La presse indienne n’a pas pu s’empêcher de commenter la tenue remarquablement modeste de la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton lors de sa récente visite à New Delhi. Sa chemise, a-t-on remarqué, était bien boutonnée jusqu’au cou. Ainsi va le destin des femmes puissantes dont les tenues et les coiffures sont souvent plus commentées que leurs idées et leurs actions.
On ne peut pas s’empêcher de penser pourtant que cette couverture médiatique de la visite de l’émissaire du président Barack Obama cachait symboliquement les habits neufs d’un empire qui, de plus en plus, se trouve frustré dans ses ambitions.
La secrétaire d’Etat a tout fait pour séduire les Indiens en évoquant l’importance des relations de « peuple à peuple », en passant moins de temps avec le premier ministre et son gouvernement qu’avec des chefs d’entreprises, des étudiants, une vedette de Bollywood, une association qui travaille avec les femmes pauvres et un institut de recherche agricole. Cela n’a pas suffi à obtenir ce qui est certainement l’un des objectifs les plus chers du président américain : des concessions indiennes sur la question de la réduction chiffrée des émissions de carbone. La réponse a été claire et nette : « Non ».
C’est un échec sérieux pour le président Obama. Il intervient au moment où, cherchant à faire passer au Sénat américain un projet de loi qui engagerait le pays à réduire un peu ses émissions – depuis longtemps les plus fortes au monde –, celui-ci rencontre une opposition de plus en plus vive du secteur privé et du Parti républicain. Les données sont connues de tous : un Américain émet en moyenne vingt tonnes cube de carbone par an ; un Indien, à peine une tonne – un Français en émet six.
L’Inde ne s’est pas contentée de dire non. Elle a invité Mme Clinton à se rendre dans un immeuble de bureaux construit par le groupe indien ITC selon des critères de l’architecture verte dernier cri. Un immeuble comme il n’en existe pas encore à New York. La secrétaire d’Etat américaine a gracieusement loué ce Taj Mahal vert, « monument au futur ».
Le message est clair : notre avenir, c’est nous qui le construirons, selon notre vision, à notre façon et en fonction de nos besoins. Les Indiens sont parfaitement conscients des conséquences du changement climatique. Ils savent bien qu’ils risquent d’être plus touchés que les Américains. C’est pour cela que l’Inde développe des énergies alternatives et prend de l’avance sur les Etats-Unis, toujours réticents à faire les sacrifices qu’il faudrait s’ils veulent réduire de façon suffisante leurs émissions de CO2. Ainsi, dans le National Action Plan on Climate Change de 2008, l’Inde a annoncé son intention de développer massivement l’énergie solaire. Elle fabrique déjà des voitures électriques, et celles qui ne le sont pas sont bien plus économes que les gros modèles qui dominent sur les routes américaines.
Il est vrai que, dans le même temps, l’Inde construit des centrales au charbon aussi rapidement que possible, et que la grande majorité de l’énergie qu’elle consomme avec de plus en plus d’avidité vient des énergies fossiles. Mais sa position est inflexible : nous sommes un pays toujours en voie de développement, avec une forte population très pauvre, et nous ne sacrifierons pas notre croissance économique pour un pays richissime dont chaque citoyen émet vingt fois le carbone émis par un des nôtres.
Une deuxième « révolution verte »
Il importe de préciser que, durant la visite de Mme Clinton, ce « non » a été assorti de pas mal de « oui », pour adoucir le choc, mais aussi parce que New Delhi y trouve son propre intérêt, soit que cela flatte son ambition de « grande puissance », soit que, en l’occurrence, les intérêts des entreprises indiennes vont de pair avec ceux de leurs homologues américaines. Et si le succès d’un déplacement se juge par la quantité de contrats juteux signés, le voyage fut une réussite pour Mme Clinton. Elle a pu annoncer l’emplacement de deux centrales nucléaires réservées à la construction américaine – ce qui reste peu de chose par rapport aux six réacteurs bouclés par Areva, mais les Américains font ce qu’ils peuvent. Elle a obtenu le consentement indien pour que les Américains puissent surveiller la propagation des technologies militaires sensibles vendues aux Indiens, ce que le Sénat américain exigeait et qui élargit les possibilités de ventes d’armes par les gros constructeurs américains. Cet accord laisse notamment à Boeing et à Lockheed Martin les mains libres pour ce qui pourrait être un des contrats les plus importants de la décennie : la vente de 126 avions militaires, contrat qui aurait une valeur estimée de plus de 10 milliards de dollars.
