On prête à Grigori Potemkine, favori de la tsarine Catherine II, d’avoir, pour lui plaire et masquer la réalité misérable des campagnes russes, fait construire des villages de carton-pâte destinés à donner l’image d’un développement en fait inexistant. Si, à en croire les historiens, il y aurait encore matière à discuter de la véracité de cette allégation, nul doute qu’elle s’applique avec une parfaite pertinence à l’état présent de la régulation financière, toute de rhétorique et de gesticulation deux ans après le déclenchement d’une crise de format séculaire. Confirmant une sorte de vocation particulière à la servilité, les médias français se sont distingués dans l’enthousiasme célébrateur après des G20 dont la richesse en paroles martiales n’a eu d’égale que la minceur des réalisations concrètes et l’inexistence en fait de toute volonté politique d’aboutir à quoi que ce soit de sérieux. On passera par charité sur le cas de Claude Askolovitch à qui son objectivité professionnelle a permis de reconnaître en Nicolas Sarkozy un « maître du monde » (1), propos en réalité d’une parfaite retenue puisque, supposé entraîner à sa suite tous les maîtres du monde, il fallait comprendre en fait que Sarkozy était le maître des maîtres du monde, immanquable conclusion à laquelle le discret dispositif rédactionnel d’Askolovitch conduisait fatalement tout lecteur normalement doué de logique.
On ne peut pas dire qu’il y ait eu beaucoup d’effets d’apprentissage entre le G20 de Washington 2008 et celui de Londres 2009 si l’on en juge par les cris d’admiration poussés derechef par la presse française convaincue absolument, et du simple fait de la parole présidentielle, que le monde avait changé d’époque, et peut-être même de base. On cherche en vain les hypothèses adéquates – celle d’un magnétisme d’une espèce inconnue produit par les tics d’épaule du président à son pupitre ? – qui permettraient de comprendre que, là où la presse financière anglo-saxonne faisait méthodiquement le décompte des forfanteries, des approximations et des contre-vérités flagrantes du discours de Gordon Brown, la presse française s’abandonnait à l’extase-réflexe, comme le rappelle Bakchich (2) avec une délicieuse cruauté, à propos d’« Un G20 pas vain » (Libération, 3 avril 2009), de « L’incroyable succès du sommet du G20 » (Le Parisien), de « La symphonie du nouveau monde » (Le Figaro), de « ce nouveau monde qui émerge à Londres sous nos yeux » (Le Monde), et de ce que « cette fois on ne pourra pas dire que la montagne a accouché d’une souris » (Sud Ouest).
Si, comme l’a dit alors Nicolas Sarkozy, qui ne voit jamais l’utilité de faire l’économie d’une rodomontade, le bilan du G20 de Londres est allé « au-delà de ce que nous pouvions imaginer », force est de conclure que les dirigeants politiques n’ont pas l’imagination très développée. Et tel est bien le problème en vérité, pour peu qu’on voie derrière le défaut d’imagination la carence avérée de la volonté politique. Le problème de l’inflation rhétorique, peu coûteuse sur le moment, tient évidemment au moment délicat où refont surface les réalités que, sauf à croire à la magie des mots, les seuls discours n’avaient pas le pouvoir d’altérer. Ainsi des paradis fiscaux, qui ont peut-être donné à Londres l’occasion des paroles les plus martiales et des déclarations à portée historique les plus solennelles, et à propos desquels Nicolas Sarkozy n’a pas manqué de se féliciter : l’ère du secret bancaire, « c’est terminé ».
Quelques mois plus tard, on est bien forcé de constater que, des trois listes établies par l’OCDE, la plus stigmatisante, celle des Etats refusant tout standard international, est désormais… vide. La liste intermédiaire, entièrement constituée de lieux d’un parfait exotisme et aux noms très évocateurs, regroupe des Etats qui se sont engagés à rejoindre les standards internationaux mais n’ont pas encore démontré de substantiels progrès – mais au nom de quoi, on se le demande, contesterait-on leur évidente bonne volonté, et de si louables intentions ne valent-elles pas en elles-mêmes quitus et tranquillité ?
