Un film français à gros moyens consacré au moment présumé (la première moitié des années 1980) où les Etats-Unis « remportent » la guerre dite froide qui les oppose depuis plusieurs décennies à l’URSS ; une coproduction franco-israélienne dont l’action se déroule en Israël au moment de la « guerre du Golfe », fin 1990-début 1991, quand des représailles irakiennes sur Israël étaient abondamment pronostiquées ; un film américain sur la corruption et l’entente illégale entre multinationales de l’agro-alimentaire au milieu des années 1990.
Trois films dont le sujet est largement politique (qu’il s’agisse de politique internationale, régionale ou intérieure des Etats) ; trois films qui cependant refoulent le politique, le réduisent au rôle de contexte, de tapisserie, remisent derrière un rideau de fumée psychologisant tout ce qui pourrait un tant soit peu engager leur auteur, que synthétise chaque fois la même figure de l’individu solitaire et malheureux, plus ou moins génie ou artiste, tourmenté par des états d’âme convenus.
Mais qui dit refoulement du politique dit, qu’on le veuille ou non, point de vue éminemment politique. On ne se débarrasse pas aussi facilement de ce qu’on n’ose pas aborder de front. En réduisant à la portion congrue les interrogations ou contradictions que les contextes de ces trois histoires soulèvent inévitablement, ces trois films incitent à se demander quelle est cette portion, et de quel aveuglement, volontaire ou pas, ce renvoi à la marge ou à l’arrière-plan des problèmes constitue le symptôme.
L’Affaire Farewell, ou la palme aux vainqueurs
Avec L’Affaire Farewell (1), on est en présence, nous disent les affiches, de « l’une des plus grandes affaires d’espionnage du XXe siècle ». A qui doit-on cette mise en bouche ? A un historien spécialisé dans les relations internationales durant la seconde moitié du siècle dernier ? A un journaliste dont le travail d’enquête ferait autorité ? Au cinéaste lui-même, qui justifierait par là (non sans forfanterie) le choix de son sujet ? Non : ce commentaire coup de poing, on le doit à l’ex-président des Etats-Unis Ronald Reagan ; le conservateur Ronald Reagan, celui que l’on considère généralement comme le « vainqueur » de la guerre froide, le principal artisan de la chute de l’Empire soviétique. Accessoirement, le président le plus droitier que les Etats-Unis avaient connu depuis longtemps. Ce n’est pas un hasard.
L’Affaire Farewell raconte l’histoire du dévoilement, par l’agent du KGB Grigoriev à l’ingénieur français Pierre Froment, de toutes les informations dont l’URSS dispose en 1981 sur l’arsenal militaire américain ainsi que des noms de ses espions infiltrés dans les organes militaires et jusqu’au sommet du gouvernement américain.
Le petit ingénieur communique docilement ces informations aux services secrets français, qui à leur tour les communiquent au président nouvellement élu François Mitterrand, qui les transmet bien vite à Ronald Reagan afin de le rassurer malgré la présence de ministres communistes dans son gouvernement. Cette affaire aboutit à l’arrestation en Occident des espions trahis, à quoi succède une réunion guignolesque de l’oligarchie soviétique autour de Mikhaïl Gorbatchev, au cours de laquelle ce dernier annonce que l’URSS doit, maintenant qu’elle est militairement larguée, obligatoirement se réformer, ouvrant ainsi la page de la perestroïka.
Si l’intention du réalisateur Christian Carion n’était pas de fournir la clé ultime de la chute de l’URSS, avec cette dernière scène son film donne le sentiment inverse. Nécessité de l’exagération lyrique dès qu’on touche à la grande Histoire : on nous fait croire à l’action décisive d’un bureaucrate esseulé, amoureux de la France, sans se soucier d’autres causes (2).