Or, cette victoire est aussi un signe de nouvelles règles du jeu : c’est Washington qui fait la cour à New Delhi, et non l’inverse. Dans un monde dévasté par la crise économique, l’Inde reste l’un des rares clients à avoir en poche de quoi se payer de grosses babioles comme des centrales nucléaires et des avions militaires.
Pour autant, il ne faut pas sous-estimer les Américains. Préoccupés par les changements géopolitiques profonds qui menacent leur supériorité, ils entendent préserver et même développer leur puissance agricole, qui, dans les années d’après-guerre et pendant la guerre froide, leur a bien servi. Au contraire, ce fut une humiliation profonde pour l’Inde de devoir, dans les années 1950 et 1960, quémander auprès des Etats-Unis les céréales qui lui manquaient pour éviter la famine qui menaçait alors sa population. Les Etats-Unis, sous la présidence de Lyndon Johnson ou John Fitzgerald Kennedy (1), ont compris qu’ils pouvaient se servir de leur surproduction agricole comme d’une arme, notamment contre le communisme. Ainsi, la fameuse « révolution verte », propagée en Inde à la suite du Mexique, était vue comme une force capable de contrer d’autres sortes de révolutions, moins propices à l’expansion capitaliste américaine.
Aujourd’hui, la secrétaire d’Etat, prolongeant parfaitement une idée clef de l’ancien président George Bush, propose à l’Inde une « deuxième » révolution verte. A la différence de la première, celle-ci donnerait le premier rôle aux entreprises privées dans les domaines de la biotechnologie : la propriété intellectuelle des innovations, notamment dans le domaine de la modification génétique, serait strictement respectée. Lorsqu’un journaliste indien, évoquant la résistance du peuple indien à accepter des fruits et des légumes génétiquement modifiés, a posé la question des organismes génétiquement modifiés (OGM) à Mme Clinton, celle-ci a soigneusement évité de prononcer le mot « OGM », préférant parler vaguement des « technologies » et de leur importance pour inventer l’agriculture de demain afin de nourrir la population indienne, toujours croissante. Une curiosité à signaler : dans la transcription officielle de cet échange sur le site Internet du département d’Etat américain, chaque fois que le journaliste a prononcé le mot « OGM », on lit « inaudible ». Il faut aller dans l’article publié, après la conférence de presse, dans le Times of India (« Clinton harps on `technology’ to provide food security », par Rumu Banerjee, 20 juillet 2009) pour comprendre que la question portait sur les OGM.
Dans un monde où le changement climatique n’est que l’aspect le plus terrifiant d’une dégradation environnementale accélérée et où la crise agricole mondiale s’approfondit, ceux qui possèderaient le contenu génétique des graines devenues indispensables à la survie de l’humanité disposeraient d’une arme effectivement puissante. Cette arme, les Etats-Unis veulent la garder entre leurs mains.
Si, comme tous ses prédécesseurs, la secrétaire d’Etat américaine assume son rôle de défense des intérêts de son gouvernement, elle ne néglige pas ceux des entreprises. Ce qui n’est pas pour choquer le gouvernement indien, le plus libéral qu’ait connu le pays depuis son indépendance. Les Etats-Unis l’ont bien compris : l’India Inc. ambitionne de concurrencer la grosse machine capitaliste américaine, et l’Etat indien entend y contribuer.
Pour le moment, New Delhi parie qu’il y a plus à gagner qu’à perdre à collaborer avec les Etats-Unis pour le développement des nouvelles biotechnologies et la privatisation des éléments de base de l’agriculture. Mais, le jour où cette deuxième révolution verte, au profit des géants de l’agroalimentaire tels Monsanto, Wal-Mart (dont Mme Clinton a fait partie du conseil de gestion pendant plusieurs années), Cargill et Archer Daniels Midland, s’avérera désastreuse pour l’environnement, la santé et la cohésion sociale, l’Inde sera-t-elle encore en position de dire « non » ?
Mira Kamdar, chercheuse, World Policy Institute, New York ; auteure de Planet India : L’ascension turbulente d’un géant démocratique (Actes Sud, Arles, 2008).