Quant à la première liste, on y découvre désormais, au côté des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de la France, de l’Allemagne, etc., des noms aussi fiscalement corrects que les Bermudes, Jersey et Guernesey, l’ile de Man et le Luxembourg, dont la contrition et la normalisation sont visiblement complètes et justifient entièrement les coups de colère de Jean-Claude Juncker au soupçon que l’Etat dont il est premier ministre pourrait avoir des airs de paradis fiscal. Ajoutons pour faire bonne mesure le dénouement en queue de poisson du différend entre la banque suisse UBS et le fisc américain (IRS), compromis a minima autour de 4 500 révélations d’identité de contribuables américains indélicats là où 52 000 étaient initialement visées, et ceci au terme d’une violente bataille diplomatique au cours de laquelle le gouvernement helvétique n’a pas hésité à menacer UBS de saisir ses fichiers (!) pour les soustraire à l’IRS, éloquente démonstration de sa bonne volonté « d’en finir avec le secret bancaire »…
Les inexistantes « règles du G20 »
Evidemment la révision des listes de l’OCDE a le bon goût d’être suffisamment discrète, davantage en tout cas que les larges octrois de bonus qui finissent par se voir plus qu’ils ne voudraient. La conjonction de l’éclat qu’ils prennent immédiatement dans le paysage et de l’impossibilité d’en banaliser les montants faramineux, du symbole d’inégalité qu’ils sont devenus, à plus forte raison en temps de crise aiguë, et de la remarquable persistance dans l’obscénité des banques qui les déversent, voue les bonus à se faire à eux seuls l’incarnation presque parfaite de l’inanité des G20 et de leur insincérité avérée. Au moins l’affaire BNP-Paribas, préfiguration de ce qui se prépare sans doute dans de nombreuses autres banques françaises et déclinaison locale de tout ce qui s’observe dans le monde financier justement dit « développé », a-t-elle la propriété d’accuser le contraste dans le débat médiatique entre, d’une part, les références constantes aux « règles du G20 » et, d’autre part… l’absence quasi-totale de rappel de leurs contenus effectifs. C’est qu’en effet il est préférable de ne pas y regarder de trop près – on y découvrirait l’extraordinaire inconsistance des fameuses « règles du G20 », dont la presque totale vacuité est loin de n’avoir que des inconvénients, en tout cas pas pour tout le monde, et pour certains même tout au contraire !
Car il faut bien quelques degrés de liberté pour autoriser les principaux intéressés – gouvernants, financiers, avec parfois le secours de quelques auxiliaires du « commentariat » – à nous jouer cette saynète de l’été qu’on pourrait appeler « la comédie des engagements », où l’on voit d’abord entrer en scène Le Pouvoir qui ordonne – « J’exige le respect des engagements du G20 » (Nicolas Sarkozy) –, suivi du Banquier qui s’exécute – « Nous respectons scrupuleusement les engagements du G20 » (Baudouin Prot), – enfin rejoints par Le Superviseur qui certifie – « J’ai vérifié : ils respectent bien les engagements du G20 » (Christian Noyer). Comment le public ne serait-il pas très impressionné de cette remarquable orchestration des règles solennellement rappelées, de l’autorité des uns et de l’obéissance des autres ? À ceci près que le public en question peut difficilement se défaire par ailleurs de cette désagréable impression de dissonance cognitive qui vient de s’entendre dire que les « engagements » sont strictement tenus et de voir néanmoins le milliard d’euros provisionnés pour les traders. Il y a deux issues, et deux seulement, à cette dissonance : soit le milliard a été fabriqué, mais aux dernières nouvelles il semble que non, soit c’est la teneur véritable des « engagements » qui doit être questionnée plus sérieusement. À y regarder de plus près il apparaît bien que cette dernière option doive s’imposer : les engagements sont en toc, les engagements sonnent le creux, et ça n’a pas coûté grand-chose à tous ces comédiens des engagements de s’engager solennellement à des engagements qui n’engagent à rien.