Au nom de quoi le colonel Grigoriev trahit-il son pays ? Le film ne pouvant pas se montrer trop explicite là-dessus sans prendre (son) parti, les raisons de cette trahison restent mystérieuses. Mais on peut lire entre les lignes des propos décousus et sentimentaux qu’il tient à Froment et recouper ce qu’on suppose avec ce que les images nous font sentir : que la Russie est pauvre et que la police est partout… L’Affaire Farewell donne en contrepoint une image lacunaire mais cependant très orientée de l’Amérique, au travers des seuls personnages du président Reagan et de ses collaborateurs. Alors que les apparatchiks russes évoluent dans un monde terne, gris, usé, leurs tristes visages filmés en gros plans, le bureau ovale du président, de même que les vêtements de ceux qui l’entourent, sont multicolores et chaleureux, comme nous le montre une plongée admirative. Dans les rares moments d’intimité, Reagan est montré comme un cinéphile et non des moindres : il ne se lasse pas de revoir en vidéo une scène de L’homme qui tua Liberty Valance de John Ford…
Autre opposition : celle qui regarde la place et les méthodes de la police. Quand Froment se sent surveillé, en particulier lors d’une scène dans le métro, tous les Russes qu’il croise ont l’air de l’observer, parfois même avec une cruauté non déguisée, comme celle qui se peint sur le visage de ce vendeur de journaux qui le fixe en tirant sur sa cigarette. Quant à Grigoriev emprisonné, il a été torturé, on le retrouve sanguinolent. Du contre-espionnage américain, par contre, Carion ne garde que les scènes d’action, celles surtout de l’arrestation des espions soviétiques. Ni effusion de sang, ni torture psychologique, rien qu’une efficacité neutre et sans appel : preuve que les Américains sont à la fois plus humains et plus forts. L’Affaire Farewell fait ainsi la part belle au professionnalisme et au succès américains, avec, pour les renforcer, l’image d’une Russie réduite à la brutalité étatique, à la solitude, à la nostalgie.
Comme Carion prétend à une certaine neutralité, il y a bien quelques tentatives pour nuancer ce manichéisme. Elles se révèlent décevantes. La France, par exemple, se résume à une morgue mitterrandienne qui contraste violemment avec la décontraction sympathique de Reagan ; une morgue d’autant plus écœurante qu’il est implicitement soutenu que le choix de ministres communistes n’est, de la part du socialiste, qu’une cynique manœuvre politique (3). Il y a bien aussi un petit laïus de Grigoriev sur le communisme, une « belle idée », affirme-t-il ; mais on n’en saura pas plus, en particulier sur l’idéologie de ceux d’en face…
Il faut dire que le film défend un point de vue humaniste, c’est-à-dire intemporel et inattaquable, mais qui n’est que celui, paresseux, de la morale la plus élémentaire : Grigoriev grillé par les Soviétiques, les Américains l’abandonnent à son sort, et Froment, qui s’était attaché à ce grand ours russe (et nous avec lui), s’afflige. C’est le fin mot mélancolique de cette histoire. Mais que veut-on dire ? Simplement, que les intérêts des Etats les obligent parfois à sacrifier des fusibles (ce dont se désole d’ailleurs aussi le représentant de la CIA…).
Ça ne mange pas de pain, ni n’efface le sentiment consciencieusement produit chez le spectateur qu’un monde, le « monde libre », était plus vertueux que l’autre. Et peu importe que la politique des Etats-Unis puisse être aussi responsable, par sa politique de containment et de diabolisation, de ce que l’URSS est devenue avec les années ; peu importe que les Etats-Unis n’aient pas toujours donné les meilleures preuves de respect des souverainetés nationales et des libertés ; peu importe qu’ils songeaient davantage à faire des républiques soviétiques de nouveaux marchés où spéculer plutôt que des démocraties. L’Affaire Farewell laisse le vent de l’histoire emporter la dialectique et aux vainqueurs le bénéfice de tout doute.
Ultimatum, ou la glu naturaliste
Quand les Etats-Unis et leurs alliés lancèrent, fin 1990, leur ultimatum à Saddam Hussein pour que ses troupes évacuent le Koweït, celui-ci jura qu’en cas d’attaque, il riposterait en direction d’Israël, pays qui ne participait pas à la coalition mais n’en était pas moins un ennemi de longue date du régime baasiste. Les Israéliens, convaincus semble-t-il par les discours apocalyptiques des gouvernements irakien et israélien, se crurent menacés d’une attaque chimique et s’attendirent au pire. Le film Ultimatum (4) raconte la vie de quelques personnes, toutes juives et pour la plupart vivant en Israël, pendant les quelques jours séparant cet ultimatum de l’attaque contre l’Irak, suivie des premiers missiles SCUD tirés par l’armée irakienne sur le territoire israélien.
Ultimatum vise le naturalisme plutôt que la critique. La caméra d’Alain Tasma y suit à la trace dans leur course effrénée des personnages à fleur de peau, rendus nerveux autant par l’agression militaire annoncée que par les événements plus prosaïques qui surviennent dans leur vie : un couple en crise se sépare, une jeune femme accouche, un commerçant se rabiboche avec son amant, etc. Or, Alain Tasma a beau vouloir les maintenir dans les limites strictes de conversations anodines, la question de la propagande d’Etat faisant d’Israël un pays en danger permanent de mort, donc nécessairement ultra-militarisé, et l’autre grande question, celle des territoires occupés, viennent perturber sa volonté affichée de les tenir à l’écart, sous le prétexte implicite que les personnages eux-mêmes n’ont pas le temps de s’en préoccuper.
