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Vol de drones sur l’Afpak

Les drones ou UAV (Unmanned aerial vehicles, « engins volants sans humains ») sont l’armement-vedette de la coalition internationale réunie en Afghanistan sous les couleurs de l’OTAN et des USA. La suspension officielle des opérations de la Force d’assistance à la sécurité de l’Afghanistan (ISAF), le temps des élections, n’a pas mis au chômage ces engins, devenus un « must » en matière de reconnaissance, observation, voire « éclairage » des cibles. Des drones américains opèrent également au Pakistan, où ils ont été engagés ces derniers mois dans une campagne controversée « d’assassinats ciblés »…

par Philippe Leymarie, 18 août 2009

Derniers faits connus : l’élimination il y a presque deux semaines, par un tir de drone, dans son bastion du Waziristan du Sud, une zone tribale frontalière, de Baïtullah Mehsud, considéré par Washington comme le principal "intermédiaire" entre Al-Qaïda et les talibans pakistanais, alliés à leurs pairs afghans. Ou encore, le 12 mars dernier, le tir de deux missiles tirés depuis un avion sans pilote américainn dans le même district tribal du Waziristan du Sud, qui a tué 7 à 8 combattants islamistes, ou supposés tels. Trois jours auparavant, un drone avait également pulvérisé un groupe de rebelles dans ce même secteur proche de la frontière afghane.

En un an, une cinquantaine de missiles ou salves de missiles de l’US Air force ou de la CIA tirés en territoire pakistanais auraient ainsi coûté la vie à environ quatre cents cinquante combattants, et à un nombre indéterminé de civils. Mais la moitié des vingt cadres les plus importants d’Al-Qaida réfugiés dans les zones tribales du Pakistan auraient ainsi été éliminés.

Ces raids de drones, qui ont suscité des protestations régulières des autorités pakistanaises pour violation de leur souveraineté, ne sont jamais ni confirmés, ni démentis par Washington, qui évite d’en communiquer les raisons, circonstances, et bilans. Durant la campagne pour l’élection présidentielle aux Etats-Unis, le candidat démocrate Barack Obama avait promis de s’en prendre à ces bases arrières des talibans afghans, avec ou sans l’assentiment du gouvernement pakistanais, rappelle Steve Weissman : cela avait valu au sénateur Obama une réplique de l’autre candidate démocrate, Mme Hilary Clinton, aujourd’hui en charge de la diplomatie américaine.

« Obama dances with drones », écrit Weissmann, qui s’appuie sur des informations du New York Times et du Washington Post selon lesquelles l’accord tacite ou virtuel donné l’an dernier aux Américains par le président pakistanais de l’époque, Pervez Moucharraf, est endossé dans la pratique par son successeur, le président Zardar, même s’il affecte de s’en offusquer. L’impopularité de ces frappes secrètes est donc imputée aux seuls Américains…

Noria des Predator

Nés dans le sillage de la « guerre de l’information » et de la doctrine du « zéro mort » suite aux guerres perdues du Vietnam et du Cambodge, expérimentés notamment au Kosovo dans les années 1990 par les forces de l’OTAN, les drones font désormais partie de la panoplie « normale » des forces américaines, qui disposent aujourd’hui de 5 500 engins d’observation ou de combat de type UAV, de tous types et volumes, soit trente fois plus qu’en 2001. Les caractéristiques de ces matériels – absence d’équipage embarqué, discrétion, endurance, observation tous temps, et attaque de cibles – sont en passe de provoquer une mutation profonde dans les techniques de guerre, et dans la structure des armées de l’air.

Une noria de drones Predator et Reaper, armés de missiles Hellfire, opèrent dans le ciel afghan, à partir notamment des bases de Bagram ou Kandahar. Au total, l’US Air force et l’US Army disposent en Afghanistan comme en Irak d’une panoplie de trente-cinq types d’appareils, depuis l’engin tactique léger, au service d’une petite unité d’infanterie, qui aide à « voir derrière la colline », jusqu’aux machines proches de l’envergure d’un avion de ligne, capables de surveiller tout un secteur, voire une région, et d’« engager » si nécessaire des objectifs. Des engins particulièrement adaptés à ce type de guerre sans front, à ces opérations de surveillance et de contrôle de zone qui sont le propre de l’actuel conflit en Afghanistan.

