M. Nicolas Sarkozy annonçait le 20 novembre 2008 à Montrichard, dans le Loir-et-Cher (tout un symbole !), la création du Fonds stratégique d’investissement qui a, officiellement, pour vocation, comme le précisait le site internet de l’hôtel Matignon dès le 25 novembre 2008, de sécuriser le capital d’entreprises « stratégiques », et de soutenir le développement des PME présentant un potentiel de croissance. Il est contrôlé à 51 % par la Caisse des dépôts, l’Etat détenant le solde.
La manne du FSI
Dans une communication en date du 2 avril, la Caisse des dépôts et consignations précisait les orientations stratégiques du FSI.
L’Elysée annonçait ensuite, lors du Conseil des ministres du 15 avril 2009, qu’il allait apporter au FSI les parts qu’il détient dans France Télécom et dans les ex-Chantiers de l’Atlantique. Le cas d’Aéroports de Paris étant particulier, dans la mesure où l’Etat n’apportera qu’une « fraction minoritaire » du capital au FSI, et restera actionnaire majoritaire en direct, précisait la ministre de l’Economie, Mme Christine Lagarde.
L’Etat détient aujourd’hui 23,1 % du capital de l’opérateur de télécommunications France Télécom, et 60,3 % de celui d’Aéroports de Paris, gestionnaire des aéroports parisiens.
La présidence française avait annoncé, début novembre 2008, l’entrée de l’Etat au capital des ex-Chantiers de l’Atlantique, aujourd’hui nommés « Aker Yards France », à hauteur de 33,34 %, participation qui sera intégralement versée au FSI.
Le FSI a été doté à la fin du mois de février 2009 d’un milliard d’euros d’apports en numéraire par ses deux actionnaires. Cinq milliards supplémentaires seront libérés « progressivement en fonction des perspectives d’investissement ».
Le Fonds doit à terme être doté de 14 milliards d’euros en participations, et 6 milliards d’euros en numéraire, apportés à parité par l’Etat et la Caisse des dépôts. Mme Lagarde précisait que l’ensemble des participations seront apportées d’ici à juillet, et ajoutait que la CDC communiquerait « prochainement » sur le contenu de ses apports.
Selon le compte-rendu du Conseil des ministres, le FSI avait déjà reçu à cette date près de 80 dossiers, et entamé l’examen d’une soixantaine d’entre eux. Plusieurs prises de participation (Daher, Valeo, Farinia et Led to Lite) étaient déjà annoncées pour un montant total de 125 millions d’euros. 200 millions sont aussi consacrés au Fonds de modernisation des équipementiers automobiles.
Le décret encadrant « bonus »
et « parachutes dorés »
On avait pu prendre connaissance, 15 jours plus tôt (dès le 30 mars 2009) du contenu du « décret n° 2009-348 du 30 mars 2009 relatif aux conditions de rémunération des dirigeants des entreprises aidées par l’Etat ou bénéficiant du soutien de l’Etat du fait de la crise économique et des responsables des entreprises publiques », publié au Journal Officiel n°0076 du 31 mars 2009, page 5622, texte n° 21.
Un décret dont l’intitulé même présente donc un intérêt majeur, puisqu’il égrène la liste des entreprises « aidées par l’Etat », dont les dirigeants verront leur rémunération « encadrée ». A l’exception toutefois, c’est un comble, de celles « secourues par le FSI »… A prendre connaissance de la liste de ces entreprises (voir ci-après), on se rassure donc immédiatement quant à la rémunération des P-DG de Veolia et Suez, qui échappent aux fourches caudines brandies par M. Fillon.
Mais ce n’est pas là l’essentiel (même si l’on conçoit volontiers que les « petits actionnaires » des susdites puissent en prendre ombrage en cette période de grand-messes actionnariales).