Comme beaucoup des sujets « techniques » abordés lors du G20, la question des bonus a été sous-traitée au Financial Stability Forum (FSF), sous-comité hébergé par la Banque des Règlements Internationaux à Bâle où s’élabore l’essentiel de la doctrine en matière de supervision financière internationale. Mais le texte du FSF, « Principes pour de bonnes pratiques de rémunération », publié au moment du G20 de Londres, s’ouvre sur une déclaration générale qui indique d’emblée ce que sont ses intentions, et surtout ce qu’elles ne sont pas : « Les principes ont pour but de réduire les incitations à prendre des risques excessifs. Ils n’ont pas pour visée de prescrire des schémas particuliers ou des niveaux maximaux de rémunération »… Au moins le FSF a-t-il bien compris dès le début et sans qu’il faille lui faire un dessin jusqu’où ne pas aller trop loin. À la vérité, il serait bien injuste d’accabler le pauvre comité qui, par construction, ne peut pas avoir plus de volonté politique que celle qu’on lui injecte et dont on l’investit par la nature même des demandes qui lui sont faites ; et il faut bien dire qu’en cette matière, cette volonté externe étant nulle ou presque, il ne pouvait sortir de ce mandat implicite qu’un risible filet d’eau tiède.
Au « robinet » du FSF, voilà donc ce qu’il y avait à récupérer : quatre « principes », mais tous plus inoffensifs les uns que les autres et dont la parfaite innocuité est avérée à leur énoncé même.
« Le pilotage par le conseil d’administration »
En voilà une fameuse idée ! Les conseils d’administration se sont déjà révélés parfaitement incapables de modérer la rémunération de l’unique personnage dont ils ont le plus à connaître, celui qu’ils ont sous la main en permanence, le président de l’entreprise himself, et l’on voudrait leur confier la surveillance des traders et de leur bonus… Il faut croire qu’elle a la vie dure cette chimère du conseil d’administration à qui l’on remettrait le règlement des plus épineux problèmes – il est vrai qu’on nous la raconte depuis si longtemps. L’entrée en masse des administrateurs indépendants et la création de comités ad hoc – comité d’audit pour éviter le truandage ouvert des comptes après Enron, comité… des rémunérations, mais oui !, pour fixer le juste prix du mérite présidentiel – étaient supposées répondre adéquatement à tous les légers débords qui avaient (inutilement) agité l’opinion publique après les débâcles de la « Nouvelle économie ». On ne peut pas dire que les résultats en matière de rémunérations patronales aient été bien convaincants, et l’on se demande comment ils pourraient l’être en matière de bonus quand les directions générales des banques elles-mêmes savent à peine ce qui se passe dans leurs départements Investment Banking et leurs salles de marché… Il faut au choix un goût prononcé pour le rêve éveillé ou bien, instruit de l’éloquent bilan des performances des conseils depuis une petite décennie, une solide dose de duplicité pour s’imaginer le problème des bonus réglé d’avance une fois remis entre leurs mains expertes.
« La surveillance par les actionnaires »
Comme si l’histoire n’en finissait pas de se répéter, et pour que le bégaiement soit tout à fait complet, le discours de la crise 2007-2009 n’omet aucune des fausses solutions de la crise précédente et, depuis la re-reponsabilisation des conseils d’administration, par administrateurs indépendants et comités ad hoc interposés, jusqu’aux vigilances de la « démocratie actionnariale », aucune des brillantes idées ayant depuis spectaculairement fait la démonstration de leur inanité n’est négligée. Il est pourtant vrai sur le papier que les actionnaires, bien fondés, en tout cas dans leur logique à eux, à s’estimer lésés par la captation interne des bonus et les gigantesques soustractions d’une valeur qui « devrait » leur revenir, pourraient constituer une force d’opposition susceptible de contraindre, de l’extérieur, à la modération.
