Le 17 avril, peu avant l’aube, le véhicule qui conduisait Sondhi Limthongkul au siège de sa chaîne de télévision est tombé dans une embuscade. En pleine ville. Un travail de professionnels juchés sur des motocyclettes et qui, selon The Nation, ont mitraillé la voiture sans blindage à l’aide de fusils automatiques. Sondhi, dont la tempe a été perforée par une balle, a survécu à la fusillade. Son chauffeur a été grièvement blessé et son secrétaire, troisième personnage à bord, n’a pas été touché. Les motocyclistes se sont enfuis quand les gardes du corps de Sondhi, à bord d’un deuxième véhicule, ont riposté.
Fondateur de l’Alliance populaire pour la démocratie (APD), Sondhi est un personnage haut en couleur, un temps partenaire de Thaksin Shinawatra et qui s’est retourné avec virulence contre lui. Sondhi en est même arrivé à prôner un régime semi-électif afin de se débarrasser de l’électorat qui a voté depuis le début du siècle pour l’ancien premier ministre jusqu’à son renversement par un coup d’Etat, en septembre 2006. Une fois Thaksin frappé d’inéligibilité en 2007, le même électorat a voté pour ses succédanés. Sondhi est toujours l’un des patrons des « chemises jaunes » de l’APD, qui revendiquent la défense de la monarchie et, à ce titre, ont manifesté jusqu’à la mise à l’écart par la justice, à la fin de 2008, de gouvernements alliés à Thaksin.
Une enquête est en cours, et des suspects repérés et recherchés. Curieusement, les « rouges » ne sont pas, pour l’instant, montrés du doigt. Les « chemises rouges », encore en majorité des partisans de Thaksin, sont regroupées au sein d’un Front uni de la démocratie contre la dictature (UDD), qui réclame la démission du gouvernement, de nouvelles élections ainsi que la traduction en justice des leaders de l’APD, dont Sondhi. Le fils unique de ce dernier, Jittinart Limthongkul, a mis en cause, sans citer de noms, « certains policiers et militaires » ainsi qu’un membre de l’actuel gouvernement dans l’embuscade dont son père a été victime. Il aurait dressé un parallèle entre la tentative d’assassinat contre Sondhi et un mystérieux complot qui aurait été déjoué, début avril, contre Charnchai Likhitjitta, membre du Conseil privé du roi.
Autrement dit, se contenter de diviser la scène politique thaïlandaise entre « jaunes » et « rouges » est très réducteur. D’autres acteurs - des « troisièmes mains » - sont en lice et la situation n’y gagne rien en transparence. La violente crise qui a secoué le royaume autour du Nouvel An paraît avoir redonné un coup de fouet aux intrigues, manipulations et coups bas.
Surtout, les méthodes sont redevenues brutales. En 1992, lors de la crise précédente, la plus grave avec celles de 1973 et 1976, des bandes de motocyclistes s’étaient répandues à travers Bangkok avec, pour objectif, d’en intimider la population, de la ranger aux côtés des forces de l’ordre. Cette fois-ci, les véhicules du premier ministre Abhisit Vejjajiva ont été attaqués par des « rouges » à deux reprises : le 8 avril à Pattaya, à la veille d’un sommet régional annulé trois jours plus tard, et le 12 avril, au ministère de l’intérieur à Bangkok, où Abhisit s’était rendu pour y enregistrer une communication télévisée.
Depuis, par mesure de sécurité, le premier ministre est contraint de se cacher. Son lieu de résidence n’est pas communiqué et ses déplacements ne le sont qu’après coup. Dans ce contexte, la tentative d’assassinat de Sondhi semble marquer une étape dans une escalade d’autant plus préoccupante qu’il est difficile d’en discerner les principaux instigateurs. L’attentat manqué a conduit Abhisit à ne pas lever, en dépit de la fin des manifestations le 14 avril, l’état d’urgence proclamé à Bangkok deux jours auparavant.
Le reflux de la marée rouge
Les « rouges » étaient donc redescendus dans les rues de la capitale le 26 mars pour réclamer la démission du premier ministre et des élections. Au bout d’une douzaine de jours, ils étaient quelques dizaines de milliers. La capitale de la Thaïlande en a été paralysée. Forts de ce succès, ils ont alors élevé la barre en réclamant la démission de trois membres du Conseil privé d’un roi vénéré, Bumibhol Adulyadej, sur le trône depuis plus de 62 ans, âgé de 81 ans et à la santé jugée très fragile. Ils en ont appelé à une « révolution du peuple ».
Ils ont alors pris pour cible un sommet régional réuni par précaution à Pattaya, station balnéaire à deux heures de route de Bangkok, dans un palace vaste et relativement facile à protéger. Quelques centaines d’entre eux ont toutefois pu pénétrer sans difficulté dans l’enceinte du palace, au risque de se perdre dans ses nombreux bâtiments. Les milliers de policiers dépêchés sur place ne leur ont guère barré le chemin. L’armée n’est pas davantage montée au créneau. « J’ai le sentiment que les policiers et les soldats n’ont pas rempli au mieux leur mission », a jugé après coup, le 17 avril, le premier ministre, une réflexion qui tient de l’euphémisme.