Le gouvernement français rend donc publique une liste des entreprises « aidées par l’Etat », dans laquelle nous retrouvons Veolia, Suez et Saur, notre fameux Cartel de l’eau, qui ne manque pas une occasion de dénoncer à cor et à cri les « distorsions de concurrence » dont se rendent coupables les « services publics » bénéficiaires, comme chacun sait, d’odieuses prébendes, qui portent un coup fatal à leur « mission », quasi divine, d’assurer, sur toute la planète, le bonheur du genre humain… (sans préjudice, soyons « modernes », de la rémunération de leurs actionnaires).
Voici donc la liste des sociétés « aidées par l’Etat », concernées par le décret du 30 mars 2009 précité :
• au titre de la Société de financement de l’économie française (SFEF), les 13 sociétés conventionnées sont : Société Générale, BNPP, Crédit Agricole, Caisses d’épargne, Banque Populaire, Crédit Mutuel, Crédit Immobilier de France, RCI Banque (Renault), BPF (Peugeot), GE Capital, GMAC Banque, S2P - Société des Paiements Pass (Carrefour), Laser Cofinoga.
• au titre de la Société de prise de participation de l’Etat (SPPE) : Dexia et 6 banques françaises, CA, BNPP, SG, Caisses d’épargne, Banque Populaire, Crédit Mutuel).
• au titre des prêts du compte spécial « Prêts et avances à des particuliers ou à des organismes privés » : PSA, Renault, Renault Trucks (pour l’instant, la liste des prêts accordés par les commissaires à la réindustrialisation n’étant pas encore connue).
• au titre des interventions du Fonds stratégique d’investissement (FSI) : Valeo, Air France-KLM, Renault, Thomson, CNP Assurance, France Telecom, Icade, Veolia, Accor, Séché Environnement, (désormais propriétaire de la Saur), Schneider Electric, Suez Environnement et Assystem.
• Entreprises publiques cotées : EDF, Aéroports de Paris pour les seules participations majoritaires de l’Etat, EADS, GDF-Suez, Safran, Thalès.
Dix milliards d’euros garantis par l’Etat
pour les partenariats-public-privé !
Mais la manne céleste ne s’arrête pas là, loin s’en faut.
Dans son infinie mansuétude, la Commission des Finances du Sénat, présidée par M. Philippe Marini (UMP), qui avait commencé à examiner dès le début du mois de janvier 2009 le Projet de loi de finances rectificative pour 2009, va elle aussi fortement innover, et adoptera le 14 janvier 2009, sans hésiter, l’article 5 dudit Projet, soit la « garantie de l’Etat relative aux partenariats public-privé (PPP) », dont vont bénéficier, outre nos amis du Cartel, les géants du BTP comme Vinci ou Eiffage.
Commentaire de la Commission en ouverture de l’examen de cette disposition :
« Dans le but de faciliter le financement de projets dont la réalisation serait jugée prioritaire, le présent article autorise le ministre chargé de l’économie à accorder la garantie de l’Etat, à titre onéreux, aux prêts bancaires consentis aux entreprises signataires d’un contrat de partenariat public-privé (PPP), ou d’un contrat de concession de travaux publics, ou de délégation de service public, ou aux titres de créances émis par ces entreprises, ou par les établissements de crédit qui les financent, dans la limite de 80 % du montant de ces prêts ou titres et, au total, pour un montant maximal de 10 milliards d’euros. »
La position de la Commission, dans sa séance du 14 janvier 2009 (« Un atout pour le financement des PPP dans un contexte financier dégradé ») :
« Le dispositif de garantie prévu par le présent article traduit les annonces du Président de la République dans son discours prononcé à Douai le 4 décembre 2008. Conformément aux articles 34 et 35 de la LOLF, l’octroi des garanties de l’Etat et la fixation de leur régime relèvent de la loi de finances ; cette mesure ne pouvait donc figurer que dans le cadre d’un projet de loi de finances. »
Plus de soixante-quinze appels d’offre relatifs à des PPP seront publiés entre les mois de février et d’avril 2009 en France métropolitaine...
