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Le cinéma sous l’empire de la publicité

Actrices ou femmes-sandwiches ?

par Mona Chollet, 18 mai 2009

«Pas d’agence, pas de directeur artistique. C’est mon script, réalisé avec une totale liberté. A ce niveau, cela s’appelle du mécénat », s’émerveille Jean-Pierre Jeunet en évoquant le film publicitaire qu’il vient de tourner avec Audrey Tautou pour le parfum Chanel n° 5. Le cinéaste va jusqu’à affirmer que « ce court métrage n’a rien à voir avec un film publicitaire » (1). Il estime qu’il leur a permis, à son actrice fétiche et à lui, de « clore la trilogie » ouverte avec Le fabuleux destin d’Amélie Poulain et Un long dimanche de fiançailles (2).

Le clip de Jean-Pierre Jeunet est diffusé depuis le 5 mai, tandis que le long métrage d’Anne Fontaine Coco avant Chanel, également avec Audrey Tautou, est sorti sur les écrans le 22 avril : sachant que la promotion intensive de ce double événement a commencé début avril, ce délai, ni trop long ni trop court, aura assuré à la maison de haute couture une exposition d’une durée et d’une intensité maximales. Et ce n’est pas fini, puisqu’on annonce pour la fin de l’année Coco Chanel et Igor Stravinski, un film de Jan Kounen (99 francs), avec cette fois, dans le rôle de la styliste, l’actrice Anna Mouglalis, mannequin de longue date pour la marque. Le film fera la clôture du festival de Cannes, le 24 mai prochain.

Sous le titre « Publicité-cinéma, une relation ambiguë » (14 mai 2009), Véronique Richebois, dans Les Echos, s’interroge sur le degré d’« opportunisme marketing » qui a présidé à tant d’heureuses coïncidences. Quoi qu’il en soit, l’opération marque incontestablement un seuil dans la confusion entre culture et consommation, mais aussi entre journalisme et publicité. Sous le titre « En voiture pour le N° 5 », L’Express Styles, l’un de ces suppléments dont la raison d’être est d’offrir un écrin rédactionnel aux annonceurs, a consacré quatre pages au spot de Jean-Pierre Jeunet. Le magazine voit dans cette prévisible et néanmoins affligeante enfilade de clichés – l’Orient-Express, un éphèbe brushé, des oiseaux qui s’envolent, un Istanbul de carte postale aseptisée – « deux minutes trente de jubilation poétique et de perfection technique (3) ».

Dans Paris-Match (2 avril 2009), le long métrage d’Anne Fontaine n’est évoqué que de façon secondaire : l’entretien avec Audrey Tautou porte en intégralité sur son nouveau rôle d’« égérie » du célèbre parfum. A lui seul, le terme d’« égérie », qui s’est imposé depuis quelques années, confirme que la barrière entre l’artistique et le commercial a sauté : désormais, une actrice n’est plus l’inspiratrice d’un créateur – ce qui, en cantonnant les femmes au rôle muet de muses, en les réduisant à leur sensualité et à leur photogénie, pouvait déjà être agaçant –, mais celle d’une marque ou d’un produit. Et la publicité n’est plus un fléau que l’on subit ou que l’on fuit, mais, au contraire, une production culturelle à part entière, que l’on est censé rechercher et attendre. Certains magazines proposent même sur leur site Internet le « making of » du spot de Jean-Pierre Jeunet…

Le parfum se prête particulièrement bien à ce genre de détournement, puisque, contrairement à une crème antirides, par exemple, il n’a pas de prétentions précises à faire valoir : il n’exige rien d’autre, pour se vendre, que d’être associé à un univers sensoriel et onirique séduisant. Pour stimuler la créativité des journalistes dans cet exercice, le Comité français du parfum, organe de promotion du Syndicat français de la parfumerie, décerne d’ailleurs chaque année le « Prix Jasmin » ; le règlement publié sur son site stipule que « [les œuvres] (sic) sont soumises dans leur intégralité à un jury littéraire et artistique de sept membres. Celui-ci doit se prononcer au cours d’une longue journée de délibération selon des critères rigoureux : qualité d’écriture et de style, originalité, richesse de l’information, incitation à la découverte du parfum » (4).