L’expérience récente atteste que de tels conflits actionnaires-managers ne sont pas impossibles, tout en montrant cependant que ces conflits éclatent le plus souvent à l’initiative des petits actionnaires, par construction les moins puissants même quand ils se regroupent pour quelque action coordonnée en assemblée générale. Le retour aux profits mirifiques, avec grassouillets dividendes et plus-values rondelettes, suffira à calmer les velléités de rébellion d’actionnaires à qui il deviendra très facile d’expliquer, moyennant quelques courts-circuits argumentatifs, que les bonus sont « la cause même » des performances qui font leur joie – et leur prospérité.
Aussi les « règles du G20 » qui réclament de soumettre les packages de bonus à l’approbation des actionnaires en assemblée générale ne prennent-elles pas grand risque. En prendraient-elles le moindre d’ailleurs qu’elles ont prudemment opté pour le strict encadrement de ce droit de regard actionnarial, puisque celui-ci demeurera… purement consultatif. Dans un domaine qui n’est pas bancaire mais dit tout des réalités de la « démocratie actionnariale », il est utile, pour mesurer la force véritable des dispositions du G20, de méditer le cas Shell qui, au printemps dernier, a vu son assemblée générale refuser à 59% le package de rémunération de ses dirigeants… sans que ceux-ci, ni leur conseil d’administration, n’y voient la moindre raison convaincante de ne pas le maintenir tel qu’il l’avait décidé.
« Les rémunérations ajustées du risque »
Si les prises de position des traders lient nécessairement des risques à des profits escomptés, il est judicieux, considère à raison le FSF, de prendre en compte ces risques en tant que possibilité de pertes futures pour évaluer correctement leurs performances et leurs rémunérations. Formulée ainsi la remarque n’a rien que de très sensé et de difficilement contestable. À ceci près que les bulles et autres emballements de marché ont précisément pour caractéristiques que l’appréciation des risques s’y trouve complètement distordue, aussi bien du fait de l’euphorie collective qui s’empare de l’ensemble des acteurs du marché – professionnels de la mesure du risque compris (agences de notation comme superviseurs, artistement passés à travers la bulle immobilière) –, que du fait du profil objectif de la dynamique des cours : les actifs croissant à un rythme non seulement élevé mais stable, un regard superficiel peut estimer « à bon droit » que les risques sont « réellement » en voie de réduction, ce dont témoignent d’ailleurs de nombreux indicateurs de volatilité qui rejoignent des minima historiques au plus fort de la bulle (3) c’est-à-dire au moment où en fait… les risques s’accumulent le plus !
Demander ou espérer l’ajustement des bonus par le risque en de pareilles périodes est à peu près équivalent au souhait d’obtenir d’un fêtard d’éprouver un besoin d’ajustement de sa consommation d’alcool en début de biture, et seul les lendemains de crise sévère peuvent faire croire que les « ajustements » opéreront lorsque la prochaine bulle sera sur les rails. Car les bulles ont toute la même histoire : une histoire d’abolition des discernements et de joyeuse distorsion cognitive. Y espérer de justes appréciations du risque pendant que l’euphorie spéculative bat son plein, c’est rêver les yeux ouverts.
Le texte du FSF n’ira pas jusqu’à tenir des propos de cette nature ; il n’en reconnaît pas moins la difficulté intrinsèque du problème de « l’ajustement du risque », et ne cache rien des approximations qui grèveront nécessairement sa mise en œuvre. C’est d’abord que, de l’intérieur, les traders eux-mêmes, parties prenantes au processus de l’évaluation, sont constamment incités à l’influencer dans le sens de la « douce négligence » puisque un résultat de risque minimal est celui qui rend le bonus maximal. Le problème est aussi que, pour une bonne part, le risque de portefeuille est extrinsèque et ne peut être apprécié sur la base des caractéristiques propres du département de la banque : risque de contrepartie (c’est-à-dire défaillance à l’autre extrémité des positions prises), et surtout risque de liquidité (lié à un mouvement de ventes paniques collectives condamnant un marché sans acheteur à des chutes de prix vertigineuses).