Fait sans précédent dans l’histoire de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase), la réunion a dû être annulée le 11 avril. Les premiers ministres chinois et japonais, le président sud-coréen ainsi que plusieurs autres chefs d’Etat ou de gouvernement étaient déjà présents. Certains délégués ont dû être évacués du palace par hélicoptère vers l’aéroport militaire d’Utapao, à trente kilomètres de Pattaya, où Abhisit s’est rendu pour présenter personnellement des excuses aux partants. Une humiliation pour la Thaïlande.
Le désarroi n’a, cependant, duré qu’une journée. Dans la foulée, Abhisit a regagné Bangkok pour y présider, le 12 avril, une réunion tendue entre autorités civiles et militaires. La riposte a été décidée en cette veille du Nouvel An thaïlandais. L’état d’urgence a été décrété à Bangkok, au bord du chaos, et dans cinq provinces. Un commandement, géré par Abhisit lui-même, a été chargé de l’appliquer. La police a été marginalisée.
Le jour de l’An, avant l’aube, les soldats ont commencé à dégager les principaux carrefours tenus par les manifestants antigouvernementaux. Gaz lacrymogènes, tirs en l’air d’armes automatiques, appuis de blindés et de canons à eau. L’armée a repris le contrôle de la ville, à l’exception du principal campement monté par les manifestants devant Government House, qui abrite le bureau du premier ministre. La reddition négociée de ce camp de toile a eu lieu le 14 avril en milieu de journée. Quelques leaders du mouvement se sont rendus à la police, d’autres se sont enfuis. Le dernier carré de manifestants à Government House – entre deux et trois mille – a été évacué à bord d’une cinquantaine d’autobus mis à leur disposition par le gouvernement. Bilan : plus d’une centaine de blessés, dont deux dizaines grièvement. En outre, deux habitants ont été tués lors d’une brutale échauffourée avec des manifestants.
Un Nouvel An noir
Le reflux de cette marée rouge, qui avait été organisée de longue main, a plusieurs raisons. Le mouvement a été vite marqué par des violences. Une quinzaine au moins d’autobus confisqués ont été brûlés pour bloquer des carrefours. Des coktails Molotov sont apparus un peu partout, sans parler d’armes blanches, de bâtons et de quelques armes à feu.
Aux abords du marché de Nang Lerng, en plein centre, les habitants ont fini par lever une milice, le 13 avril, pour défendre leurs habitations. Deux d’entre eux ont été tués lors d’affrontements avec les « rouges ». Ailleurs, au carrefour de Ding Daeng, un camion de transport de gaz naturel liquéfié a été placé près d’un HLM, en terrifiant les occupants sommés par les « rouges » de se sauver.
La population de la capitale était déjà lasse à la suite de manifestations et de troubles qui se produisent régulièrement depuis fin 2005. Pendant la seule année 2008, les « jaunes » sont descendus dans la rue en moyenne deux jours sur trois ; ils ont occupé Government House pendant trois mois d’affilée et ont bloqué pendant huit jours les deux aéroports de Bangkok ; et l’état d’urgence a été décrété à deux reprises. La prise de relais par les « rouges » en 2009 s’est d’autant plus rapidement retournée contre eux qu’ils ont commis des excès. « Nous ne contrôlons pas les gens et les femmes dans les rues », a déclaré le 14 avril, à une radio australienne, Jakrapob Penkair, l’un des dirigeants de l’UDD, pour expliquer la décision d’arrêter les frais. Comme les soldats ont fait preuve d’une certaine réserve en dégageant la ville - apparemment, ils n’ont tué personne -, la bataille a été perdue par les « rouges ». Le bilan a été supérieur à 120 blessés, dont certains grièvement, et des enquêtes ont été ouvertes sur d’éventuelles disparitions.
Jusqu’au 8 avril, jour de la « marée rouge », quand des dizaines de milliers de gens se sont rassemblés dans le centre historique de Bangkok, Thaksin n’a pas cessé de faire monter les enchères. Le fugitif – il s’est exilé en août 2008, deux mois avant d’être condamné à deux ans de prison pour corruption – n’a pas cessé de communiquer par téléphone et par vidéos présentées sur grand écran pendant les manifestations. Pour la première fois, l’ancien premier ministre a dénoncé nommément trois conseillers du roi et réclamé leur démission. Il en a appelé à la « révolution du peuple » et a qualifié d’ « occasion en or » le grand rassemblement du 8 avril. Il a invité fonctionnaires, policiers et militaires à la désobéissance civile. Il a donné l’impression d’avoir voulu rompre tous les ponts alors que le pays est victime de sa plus grave récession depuis 1997 – une contraction économique de 4,5 % à 5 %, a estimé, le 16 avril, le ministre des finances – et doit s’accommoder de la perspective d’une succession difficile en raison du prestige du monarque actuel.