« Mon partenaire, le sac Lady Dior... »

Toutefois, d’autres produits peuvent, sans trop de difficulté, se retrouver eux aussi promus vedettes de cinéma. Après Jean-Pierre Jeunet et Audrey Tautou, voici un autre duo français calibré pour l’international au service d’une autre marque de luxe : Olivier Dahan, réalisateur de La Môme, biographie d’Edith Piaf, met en scène Marion Cotillard, Oscar 2008 de la meilleure actrice pour le rôle de Piaf, dans une publicité pour un sac Dior. Diffusée à partir du 20 mai, exclusivement sur Internet (lire l’article du Monde, « Sur Internet, les marques de luxe soignent leur image pour y développer leurs ventes », 16 mai 2009), mais promue bien à l’avance afin de créer un effet d’attente, l’« œuvre » porte un titre, The Lady Noire Affair, et dure 6 minutes 30. Elle constitue un événement suffisant pour que Paris-Match (7 mai 2009), qui la qualifie de « thriller publicitaire », lui consacre six pages, avec interview complaisante de sa vedette. Question : « En quoi ce projet publicitaire vous a-t-il séduite ? » Réponse de Marion Cotillard : « D’abord le scénario années 60 inspiré de l’univers de Hitchcock, dont je suis une grande fan, ensuite mon partenaire, le sac Lady Dior, qui joue un grand rôle (…). »

Le magazine DS, dans son numéro de mai-juin 2009, constate la prolifération actuelle de films, disques ou livres ayant trait à l’univers de la mode. Un album d’Alain Chamfort intitulé Une vie Saint Laurent, et retraçant la vie du couturier, devrait sortir cet automne (les costumes pour une éventuelle comédie musicale sont déjà prêts), de même que The September Issue, un portrait cinématographique d’Anna Wintour, la rédactrice en chef du Vogue américain (qui a déjà inspiré Le Diable s’habille en Prada), primé au dernier festival de Sundance. « Adieu Dalaï Lama et Gandhi ! écrit Françoise Emsalem. Place à saint Yves, sainte Coco et saint Christian, en passe de canonisation pour leur avant-gardisme qui a révolutionné rien de moins que… la société. Tout cela est-il bien raisonnable ? »

La journaliste propose cette explication : « En ces temps d’incertitude économique, les marques font plus que jamais appel à leurs fondamentaux et puisent dans leur ADN, valorisant leur héritage, soulignant la dimension éternelle de leurs créations. Traduction : achetez-nous, vous ne vous tromperez pas dans vos investissements, nous sommes un placement refuge indémodable. » On peut ajouter à celle-ci une autre hypothèse : la société de consommation commence à être assez ancienne pour pouvoir prétendre appartenir à l’histoire avec un grand « H ». Peu importent les moyens mis en œuvre par les marques pour s’imposer dans la vie des consommateurs (5) : désormais, elles font partie intégrante de leur héritage culturel et familial. Et elles comptent bien en tirer parti.

En témoignent les sujets dont la sortie de Coco avant Chanel a été le prétexte dans la presse magazine. Sous le titre « Nous sommes toutes des filles Chanel ! », Marie-Claire (mai 2009) a photographié sur huit pages des femmes, célèbres ou anonymes, qui posent avec les vêtements ou accessoires de la marque en leur possession. « Ce sac était à maman, qui me l’a donné, dit l’une d’elles. Si j’ai une fille un jour, je sais que je le lui donnerai à mon tour. » Partout, c’est un vrai festival de souvenirs d’enfance : « J’ai une image de moi, petite fille, dans la bibliothèque de ma tante qui était une jeune femme de mon âge à l’époque, raconte dans Paris-Match Audrey Tautou, qui doit se dédouaner de ne pas porter elle-même le parfum qu’elle promeut. Elle avait posé sur une étagère son flacon de Chanel N° 5, qui me paraissait énorme. Il symbolisait déjà le luxe, le raffinement, le mystère… D’autant que nous avions interdiction formelle d’y toucher. »

Dans un article intitulé « Ma saga N° 5 » (Elle, 9 mai 2009), la journaliste Sophie Fontanel, qui, « depuis toujours, porte le parfum mythique », évoque elle aussi, autour de ses 10 ans, un flacon « posé sur la commode de [sa] tante, à New York ». (Décidément…) Suggérant lourdement le rôle de sésame érotique que serait susceptible de jouer le N° 5, elle insiste sur la « relation organique » qui s’établirait avec ce parfum, de même que les femmes photographiées par Marie-Claire soulignent leur appropriation physique des produits : l’actrice Sylvie Testud qualifie son agenda de « doudou » ; Virginie Ledoyen « adore » le « molleton tout doux » de sa pochette, et dit à propos d’une veste : « J’ai perdu des boutons, des agrafes, elle est toute déglinguée, mais je l’aime comme ça. » Anna Mouglalis juge son jean « d’une volupté inouïe », et précise qu’il a été « baptisé par [sa] fille d’un coup de feutre violet qui ne partira jamais ».