Il est d’abord difficile de comprendre pourquoi ces gens qui ont cru dur comme fer que l’Irak risquait de les empoisonner tous ne réagissent pas plus vivement quand il devient évident que ce pays n’avait pas du tout les moyens de ses menaces, ou, du moins, pourquoi aucun d’entre eux ne s’interroge une seconde sur la psychose collective que les médias israéliens semblent avoir entretenue à ce sujet. (Seule réaction-éclair : un sarcasme de l’artiste-peintre Nathanaël quand il apprend par la radio que 80% des capacités militaires de l’Irak – la septième armée du monde, disait-on alors – ont été détruites en vingt-quatre heures…)
Alors que les Israéliens sont appelés à porter des masques à gaz et à rester cloîtrés dans leur salle de bain, l’héroïne Luisa sort et prend un taxi. Le temps du trajet, son chauffeur tient le seul discours politique argumenté du film : il dit trouver ridicule qu’on empêche les hommes israéliens de mener cette guerre et affirme que, de son temps, tous seraient allés de battre ; c’est pourquoi il roule au lieu de rester terré chez lui (sous-entendu : comme une bonne femme)… Luisa, à l’arrière de la voiture, garde le silence. Quand il la dépose, elle le quitte avec un beau sourire. Quel rapport entretient le film avec ce que dit cet homme ? Son monologue, le film ne semble vouloir ni le contredire ni l’applaudir. Il le laisse simplement avoir lieu, sur l’air de : cela, on peut l’entendre « dans la vraie vie » pour peu qu’on prenne un taxi israélien une nuit comme celle-là. Le problème est qu’un tel discours ne tombe pas dans le vide, mais au beau milieu de petites histoires sentimentales, et qu’il fait l’effet d’une bombe. Or, qui pour la désamorcer ?
Nathanaël, le héros malheureux d’Ultimatum, fait le vigile dans un quartier arabe pour gagner sa vie. Chaque jour, il prend son café dans un restaurant palestinien. C’est l’occasion pour le film d’évoquer une fois, une seule, la question palestinienne. Le patron faisant grise mine dans son restaurant désert, Nathanaël lui demande ce qui se passe. Dans les territoires, répond le vieil homme, l’armée distribue des masques à gaz aux colons israéliens et pas aux Arabes, comme si leur vie à eux ne valait rien. A cette déclaration, Nathanaël, et le film avec lui, opposent une fin de non-recevoir : le jeune homme garde un air si sombre et détaché que le Palestinien, changeant soudain d’humeur, lui demande à son tour ce qui lui arrive. Ça va mal avec sa copine… Fin de la conversation sur les Palestiniens, on n’y reviendra pas.
Le discours viriliste du chauffeur de taxi et la révolte du Palestinien sont, comme on le voit, traités avec la même indifférence, et ainsi mis sur le même plan, tenus dans le même espace périphérique à l’action, comme s’ils se valaient, comme s’ils représentaient un peu la même chose, que pourrait résumer le mot fourre-tout et consensuel de « contexte ».
Alain Tasma s’est ainsi arrangé pour qu’aucune question sérieuse ne vienne entamer ses petites histoires d’individus englués dans leurs problèmes personnels. Or, en choisissant comme lieu de son récit ce pays-là, Israël, à ce moment précis de son histoire, il se trouve bien obligé de laisser errer au milieu de ses scènes de ménage les spectres de tragédies qui les dépassent et les rendent bien secondaires. Tragédies qu’il refoule tant bien que mal à la marge de sa fiction pour éviter d’avoir à exprimer un point de vue, à prendre parti.
Avec Ultimatum, on se retrouve en deçà même de la « fiction de gauche » bien-pensante, on patauge dans le « moment vrai » qui n’a évidemment rien de vrai, puisqu’un film naturaliste se construit tout autant qu’un film franchement mis en scène. Il n’y a donc ici ni « vérité » ni point de vue, rien que mille manières trop connues de fuir les questions qui fâchent.
