Alors que nous mettons une dernière main à la grande carte de la Birmanie pour le prochain numéro du Monde diplomatique (novembre 2009), et tout à la recherche de données pertinentes sur une réalité de terrain fort complexe, nous apprenons que Libération vient d’en publier une, sur toute la hauteur d’une page.
Très joliment réalisée, la carte de Libération s’avère — à y regarder de plus près — n’être qu’un simple décalque (1) d’une carte des groupes ethno-linguistiques de Birmanie publiée il y a... trente-sept ans, en 1972.
Les « auteurs » de la carte publiée par Libération ont pris soin de citer leurs sources : « CIA, bibliothèque universitaire du Texas. » C’est correct, mais terriblement incomplet.
Prélevée dans la célèbrissime collection cartographique de la bibliothèque Perry-Castañeda de l’université du Texas à Austin, cette carte soulève un certain nombre de problèmes.
Tout d’abord, dans la liste des cartes proposées par cette bibliothèque, rien n’indique ni la provenance, ni la date précise de la carte. (Comme le montre la capture d’écran ci-dessous, le nombre « 1972 » pourrait aussi bien être la date que la fin du numéro de série de la carte.)
Plus grave : dans aucune de ces trois cartes de Birmanie n’apparaissent les sources à partir desquelles elles ont été produites. Et pour cause. Elles ont en fait été découpées dans la marge d’un poster de 60 cm × 59 cm, dont la carte principale (56 cm × 30 cm) représentait la Birmanie administrative (avec villes, réseaux de transport, fleuves principaux et une représentation de la topographie). Les sources, si tant est que le document en comporte, n’ont pas été scannées par les équipes de l’université du Texas (2).
Nombre de cartographes ou d’infographes se servent pourtant de cette carte comme d’une source première ; on ne compte plus ses avatars et copies depuis qu’elle est disponible sur Internet (3).
La carte originale a été publiée par le département cartographique de la CIA à Washington ; elle porte le numéro de série 500425 3-72 (ce qui laisse supposer qu’elle date de mars, ou du troisième trimestre, de l’année 1972). Il s’agit d’un document historique. Les animateurs de la bibliothèque virtuelle Perry-Castañeda le signalent d’ailleurs clairement sur leur site : « Toutes les cartes disponibles sont présentées sous leur forme originale et n’ont subi aucune correction, aucune transformation. L’Université du Texas ne garantit ni l’exactitude des informations portées sur les cartes, ni la conformité des représentations des continents ou des pays. Ce site est à la fois une base de données historiques et contemporaines, ce qui peut induire une confusion puisque beaucoup de nos utilisateurs se demandent pourquoi les cartes sont si vieilles. Les cartes publiées entre les années 1950 et la fin des années 1980 sont d’un grand intérêt pour les chercheurs, mais doivent être utilisées pour ce qu’elles sont : un témoignage du passé. »
L’utilisation d’une carte produite en 1972 pour représenter une situation contemporaine pose une série de questions. Il faudrait d’abord postuler que ce document fut assemblé sur la base d’informations crédibles, de données statistiques disponibles par districts ou par municipalité. Et nous savons bien que rien n’est plus incertain que les statistiques ethniques, quel que soit le pays concerné. Il faudrait ensuite admettre que nous ayons une confiance aveugle dans le fonctionnaire (espion et cartographe) américain qui a produit la carte à cette époque, ainsi qu’en sa capacité de synthétiser et visualiser les données (que nous espérons avoir été « premières ») en sa possession. Enfin, il aurait été utile pour les lecteurs d’être clairement informés de la date et de la provenance du document source.
Quelques recherches complémentaires auraient aussi permis d’éviter certaines lacunes. Le pays est riche de quelque cent trente familles ethno-linguistiques, vivant principalement dans les sept « Etats ethniques ». Mais pas seulement. Ainsi par exemple, la minorité rohingya, opprimée par le pouvoir, réside principalement à l’extrême nord de l’Etat de Rakhine et représente de 300 000 à 700 000 personnes selon les sources. Elle est absente de la carte de Libération.
La Birmanie vit depuis le début des années 1960 sous la main de fer de juntes militaires en guerre larvée contre les groupes armés des ethnies qui refusent de subir son pouvoir brutal, et de nombreuses populations — des centaines de milliers de personnes — ont été déplacées à l’intérieur ou sont réfugiées dans les pays voisins — principalement en Thaïlande, en Malaisie et au Bangladesh.
Depuis quarante ans, la distribution spatiale de la population a donc quelque peu changé... Il ne manque d’ailleurs pas de cartes représentant des situations beaucoup plus récentes ; le site de l’Internal Displacement Monitoring Center (IDMC) — un centre de recherches du Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC) — propose d’ailleurs deux cartes de 2008 représentant ces déplacements, fruits d’un patient travail de terrain mené par le Thailand Burma Border Consortium (TBBC).
A force de recopier, plus ou moins fidèlement et sans se poser de questions, les cartes disponibles sur Internet ou dans n’importe quel ouvrage, on finit par dénaturer complètement la discipline cartographique, et par proposer des outils cartographiques vides de sens, alors qu’ils prétendent au contraire nous expliquer le fonctionnement des territoires du monde.
A lire aussi
• Sur ce blog, Cécile Marin, « Du plagiat en cartographie », 2 décembre 2007.
• Vicky Bamforth, Steven Lanjouw, Graham Mortimer, Conflict and Displacement in Karenni : The Need for Considered Approaches, Burma Ethnic Research Group (BERG), Thaïlande, Mai 2000. couverture et sommaire — rapport partie I — rapport partie II.
• Forgotten victims of a hidden war : Internally displaced Karen in Burma, Burma Ethnic Research Group and Friedrich Naumann Foundation, Thaïlande, avril 1998.