En levant des tabous, Thaksin a fait monter les tensions d’un bon cran. Le plus gros contingent des « rouges » de l’UDD est encore formé par ses partisans. Avant d’être renversé par un coup d’Etat sans effusion de sang en septembre 2006, Thaksin a instauré la santé quasi-gratuite et accordé au monde rural de larges crédits (en général bien utilisés) ainsi que des reports de dettes. Que Thaksin soit un autocrate, peu soucieux du respect des libertés et qui s’est rempli les poches quand il était au pouvoir (2001-2006), affecte apparemment peu l’adulation que lui portent des masses rurales dans le nord et le nord-est du royaume. Qu’il ait fait partir à l’étranger, à la veille des affrontements, ses enfants et d’autres membres de sa famille tout en pressant les « rouges » de venir en famille participer aux manifestations ne semble pas non plus retourner ses partisans.
Mais Thaksin a peut-être brûlé ses dernières cartouches. Il a surestimé sa main, et son beau scénario de « révolution du peuple » a volé en éclats. Il a eu beau se draper dans le drapeau de la « démocratie » et de la défense des pauvres, face à une « aristocratie » présentée comme féodale, le double langage est apparu au grand jour : la « non-violence » annoncée n’a pas été au rendez-vous. Et, sur le tard, ses lettres d’allégeance au roi, le suppliant d’intervenir, ont donné l’impression d’une duplicité et d’un souci de rattraper les dommages commis. Entre-temps, il a fait peur.
Dysfonctionnements
Les « rouges » ne sont pas que les commis de Thaksin, et une frange du mouvement ne le considère pas comme un héros. Ces derniers, pour être encore minoritaires, sont mus par un souci de justice sociale, une répartition plus égale des revenus et des chances. Ils jugent le gouvernement actuel illégitime car il est le produit des fortes pressions exercées par les « jaunes » pour modifier la majorité parlementaire qu’ils avaient obtenue lors des dernières élections, en décembre 2007. Les gouvernements issus de ces élections ont, tous les deux, été démis par des tribunaux. La barrière jaune a tenu le haut du pavé de mai à début décembre 2008, jusqu’à la formation d’une nouvelle majorité parlementaire, avec pressions militaires, pour former le gouvernement que préside Abhisit. Des gens qui n’ont guère d’estime pour Thaksin s’en sentent frustrés et amers.
La Thaïlande, a résumé Thitinan Pongsudhirak, analyste respecté, est gouvernée par trois institutions : la monarchie, l’armée et la bureaucratie. Si les résultats des élections ne leur conviennent pas, elles les contestent. La solution, estime-t-il, serait que les élites en place acceptent de respecter le vote populaire. Dans l’incapacité de défaire, par voie parlementaire, la majorité d’Abhisit, qui a emporté en janvier des élections partielles et facilement survécu à la mi-mars à une motion de censure, les « rouges » ont pris le chemin des barricades.
Le résultat est une équation peu rassurante. L’UDD et l’APD, les « rouges » et les « jaunes », sont deux mouvements extraparlementaires, même s’ils entretiennent chacun des liens avec des formations du Parlement. Ce sont des organisations musclées. Cet état de fait souligne le dysfonctionnement puissant du système. De leur côté, la police et l’armée semblent divisées. Abhisit, lors de sa prise de fonctions en décembre, avait déclaré vouloir privilégier une politique de réconciliation. A la suite des violences d’avril, les « rouges » ont été déclarés « ennemi public ». La censure s’abat sur la Toile. Des mandats d’arrêt ont été lancés contre les dirigeants « rouges » qui ne se sont pas rendus. Le pouvoir semble « toujours peu disposé à respecter et à reconnaître les revendications et les doléances des chemises rouges », estime Thitinan.
« La rage avant le saccage », écrit Chang Noi, observateur averti, dans une chronique publiée le 20 avril par The Nation. Les deux éléments, la rage autant que le saccage, doivent recevoir des réponses appropriées. Ignorer le message des « rouges » ne peut guère contribuer à résorber une réelle fracture. Si Abhisit vient de surmonter son premier véritable test, la pérennité de son gouvernement dépendra de sa capacité à tendre la main à des gens qui se sentent perdus. Le dialogue et les réformes s’imposent, ainsi que l’envisage Abhisit. Pour avoir préconisé un régime semi-électif afin de réduire la voix des masses rurales, les « jaunes » ont contribué à entretenir la colère de petites gens qui veulent conserver leur part de pouvoir acquise, par les urnes, au tournant du siècle. Au cas où cette donne ne serait pas prise en compte, il y a fort à parier que les « rouges » redescendront dans la rue.
Jean-Claude Pomonti est journaliste.