The Informant ! ou l’exception qui confirme les règles
Du prolifique Steven Soderbergh (Sexe, mensonges et vidéo, Traffic, Che…), on a vu un premier film en milieu d’année, Girlfriend Experience, étrange tentative, ratée, d’évoquer la crise financière à travers le cas particulier d’une prostituée de luxe dont les affaires vont mal parce que les affaires de ses clients vont mal. La crise y servait surtout de prétexte à une ambiance morose et à de longs dialogues anecdotiques et traînants, éprouvants pour le spectateur. Sans surprise, le récit débouchait sur le seul désarroi sentimental de la prostituée, rien n’ayant été dit de l’époque, rien n’expliquant le choix du personnage ou du milieu évoqués, sinon une nette tendance du cinéaste au racolage (la prostituée est jouée par l’actrice porno Sasha Grey ; cf. aussi la galerie de stars dans la série des Ocean’s).
Avec The Informant ! (5), Soderbergh change apparemment de registre. S’il est toujours question de la bourgeoisie d’affaires, le ton est cette fois guilleret, voire rigolard. Alors que le film précédent cherchait maladroitement sa place entre le film d’auteur engagé (tendance Vivre sa vie de Godard) et le documentaire atmosphérique, celui-ci affirme dès l’ouverture, avec sa musique swing ponctuant chaque scène et le caractère ridiculement obsessionnel de son personnage, son registre, celui de la comédie bouffonne.
L’informateur du titre, c’est Mark Whitacre, ingénieur très en vue d’une multinationale de la céréale, qui déclare un beau jour à la police que les dirigeants de son groupe se rendent coupables de pratiques commerciales illégales. Médusés, les deux détectives mis sur l’affaire vont juger sur pièces que tout ce que leur raconte Whitacre est exact. Mieux : comme Whitacre assiste à la plupart des réunions importantes, il peut les enregistrer et fournir ainsi les preuves que ses patrons pratiquent régulièrement l’entente illégale avec les patrons japonais, français, etc., d’entreprises concurrentes.
Le personnage de Whitacre, pseudo-espion imbu de sa personne et légèrement loufoque, touche et amuse. Grâce à lui, on en apprend de belles, mais toujours sur le même mode ricanant, de sorte qu’on ne sait comment prendre cette histoire. Serait-ce une comédie grinçante qui voudrait rendre coup pour coup au cynisme des grands patrons ? Un conte moral sur la schizophrénie des petits soldats du capital, partagés entre leur fidélité au monde sans pitié de l’entreprise et le sentiment (religieux) de culpabilité ?
On s’attend à ce que Soderbergh fasse la part des choses. Et, certes, il la fait. Whitacre se révèle au fur et à mesure être purement intéressé (il vise la présidence du groupe), indigne de confiance (il laisse filtrer des informations sur ses activités d’espion), mythomane, et finalement pas moins corrompu que les autres ! Les avocats de ses patrons annoncent en effet qu’il fait partie de ceux qui se sont le plus grassement servis dans l’entreprise, à hauteur de millions de dollars… Il était en réalité comme un requin dans l’eau de la corruption.
C’est alors seulement que s’explique ce ton de farce qui parasitait inexplicablement cette histoire classique d’un David défiant Goliath (6). Whitacre était donc un pauvre type, un fou, et, même si on tient à nous préciser à la fin que ses patrons se sont également fait condamner, c’est Whitacre et pas un autre qui envahit l’écran, filmé en plans de plus en plus serrés pour illustrer un énième portrait du mégalomane psychotique contemporain.
Celui qui dénonçait les pourris était encore plus pourri qu’eux. Le film ne raconte pas autre chose, et n’a donc plus besoin de s’embarrasser d’une quelconque morale. C’est l’avantage de ces personnages grotesques, fascinants de bêtise, que sont au cinéma les fous maniaques : ils effacent par leur seule présence tout développement vers le général, quel qu’il soit. On baigne, l’inquiétante étrangeté de Whitacre aidant, dans le plus pur particularisme, alors même qu’on suivait jusque-là cahin-caha le cours d’une enquête pour corruption généralisée aux sommets de l’industrie agro-alimentaire. Ce film prend appui sur une trame de « fiction de gauche » (les petits versus les grands) pour renverser la vapeur, accuser in fine l’individu isolé d’être aussi cupide que les dirigeants de ce monde, et neutraliser toute possibilité de poser les problèmes en termes autres qu’ironiques et apolitiques. Ce n’est plus le système qui paraît délirant, c’est le rouage. Voir la tranquillité d’esprit des patrons de Whitacre quand ils négocient les prix avec leurs concurrents, ou encore à leur procès, tandis que pour sa part le misérable espion sombre toujours plus profondément dans le mensonge et la mégalomanie.
« Tous pourris, moi le premier » : le laisser-faire n’a pas besoin qu’on s’imagine autre chose.