Le FSF ne cache pas que, dans ces conditions, l’appréciation des risques est le fruit « d’un mélange de jugement et de mesure quantitative » (4), et que le mieux qui puisse être espéré est que « sur le moyen terme, l’industrie [financière] expérimente »… Bon courage à elle donc, et aussi à nous tous : il ne nous reste plus qu’à souhaiter que les « expérimentations de l’industrie » aient débouché avant la prochaine bulle, tout en chassant de nos esprits d’éventuels doutes quant à son désir réel d’expérimenter et de ce qu’elle pourrait faire d’expérimentations qui ne livreraient pas les « bons » résultats.
« Prendre en compte la performance,
mettre fin aux bonus garantis »
Principe dual du précédent, si les bonus doivent être ajustés du risque, ils doivent l’être également de la performance. Sauf la force de l’habitude – car on finit par s’habituer à tout, même au fait délirant des bonus –, l’idée d’avoir à établir le lien des bonus avec les performances devrait en soi faire lever quelques sourcils : n’était-il pas de l’essence même des bonus d’offrir un complément de rémunération précisément indexé sur la performance ? Il faut croire que les bonus ont silencieusement muté, mettant à mal d’ailleurs leur propre grammaire justificatrice, puisque le complément de rémunération garanti entre difficilement dans les apologies habituelles du mérite. La plupart des textes produits dans les différentes instances (par le FSF, mais aussi par la FBF, la Fédération Bancaire Française, ou la FSA, Financial Services Authority au Royaume-Uni) convergent sur l’idée de bannir les bonus garantis sur des périodes supérieures à un an… laissant par là malencontreusement échapper que les bonus garantis à moins d’un an demeurent d’une parfaite actualité, sans qu’on voie beaucoup mieux en quoi le principe même de garantie ex ante cesse d’être contradictoire avec celui de rémunération à la performance – qui, sauf inversion de la flèche du temps, n’est connue qu’ex post.
Mais il faut savoir être sport et prendre les bonnes choses comme elles viennent : la suspension des garanties pluri-annuelles est certainement une avancée par rapport à leur maintien… Tout de même pas un pas de géant. Car, à supposer qu’on veuille vraiment maintenir le principe des bonus – il n’est pas inutile de rappeler que leur suppression pure et simple est aussi une option… –, le progrès véritable consisterait à les rendre entièrement symétriques, c’est-à-dire négatifs en cas de pertes, comme il conviendrait si « l’industrie » prenait au sérieux ses propres principes méritologiques. Mais, grâce au ciel, rien de tout ça n’est au programme. « Les bonus devraient diminuer voire disparaître en cas de mauvaise performance », suggère avec un grand courage le FSF. Or « disparaître » signifie dans le pire des cas devenir égal à zéro, en un parfait maintien du principe « pile je gagne, face je ne perds pas » qui rend tellement plus confortables les jeux de hasard.
Il ne fallait logiquement pas attendre de la Fédération Française Bancaire (5) qu’elle soit beaucoup plus aventureuse. Bien sûr elle aussi finit par se rendre à l’idée d’un horizon pluri-annuel d’évaluation des performances, mais avec la même difficulté que le FSF à comprendre jusqu’au bout l’idée de symétrie : « Dans certains cas plusieurs années sont nécessaires avant de connaître les résultats complets d’une opération. La pratique du compte bloqué, toutefois, n’est pas recommandée car il est plus difficile de justifier une reprise de fonds qu’une absence de versement ». Il faudrait un cœur de pierre pour n’être pas touché du souci psychologique de la Banque qui s’inquiète de ce que « reprendre », comparé à « ne pas verser », pourrait constituer un traumatisme d’arrachement préjudiciable au confort mental d’individus de complexion fragile (comme tous les virtuoses). Il reste que si, aux inconvénients psychiques près, « reprendre » et « ne pas verser » sont tenus pour équivalents, c’est bien que la reprise n’aurait su de toute manière aller au-delà de ce qui avait été versé, par quoi l’on comprend de nouveau qu’il n’a jamais été question d’infliger aux traders l’ultime commotion de la perte, mais simplement la déception du non-gain. Pour ce qui est du seul principe capable de rectifier les incitations distordues – le malus –, il faudra donc attendre encore un peu.
