus et TF1 lors de sa programmation à l’antenne. Entre-temps, il aura permis aux acteurs, ainsi qu’à la scénariste et réalisatrice, de sauvegarder leur pouvoir d’achat. En ces temps de crise, ce genre d’initiative est à saluer. N’en déplaise à ceux qui ont encore une autre conception du cinéma…
Jacques Mandelbaum, Anatomie d’un film, Grasset, Paris, 2009, 300 pages, 17,90 euros.