Le site de l’US Air Force rapportait il y a quelques mois que son « Global Hawk » n° 3 – le plus gros drone de guerre existant – venait de regagner sa base de Wright-Patterson après un déploiement de trois ans en Afghanistan et en Irak, avec à son actif 250 sorties dont les trois quarts en configuration de combat, des dizaines de milliers de photos, et 4 800 heures de vol…

Guerre par procuration

Parmi les atouts les plus couramment cités :

 la possibilité, pour le stratège comme pour le tacticien, de « garder un œil sur le champ de bataille », à plusieurs échelles ;
 le survol permanent à haute altitude (jusqu’à 24 heures à 6 000 mètres pour le Harfang franco-israélien, 40 heures à 15 000 mètres pour un Predator américain, 100 heures pour le nouvel Orion Hall), à partir d’un poste d’observation quasiment fixe (à la différence du satellite qui balaie rapidement, de loin, et par intermittence) ;
 les notions de risque, fatigue, temps de vol, accélération, capacité en carburant, crash, blessure, otage etc. qui ne sont plus déterminantes en l’absence d’un pilote ;
 le raccourcissement de la chaîne de renseignement et de commandement ;
 le coût moindre de l’investissement (et du risque !) en matériel, formation, etc.
 un effet dissuasif, pour les combattants et les populations, qui se sentent surveillés…

En revanche, sur un plan plus « politique », l’usage de drones introduit des pratiques nouvelles et dangereuses. Ces engins sont manipulés à distance par des opérateurs plus assimilables désormais à des contrôleurs de vol, des spécialistes du renseignement, ou des informaticiens, qu’à de véritables pilotes.

« L’opérateur déporté est maintenant hors du champ d’affrontement, mais susceptible de délivrer des armes avec toutes les conséquences qui en découlent, analyse le général Michel Asencio, chercheur associé à la Fondation pour la Recherche stratégique, évoquant « la place de l’homme dans la boucle » (1) : « Les enseignements des conflits récents montrent, par exemple, que l’éloignement émotionnel du champ de bataille implique certes moins de stress pour le pilote, mais aussi peut-être moins de retenue dans l’utilisation de la violence. »

Ces opérateurs travaillent dans des locaux fermés, devant des écrans et consoles, dans une ambiance qui tient parfois du jeu vidéo, à des centaines, parfois des milliers de kilomètres : guerre à distance, par procuration, dans une quasi-clandestinité, sans faire face « humainement » à l’adversaire, avec un quasi-monopole de la décision sur la désignation de la cible (on ne saura jamais si c’est le « vrai » coupable, ni quel est son niveau de responsabilité), sur le niveau de « dommages collatéraux » acceptés unilatéralement (par la puissance actionnant les engins, bien sûr).

La fin des « Chevaliers du ciel »

« Il est incontestable, écrit Michel Asencio, que la culture des jeux vidéo habitue les cadres et les futurs décideurs à une déshumanisation de la guerre. Qu’en sera-t-il demain lorsque l’ennemi ne sera plus perçu qu’à travers des senseurs électroniques en effectuant des observations à bonne distance de sécurité ? »

Les victimes non plus ne sauront pas qui a frappé, pourquoi, etc. Le contrôle visuel direct (considéré actuellement par les chasseurs français déployés en Afghanistan, par exemple, comme l’ultime et indispensable rempart contre une éventuelle « bavure ») risque de disparaître, au profit d’une appréciation sur écran, avec décision d’engagement prise par de lointains état-majors.

Autres effets indirects : les difficultés d’intégration de ces avions non habités au sein de l’espace aérien « normal ». Ou encore, la fin programmée du modèle du pilote prestigieux, surdoué, surentraîné, beau et courageux – qui « tirait » jusqu’ici l’image des armées de l’air, et dont elles ont usé et abusé, dans le style « Chevaliers du ciel »…

Philippe Leymarie

(1Note de la FRS n° 04/2008.

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