Au fait, pourquoi des bonus ?
« Parce qu’ils le valent bien », répond instantanément le sens commun de la finance, bien aidé par tous les relais médiatiques qui s’offrent, entre deux critiques sans conséquence, à rappeler les lois élémentaires de la morale du mérite – ainsi Le Monde et ses reprises des chroniques Breakingviews, dont une récente demande qu’à propos des bonus la seule question posée soit celle de l’éventuelle spoliation du contribuable : « Le législateur devrait s’en tenir à cette seule question. Car le principe qui sous-tend les bonus – selon lequel la rémunération doit dépendre des résultats – est solide » (6).
« Solide », vraiment ? À des choses déjà dites ailleurs (7), il est possible, pour prolonger la nécessaire entreprise de démolition de l’argument méritologique, d’ajouter ceci. La fortune des traders dépend moins de leur compétence individuelle que du segment de marché où le hasard de leur trajectoire professionnelle les a placés. À la fin des années 1990, un trader sur produits de taux pouvait bien déployer tout son méritoire génie, il était voué à gagner infiniment moins que le dernier des lourdauds du desk actions. Sitôt digéré le krach Internet, c’est sur les produits structurés et les dérivés de crédit qu’il fallait être pour faire de l’argent. La conjoncture du « mérite » est changeante et seul un avenir imprédictible, dans la détermination duquel les individus n’ont aucune part, désignera les futurs méritants – à qui iront les bonus « bien mérités » : matières premières ? marchés émergents ? changes ? actions de nouveau ? Car c’est le lieu occupé l’élément déterminant de la performance, et secondairement le talent des individus.
Et l’argument topologique se prolonge. Soit, par exemple, un brillant sujet sorti des meilleures écoles scientifiques, auquel s’offriraient deux trajectoires professionnelles, la première qui ferait de lui un ingénieur ou un chercheur dans l’aéronautique, l’imagerie médicale ou n’importe quoi d’autre, la seconde qui en ferait un golden boy dans une salle de marché. Le même individu. Même « capital humain » comme disent joliment les économistes, mêmes compétences génériques, mêmes talents, mêmes dispositions. Même mérite. Lequel des deux avatars de l’individu dédoublé selon ses trajectoires possibles gagnera-t-il le plus, à mérite identique ? Poser la question, c’est y répondre…
Mais si le mérite est le même, comment est-il concevable que la rémunération ne le soit pas et, inversement, si les rémunérations diffèrent, se peut-il que le mérite sous-jacent ne diffère pas non plus ? Or on a posé, par hypothèse, que non. Voilà bien des difficultés pour l’argument méritologique, qui ne veut voir que des individus et jamais rien d’autre, en particulier pas des structures. Car l’argument topologique (et anti-méritologique) pleinement déployé dit ceci : il est moins question dans cette affaire de mérite individuel que de position dans la structure sociale du capitalisme, de place occupée dans la configuration d’ensemble de la division du travail.
Les individus en ont d’ailleurs une vive conscience à l’état pratique. Car ce genre de considération ne cesse pas de déterminer leurs stratégies et leurs choix de trajectoires, selon un critère simple mais décisif : viser les « bonnes places » dans la division du travail – les « bonnes places », entendre bien sûr : les plus rémunératrices. Aussi ne cessent-ils de se poser pragmatiquement la question d’identifier les lieux de la structure économique d’ensemble où s’offrent les opportunités maximales d’extraction de valeur, en termes techniques la localisation des rentes. Et tous les jeunes gens – évidemment ceux en situation scolaire d’y aspirer – de ne vouloir plus qu’une chose (en tout cas avant la crise) : aller « dans la finance » pour s’y faire des choses en or.
