En kiosques : octobre 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Zen City, un roman de Grégoire Hervier

Des lendemains qui chantent un peu trop fort

par Evelyne Pieiller, 8 avril 2009

Soit dit sans vouloir accentuer la morosité générale, il faut bien reconnaître que depuis quelques années, il y a comme qui dirait une sensible raréfaction des œuvres de science-fiction dans le paysage éditorial. C’est entendu, tout le monde n’est pas amateur de science-fiction, et il est probable que ladite raréfaction n’assombrit qu’un petit nombre de lecteurs, mais, objectivement, cette progressive évaporation n’en est pas moins regrettable ; car la science-fiction permet assez splendidement de déchiffrer les cauchemars secrets de notre réalité commune, de rendre visibles les lignes de force qui travaillent notre présent et risquent d’être notre avenir.

Désolation, c’est la fantasy qui aujourd’hui séduit, toute une médiévalerie souvent désespérément simplette, donjons et dragons, sorciers et châteaux, qui raconte la plupart du temps la belle histoire émouvante d’un jeune garçon sur le chemin de l’âge adulte. On patauge fréquemment dans la niaiserie, on s’épanouit parfois dans le récit initiatique prenant comme une légende, mais, dans tous les cas, c’est à l’individu intemporel qu’on est censé s’intéresser. Eternité sans âge des complications de l’humain…

Evidemment, ce genre, impeccablement anglo-saxon, ne pouvait que merveilleusement convenir à un monde qui n’en finit pas de vouloir nous faire croire que l’individu est au cœur de l’Histoire et de son histoire : l’essentiel, pour chacun, est d’affronter ses peurs intimes, pour, douloureusement, vaillamment, s’en libérer, et devenir homme parmi les hommes. Chacun peut alors s’imaginer être le héros de sa propre vie, bataillant contre les monstres du dedans et du dehors, et s’assumant enfin, lucide, altruiste, et mesuré. C’est épatant. C’est réconfortant. Et le pire, évidemment, c’est que, dans tout ce fatras fantastico-gothico-psychologique, il y a quelques chefs d’œuvre.

Quant à la science-fiction, elle continue à avoir sa (mauvaise) réputation de pourvoyeuse de gamineries intergalactiques, où frétillent des Martiens verdâtres et où glissent des soucoupes volantes. Sacré malentendu. La SF propose rarement l’évasion. Elle inquiète. Elle rend soupçonneux. Elle est de salubrité publique. En nos temps perturbants, il est clair qu’il convient d’avoir de l’imagination pour pouvoir déplier, déployer, toutes les potentialités contemporaines. Que va-t-il se passer si… si, au hasard et entre autres, on peut créer des clones ; si les Intelligences Artificielles deviennent autonomes ; si on peut choisir sur catalogue le type d’enfant qu’on souhaite faire naître, etc. — liste non exhaustive, il va sans dire.

On entend quasiment tous les mois célébrer une découverte ébouriffante : le médicament pour calmer les enfants agités, le gène de la schizophrénie, le perfectionnement des consoles de jeux, les téléphones mobiles avec accès Internet, GPS et autres raffinements high-tech, on vit une époque formidable. Et les lendemains, ils seront faits de quoi ? Quelles peuvent être les conséquences de l’identification supposée du gène de la schizophrénie, ou du développement de l’Internet sur toutes sortes de supports ? Le passeport biométrique, que peut engendrer son utilisation ? Dans un univers où l’image est information, qu’en est-il de la vérité ? C’était la SF qui pouvait nous raconter ces histoires-là en les portant à incandescence.

Et nous devenions, avec Philip K. Dick, J. G. Ballard, Norman Spinrad, Joël Houssin, un peu fébriles, et nous avions l’œil vif , et les neurones suractivés… Ballard, Spinrad et quelques autres sont toujours là, et le souverain William Gibson les a rejoints, et le cinéma par-ci par-là s’empare des récits de SF (d’ailleurs, il y a de vrais bonheurs, de Blade Runner à New Rose Hotel en passant par Bienvenue à Gattaca), mais l’effervescence des années 1970 est loin. D’où notre pur plaisir à découvrir Grégoire Hervier.

Propreté, transparence
et épanouissement individuel

Ce n’est pas tout à fait de la SF, mais plutôt de l’anticipation. A vrai dire, peu importent les subtilités : ce qui compte, c’est que Grégoire Hervier, avec ce second roman, est un excellent fauteur de trouble. Son héros, Dominique Dubois, est un statisticien de trente ans, qui n’a d’autre caractéristique que de n’en pas avoir : il est sereinement dans la norme. Il trouve un emploi dans une ville nouvelle, Zen City, qui a pour ambition déclarée d’être la ville propre du futur, transparence, épanouissement individuel, technologies avancées. En bref, Zen City, c’est un projet éthico-économique, que rend possible notamment l’usage intense de la puce RFID — qui permet l’identification par radio-fréquence, et qui est utilisée aujourd’hui par le passe Navigo, le Vélib’, les clefs de voiture, entre autres. Le jeune Dominique, comme tous les résidents de Zen City, va se faire implanter une puce RFID, et user d’un téléphone magique, avec GPS intégré, appareil photo, lecteur de cartes mémoires et de puces…, qui permet notamment de partager des informations avec des passants, en fonctionnant comme un réseau social.

Dominique est heureux. Dominique est un innocent. Il va commencer à avoir un doute le jour où il entend son groupe préféré, Rage against the Machine, transformé en musique d’ascenseur, suave berceuse. Ça ne s’arrangera pas. D’incident en accident, Dominique va, à son corps défendant, découvrir à quoi peuvent bien servir les puces RFID implantées dans l’humain, et quels sont les charmes trop ignorés du neuromarketing. Grégoire Hervier offre ici un récit satirique, désinvolte et souriant, qui perturbe vicieusement. On peut achever de se démolir gaiement le moral en allant sur son site Zen City, qui regroupe les informations à partir desquelles il a travaillé, et qu’il a su transformer en thriller goguenard. Comme quoi, la paranoïa aujourd’hui peut être signe de bonne santé.

Grégoire Hervier, Zen City, Au diable Vauvert, 348 pages, 18,50 euros.

Evelyne Pieiller

Partager cet article