On notera, hélas, que face à cette offensive sans précédent des talibans de la « réduction des déficits publics » qui sévissent au sein des commissions des finances de l’Assemblée et du Sénat, PS, PC, Verts, Modem, et jusqu’au NPA, demeurent inexplicablement muets… Coupable cécité, et véritable faute politique (1).
Veolia annoncera le 15 mars que l’emprunt obligataire d’un montant de 2 milliards d’euros qu’elle a lancé a été « sur-souscrit » 10 fois...
Pas mal pour une entreprise hier encore en butte à la suspicion des analystes, et dont un haut dirigeant nous reprochait il y a peu d’avoir écrit qu’elle était ardemment en quête d’un milliard d’euros d’argent frais. Dont acte : ce n’était pas un mais deux. Nobody’s perfect...
A l’identique, Suez Environnement annoncera pour sa part le placement d’un emprunt obligataire d’1,8 milliard d’euros...
On ne s’étonnera donc pas que M. Gérard Mestrallet, P-DG de Suez-GDF, dans un entretien accordé au quotidien Le Figaro du 23 avril 2009, déclare qu’ « il faut arrêter, en France, de tirer à vue sur les banques. » Car, selon le président de l’association Europlace, les banques françaises ont fait moins d’erreurs que leurs homologues britanniques, américaines ou allemandes, et sont la clé du bon financement des entreprises petites et grandes. Et d’annoncer que Paris Europlace a entrepris différents chantiers destinés à dégripper les circuits de financement de l’économie.
Au vu des premiers « dégrippages » relatés ci-dessus, on s’inquiète de ce qui pourrait suivre…
Le retour de l’Age d’or
Cet engagement de l’Etat, justifié, tant par la « crise », que par les promesses et contraintes d’une « nouvelle économie verte », dessine en fait un brutal retour en arrière vers l’Age d’or de la concession, qui a représenté la première époque historique de développement des géants des « multi-utilities ».
Dans le cadre d’une concession, c’est l’entreprise qui mobilise ses capitaux, et recourt à l’emprunt pour assurer le financement des infrastructures que lui confie une collectivité dans le cadre d’une délégation de service public. L’entreprise se transforme donc peu ou prou en banquier, plus ou moins occulte, de la collectivité, à qui elle facture cet apport de capital à un coût exorbitant.
Ce modèle était tombé peu à peu en désuétude depuis les années 1990, et avait été supplanté par le régime de l’affermage. Dans ce second mode de gestion déléguée, c’est la collectivité qui assure l’intégralité du financement des infrastructures, l’entreprise n’étant rémunérée, en principe, et « à ses risques et périls », que pour la seule gestion du patrimoine qui lui est confié.
De plus un arrêt du Conseil d’Etat en date du 8 avril 2009, menaçait de remettre en cause la colossale rente de situation de notre Cartel.
Dans l’actuel contexte de crise, qui fait peser des contraintes financières croissantes sur les collectivités locales, en raison notamment des compétences que ne cesse de leur transférer l’Etat sans jamais les compenser « à l’euro près », comme il s’y engage rituellement, les garanties très étendues que l’Etat s’apprête à accorder aux entreprises « stratégiques » françaises, au premier rang desquelles les géants du Cartel de l’eau, signent un véritable retour à l’Age d’or de la concession. Avec tous les risques de voir se renouveler, cette fois dans des proportions jamais atteintes, les dérives innombrables consubstantielles à ce mode particulier de délégation de service public.
Surprenante ruse de l’histoire, ce sera donc l’exacerbation de la crise aiguë du libéralisme triomphant qui fait apparaître comme jamais cette autre forme d’exception française : l’insoutenable consanguinité liant le politique et l’économique, dont notre Cartel présente la figure achevée.