Parmi toutes les raisons de reconnaître enfin à la finance de marché son caractère fondamentalement parasitaire – son utilité sociale est nulle ou presque, sa contribution aux inégalités est avérée, les risques qu’elle fait courir à l’économie tout entière sont insensés, sa légèreté à faire payer ses errements par la société stupéfiante, sa responsabilité directement engagée dans tous les épisodes de ralentissement et de chômage des deux dernières décennies –, à toutes ces raisons, donc, il faudrait encore ajouter les terribles distorsions qu’elle fait subir à l’allocation générale du « capital humain », dit autrement : au processus d’orientation des compétences, formées aux frais de la collectivité, faut-il le rappeler, entre les divers emplois en attente d’être occupés au sein de la division du travail.
Un article paru dans le New York Times fin 2006 (8), avant la crise des subprimes donc, raconte l’édifiante histoire de Robert Glassman, médecin et chercheur diplômé de la Harvard Medical School qui, considérant les bonds qu’il pouvait faire faire à ses revenus, décida de larguer des travaux de cancérologue, suffisamment brillants pour qu’il ait même pu nourrir des rêves de Nobel, afin de devenir banquier d’affaire pour le compte de Merrill Lynch, chargé des investissements dans les secteurs de santé bien sûr. Robert Glassman rappelle surtout le choc d’une de ces réunions de promo propices aux comparaisons, à l’occasion de laquelle certains de ses collègues restés médecins et chercheurs découvrent avec ébahissement les écarts de salaire qui les séparent de leurs congénères « dix fois moins brillants » mais passés à la finance.
À moins d’étendre le mérite au judicieux des choix de carrière, on voit mal que la morale méritologique puisse s’y retrouver dans des situations pareilles. On voit mieux tous les effets pervers qui en résultent à l’échelle de la société tout entière. Et l’on comprend sans peine qu’aient fleuri les cycles de formation pour traders d’élite, ceux-là mêmes dont le rapport Attali a souhaité ardemment le développement (9), qu’ils aient littéralement aspiré des fractions croissantes de cohortes générationnelles (10), détournées des matières moins clinquantes mais peut-être économiquement plus nécessaires, et qu’ils aient ainsi concouru à la formation, à l’extension et à la reproduction de ce qu’il faut bien appeler une classe parasitaire.
C’est pourquoi encadrer, ou même supprimer les bonus n’a pas seulement pour effet de limiter les prises de risque et de réduire de honteuses inégalités, mais également de rectifier l’allocation d’ensemble du capital humain au profit d’activités socialement moins nuisibles, et de fournir de manière moins déséquilibrante la division du travail.
« Ils s’en iront », ou le meilleur argument
en faveur de la limitation des bonus
Contrairement à ce qu’il s’imagine, le sens commun financier, qui croit tenir avec la menace de la fuite concurrentielle des « cerveaux » l’objection définitive à tout projet de limitation des bonus, pourrait bien paradoxalement lui apporter son meilleur argument. On pourrait certes commencer par objecter à l’objection que la situation du marché du travail sur le segment « trader » n’est pas des plus reluisantes et que, de Wall Street à la City, les firmes de la finance licencient à tour de bras. Les brillants sujets de la BNP ou de la SocGen n’y sont pas spécialement attendus et se figurer claquer la porte en un somptueux geste d’humeur risque de les exposer à quelques déconvenues.
Mais l’essentiel est ailleurs ; il est dans le développement supplémentaire que se donne « l’objection » quand elle ajoute qu’au terme de la fuite des cerveaux, seuls les « génies » s’exporteront et qu’il ne nous restera que les cloches ; à quoi il faut répondre que, oui, c’est exactement cela qu’il nous faut ! Si ne restent que les moins agiles et les moins malins – incidemment les moins gourmands –, force sera de constater qu’il ne faut leur confier que les produits financiers les plus simples – et partant (toutes choses égales par ailleurs) les moins risqués.