Au passage, le sujet de Marie-Claire confirme la thèse de DS selon laquelle il s’agit, pour les grands noms du luxe, de s’imposer comme des valeurs sûres en temps de crise. Parmi les femmes qui clament leur amour pour Chanel, il y a « Nathalie, secrétaire intérimaire », qui aurait, dit-elle, « l’impression d’être nue » sans son N° 5 : « Un flacon me dure trois semaines. J’en mets partout : sur mon corps, sur mes draps pour dormir, sur du coton dans ma voiture, sur mon linge quand je le repasse. C’est un budget : 70 ou 80 euros. Quand je ne peux plus me l’offrir, je vais chez Marionnaud ou Sephora – toujours bien habillée –, et je demande des échantillons. »

Les marques quittent ainsi le registre indigne, froid et impersonnel de la consommation pour entrer dans le domaine noble, chaud et vivant, de la culture. Avec, pour elles, un effet d’aubaine, un cercle vertueux : ce sont les effets des publicités passées qui alimentent la publicité présente… sans coûter un centime ! L’efficacité, en outre, en est décuplée : on n’est plus incité à acheter un banal produit, mais une histoire, un relais symbolique, un objet initiatique, un secret – un « mythe ». Le sac que Marion Cotillard érige au rang de « partenaire », le parfum promu par Audrey Tautou, sont en effet systématiquement qualifiés dans la presse de « mythiques » – adjectif aussi omniprésent que le terme d’« égérie ». « J’achète N° 5 comme on achète un mythe, écrit Sophie Fontanel, se souvenant de ses 15 ans. Il n’y a pas beaucoup de mythes achetables. » Certes. C’est même le génie des publicitaires de l’avoir compris… Car, s’il y a une part d’imprévisible dans les ingrédients d’un succès commercial, les « mythes », pour peu qu’on y mette les moyens, peuvent aussi se fabriquer sans trop de mal. C’est la fameuse formule de Lewis Carroll dans La Chasse au Snark : « Ce que je te dis par trois fois est vrai. »

« On parle moins des actrices
que de ce qu’elles portent »

« Le cinéma est-il victime de la mode ? » s’interrogeait le magazine Première dans son numéro d’avril. Inutile de le nier : les deux systèmes ont toujours eu partie liée. Dès ses débuts, le cinéma a représenté une formidable occasion de vendre des produits, en communiquant à ces derniers l’aura des grands acteurs – et surtout des grandes actrices –, et en en faisant, pour le public, une sorte d’interface magique avec un monde de rêve. L’industrie cosmétique, en particulier, est née à l’ombre des studios hollywoodiens (6) ; et la première actrice à offrir une publicité gratuite à Chanel N° 5 fut Marilyn Monroe, en 1955.

Les modes les plus puissantes lancées par le septième art l’ont toutefois été sans préméditation : que l’on pense au blouson en cuir de Marlon Brando dans L’Equipée sauvage ou à son « marcel » dans Un tramway nommé Désir, aux robes vichy de Brigitte Bardot… Car, à l’origine, la vocation du costume n’est pas de faire vendre, mais bien de « servir l’intérêt dramatique du film », rappelle utilement la journaliste de Première, Catherine Gresset. Elle cite la costumière Yvonne Sassinot de Nesle : « Un film n’est pas un défilé de mode ! Le costume est au service du personnage. Et pas l’inverse. Il faut qu’il reste au second plan. »

Or, depuis quelques années, le « second plan » a tendance à se faire envahissant. Pour une actrice, il devient au moins aussi intéressant, non seulement sur le plan financier, mais aussi en termes de notoriété et de surface médiatique, de décrocher un contrat publicitaire qu’un beau rôle au cinéma. Ainsi, lorsque Rachida Brakni a signé avec L’Oréal, en 2008, cela lui a valu de faire dès le mois suivant la couverture de Marie-Claire, avec un long entretien en pages intérieures, malgré une actualité cinématographique… disons, plutôt mince (7). Cette semaine, le magazine Elle (16 mai) consacre des articles à deux actrices : l’une, Emmanuelle Devos, joue dans trois films en compétition à Cannes ces jours-ci ; l’autre, Marion Cotillard, dans une pub Dior, donc. Mais c’est la seconde qui figure en couverture de l’hebdomadaire...

A peine repérées, les espoirs féminins de Hollywood suivent toutes le même parcours : amaigrissement spectaculaire, embauche d’une styliste qui les habille pour leurs apparitions publiques, et contrat avec une ou plusieurs marques de cosmétiques ou de vêtements. Scrutées d’un œil impitoyable par les gazettes, elles se font épingler avec férocité au moindre « faux pas » dans leur tenue – ce qui est plutôt paradoxal pour une époque qui se vante d’avoir émancipé les femmes et de les avoir libérées de conventions vestimentaires absurdes.