Une concurrence
« libre et non faussée ? »
Il ne saurait dès lors être totalement exclu que le caractère extravagant de ce soutien public à des entreprises réputées « stratégiques », position qui emporte un large consensus au sein des élites françaises, ne finisse par causer quelques désagréments aux membres de notre Cartel de l’eau…
Les mêmes qui poursuivent depuis une douzaine d’année de leur vindicte M. Henri Emmanuelli, président du Conseil général des Landes, qui a eu l’outrecuidance de considérer que les services publics de l’eau et de l’assainissement étaient à tout prendre infiniment mieux gérés sous forme de régie publique que sous celle de délégation de service public confiée à une entreprise privée….
Les mêmes, sous l’espèce d’élus UMP au Conseil de Paris, qui ont déposé le 23 janvier 2009 devant le Tribunal administratif une requête en annulation de la décision de M. Bertrand Delanoë de republiciser le service de l’eau à Paris, conformément à ses engagements électoraux…
A cette aune, il n’apparaîtrait pas totalement illégitime que des « concurrents », publics ou privés, de notre Cartel, en France comme en Europe, ne caressent l’idée de saisir la Commission européenne aux fins de savoir si les « aides publiques » accordées par l’Etat français à Veolia, Suez et Saur ne seraient pas susceptibles de s’analyser comme des « aides d’Etat, à l’origine, non pas de légères, de compréhensibles, à tout prendre d’admissibles, mais de graves « distorsions de la concurrence »…
On saurait dès lors si l’actuel directeur de cabinet de Mme Christine Lagarde mérite ou non de figurer au panthéon de nos grandes compagnies, à l’égal de son grand ancêtre Justin de Selves à qui, aujourd’hui encore, quelques (rares) esprits éclairés de la Générale et de la Lyonnaise vouent une reconnaissance éternelle.
Sources :
Loi n° 2009-431 du 20 avril 2009 de finances rectificative pour 2009.
• Travaux préparatoires : loi n° 2009-431.
• Assemblée nationale :
Projet de loi n° 1494 ;
Rapport de M. Gilles Carrez, rapporteur général, au nom de la commission des finances, n° 1511 ;
Discussion les 18 et 19 mars 2009 et adoption le 19 mars 2009 (TA n° 246).
• Sénat :
Projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale, n° 297 (2008-2009) ;
rapport de M. Philippe Marini, rapporteur général, au nom de la commission des finances, n° 306 (2008-2009) ; d
iscussion les 31 mars 2009 et 1er avril 2009 et adoption le 1er avril 2009 (TA n° 64).
• Assemblée nationale :
Projet de loi n° 1580 ; r
Rapport de M. Gilles Carrez, rapporteur, au nom de la commission mixte paritaire, n° 1581 ;
discussion et adoption le 9 avril 2009 (TA n° 265).
• Sénat :
rapport de M. Philippe Marini, rapporteur, au nom de la commission mixte paritaire, n° 319 (2008-2009) ; discussion et adoption le 9 avril 2009 (TA n° 76).
• JORF n° 0094 du 22 avril 2009, page 6872, texte n° 1.
Note :
(1) Le soutien extravagant que vient d’apporter l’Etat à ces entreprises apparaît en effet totalement à contre-courant des conclusions de la quatrième enquête sur les valeurs des Français, dont le quotidien Le Monde rendait compte dans son édition du 24 avril 2009.
Prolongeant des analyses effectuées en 1981, 1990 et 1999, cette nouvelle enquête a été conduite par l’Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs, et financée par le Comité de concertation pour les données en sciences sociales (ministère de la recherche), un contrat ANR et le soutien de plusieurs ministères.
Ses résultats sont présentés dans « La France à travers ses valeurs », sous la direction de Pierre Bréchon et de Jean-François Tchernia, Armand Colin, 320 p., 19,90 €.
Informations sur l’histoire de l’enquête sur valeurs-france.fr.
Voir aussi :
• En 2008, la demande d’égalité devient plus importante que celle de liberté, par Raul Magni Berton
• L’individualisation progresse, mais pas l’individualisme, par Pierre Bréchon.