Pour que cet argument n’ait pas tout de la simple provocation, il faut le restituer à la perspective plus large dans laquelle il prend pleinement sens, et où d’ailleurs il faudrait trouver la ligne directrice de toute reconstruction sérieuse des structures de la finance – absolument manquante en l’état présent des politiques Potemkine en cette matière. Cette perspective plus large pose que l’objectif stratégique à poursuivre consiste en la fermeture de l’exorbitant privilège de profitabilité dont aura joui la finance pendant ces deux décennies et à la ramener à des activités rudimentaires. Il est donc utile de rappeler, fût-ce de manière exagérément cursive (11), que la concurrence et l’innovation, ordinairement tenus pour deux incontestables vertus capitalistes, sont dans le cas de la finance de véritables fléaux.
Il y a lieu d’insister particulièrement sur « l’innovation financière » dont la mise en cause est sans doute la plus contre-intuitive, peut-être même la plus choquante, et qui expose fatalement celui qui s’y risque à paraître « contre l’innovation » tout court, quand ça n’est pas carrément « contre le progrès ». Quitte à résumer très brutalement des arguments plus longuement exposés ailleurs (12), l’innovation proprement financière a pour double tare, d’une part, que l’extrême sophistication s’accompagne presque toujours d’un défaut de compréhension et de maîtrise des opérateurs (comme l’aura spectaculairement montré le cas des produits structurés et des dérivés de crédit) et d’autre part que, par delà ses propriétés techniques, l’« innovation » est vouée à fonctionner comme une croyance collective, conduisant les agents à s’imaginer dans un monde entièrement nouveau, dans lequel ils seraient libérés des « anciennes » contraintes pesant sur les couples rendement-risque.
Nulle bulle n’aura illustré plus canoniquement cet effet de croyance que celle des subprimes ; il faudrait plutôt dire : celle des dérivés de crédit structurés, dont l’agencement et la promesse mêmes consistaient à offrir pour des classes de risque données des rendements supérieurs à ceux qui leur étaient jadis attachés. Risquer moins à rendement donné et – surtout – gagner plus à risque donné était une promesse qui ne pouvait qu’aller droit au cœur de la finance dont la seule obsession est de maintenir, et même de pousser, des rentabilités de ses capitaux propres à des niveaux qui défient toute raison macroéconomique. Il faut rappeler, une fois encore, que là où la rémunération du capital est normalement le taux d’intérêt, dont ladite « règle d’or » des économistes néoclassiques eux-mêmes énonce que dans le long terme il doit rejoindre le taux de croissance de l’économie, soit quelques pourcents en termes réels, que là où les entreprises les plus profitables du CAC 40 affichent des ROE (Return On Equity) déjà déraisonnables de 15% à 20%, ceux de la banque d’investissement gravitaient avant crise autour des 40%, parfois même au-delà…
Qu’on ne se fasse aucune illusion : c’est cet écart abyssal que la finance défendra au couteau s’il le faut. Et c’est lui qui est régulièrement reproduit par les vagues successives d’« innovations »… toutes vouées à mal finir. C’est cette intime connexion du « privilège de profitabilité », de l’« innovation financière » et du risque in fine hors de contrôle qu’il faut impérativement défaire. Envisager la fermeture du privilège et le retour forcé au rudimentaire, c’est donc tout un. Voilà pourquoi l’objectif intermédiaire d’une transformation des structures de la finance consiste en sa désophistication. Il est temps d’envisager une sérieuse désescalade en matière de complexification financière, dont il apparaît au travers de maintenant trop nombreux épisodes, qu’elle n’a jamais tenu ses promesses les plus idéologiquement affichées (« l’innovation financière stimule la croissance »), que les services rendus sont d’une minceur extrême rapportée à l’inflation spéculative pure qu’elle nourrit en fait (comme le montre le cas des dérivés supposés offrir des techniques de couverture aux agents de l’économie réelle mais sur des marchés dont les volumes sont absolument dominés par les liquidités spéculatives), et qu’elle a au total beaucoup moins d’avantages que d’inconvénients – pollution spéculative, instabilité chronique, complète perte de contrôle des risques, violents accidents récurrents, déstabilisations consécutives de l’économie réelle, etc. Dans cette perspective de la désophistication de la finance, le départ des traders virtuoses privés de bonus n’est plus du tout un problème : il est une partie de la solution.