« C’est dommage parce que l’on parle moins des actrices que de ce qu’elles portent », déplorait Meryl Streep (citée par Première) à la sortie du Diable s’habille en Prada. Or, si l’actrice américaine a marqué son époque par bien autre chose que le soin apporté à son image, on notera que sa fille, en revanche, comédienne débutante, apparaît ces jours-ci dans les publicités d’une marque de prêt-à-porter… L’invasion des « fils et filles de » accentue encore la mainmise de l’industrie de la mode et de la beauté sur le cinéma : bien souvent, ils se contentent d’une vague carrière d’acteurs, et se soucient surtout de rentabiliser leur nom et leur patrimoine génétique en multipliant les contrats juteux. C’est le cas des filles de Jane Birkin, Lou Doillon et Charlotte Gainsbourg, ou encore de Sofia Coppola, fille de Francis Ford Coppola. De plus en plus papesse du style et de moins en moins cinéaste, celle-ci vient de réaliser un spot – également très médiatisé – pour un parfum, et son dernier film, Marie-Antoinette, pouvait facilement être confondu avec une publicité pour un grand pâtissier parisien. Un risque auquel ne s’exposaient guère Apocalypse Now ou Le Parrain – même si père et fille ont récemment posé ensemble pour un célèbre maroquinier…

Première cite Catherine Deneuve, qui disait en 1988 : « C’est vrai que je suis associée à une image mode, dans le vêtement, du moins… » « Vingt ans plus tard, commente le magazine, les jeunes comédiennes ignorent ces nuances. Eperdues de mode, courtisées par les marques, elles participent de plus en plus à des campagnes publicitaires. » Tout cela, on s’en doute, laisse peu de place à la spontanéité. Si certaines, comme Anna Mouglalis (« Chanel m’a donné la liberté », titre de son interview dans Paris-Match, 30 avril 2009), professent avec enthousiasme leur reconnaissance à l’égard de la marque qu’elles représentent, les autres rivalisent de langue de bois (« c’est un grand honneur pour moi de représenter le luxe français », « c’est une très belle marque », etc.). Dans tous les cas, on a de moins en moins l’impression d’avoir affaire à des êtres de chair et de sang, à des comédiennes préoccupées d’exprimer la gamme des émotions humaines ou d’évoluer dans leur art, et de plus en plus à des communicantes, soucieuses de peaufiner une image consensuelle pour mieux vendre. Leur compte en banque et le chiffre d’affaires du complexe mode-beauté, que la crise met aux abois, s’y retrouvent sans doute très bien. Pour ce qui est de la vitalité du cinéma, de son audace, mais aussi de l’image des femmes – celle qu’elles donnent étant convenue, lisse et ennuyeuse à pleurer –, c’est une autre histoire.

Il y a peu, rencontrant l’actrice Penélope Cruz pour son rôle dans le nouveau film de Pedro Almodóvar, Etreintes brisées, le journaliste de Télérama Louis Guichard, après avoir été prévenu par ses confrères que la jeune femme, autrefois si joyeuse, était désormais « verrouillée », l’a trouvée, en effet, « insidieusement triste ». Il conclut ainsi son article (13 mai 2009) : « En sortant du rendez-vous, on tombe sur elle, agrandie par un laboratoire de cosmétiques qu’elle vaut bien. L’image est clinique, le texte réduit le visage des rêveries cinéphiles et amoureuses d’Almodóvar à un amas de cellules à régénérer. Après tout, c’est peut-être pour avoir vu, elle aussi, cette affiche en arrivant que Penélope Cruz était un peu triste ce jour-là. »

Mona Chollet

(1Première, avril 2009.

(2L’Express Styles, 9 avril 2009.

(3Ibid.

(4En 2009, lors d’une cérémonie présentée par Isabelle Giordano, présidente du jury, le Prix Jasmin a été décerné à Guillaume Crouzet, rédacteur en chef délégué de L’Express Styles.

(5Lire à ce sujet Edward Bernays, Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie, Zones/La Découverte, Paris, 2007 [1928]. Texte intégral en libre accès en ligne.

(6Lire à ce sujet Margaret Allen, Selling Dreams : Inside the Beauty Business, Simon & Schuster, New York, 1981.

(7Lire notre article sur le groupe L’Oréal dans le numéro de juin du Monde diplomatique, en kiosques à partir du 27 mai.

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