«Je ne sais pas à quel citoyen j’aurais ressemblé s’il n’y avait pas eu cette bourrasque de liberté. » Mustapha Benfodil est né au moins deux fois. En 1968 d’abord, puis en octobre 1988, lors de cette émeute algéroise qui contamina le pays pour mettre fin dans le feu et le sang à l’ère du Parti unique. Chaque année depuis 1993, à l’initiative du RAJ (2), le 5 octobre rend un hommage non officiel aux centaines de morts, de blessés et aux milliers de torturés que l’on compta cet automne-là. Un massacre. Mais un débordement de sève aussi, sur lequel se bâtit à l’arraché le premier et fragile espace démocratique de l’Algérie décolonisée. L’« Intifada fondatrice » du poète, laissant sans doute le pouvoir songeur quant à sa survie, donna naissance dans l’effervescence à la presse privée et au multipartisme, lequel enfanta lui-même, par dérogation étatique, un islamisme politique qui muterait bientôt en islamisme armé. Fin du rêve démocratique. On était au début des années 1990 et le pays préparait son suicide.
Le jeune Benfodil, qui comptait déjà plusieurs nouvelles à son actif, troqua les mathématiques contre l’anthropologie des médias. Vertigineux champ d’observation dans un pays qui verrait bientôt les gens du métier trucidés – plus d’une centaine. En mai 1993, le meurtre irrésolu du premier d’entre eux, le grand Tahar Djaout, poussa Mustapha sur le champ de bataille. Par « une urgence » à être au monde, il se fit « journaliste pratiquant » plutôt qu’anthropologue. Quoique. Le « reporter rêveur » qui débutait, « ballotté entre l’ampleur du désastre et la beauté de l’engagement », abandonna, au fil du marasme, la chronique sécuritaire pour un journalisme gyrovague, sensoriel et « proche des petites gens », contant le quotidien par le détail et la société par ses soubassements. Des échantillons purs de Réel « avec un grand R enRRRagé », qui nourrissent les formes éclatées, la langue « impure et festive » et les récits empiégés de ses romans. C’est qu’en bon spéléologue de l’inconscient collectif, contre « le pessimisme des Bermudes » et le pouvoir « pourrissant sur le trône », cet homme cherche en écriture de nouveaux territoires. Pour dynamiter « l’ordre narratif national », pilonner ses façades, défaire le refoulé, le tu, relayer l’absurde, mutualiser les colères, capitaliser la Vie. Pour rendre visible l’invisible, comme l’écrit son pair Chawki Amari. Et faire « de la déconstruction un style de combat ».
Mustapha Benfodil éclot comme auteur de roman en Algérie grâce aux courageuses et belles éditions Barzakh. En 2000, elles publient Zarta !, son premier « reportage du dedans » accouché en exil volontaire au service militaire, un écho cru du « cloaque » au « paroxysme du chaos », qui malaxe l’hybridité de la langue et rend hommage « aux déserteurs des certitudes ». Tandis qu’il développe en France son univers dramaturgique par des collaborations avec la compagnie Gare au théâtre, paraît en 2003 Les bavardages du seul, une fable « trizophrène » et burlesque de cinq cents pages enfantée en cinq années, une conflagration linguistique qui fouaille le mode biblique et prend corps dans l’horreur de la décennie 1990 à travers les aventures fantastiques d’un Idiot, prophète par erreur et champion du panier à trois pas.
« Chacun de mes romans s’attaque à un phallus », dit le poète. Après l’institution militaire et le sacré, la sexualité est le champ de fouille du narrateur démultiplié de son troisième et dernier roman, Archéologie du chaos (amoureux). Ecartèlement identitaire, porosité et confrontation des récits, gravité du loufoque et irruption du bizarre, violence et solitude des fantasmagories mentales, pulsations animales des frustrations : la langue benfodilienne charrie le bruissement oral de la rue, repousse par le délire « les limites de l’innommable », conjure par la forme « une politique qui colle au cul ». Et défriche les traumas du collapsus national. « J’écris comme qui s’acharne à tirer le maximum de livres du feu. » La multiplication de ses champs expérimentaux, entre reportages, romans, théâtre, nouvelles, « biographie d’émeutier » et poésie « à défaut d’antidépresseurs », répond à l’urgence de fabriquer du sens quand « le nihilisme nous gangrène de toute part » et initie une écriture « post-traumatique », tenue par un « maquis littéraire » peuplé d’enfants de Kateb Yacine, « pas beaux, cyniques, névrosés et têtus comme une guerre sans dénouement ».
Une génération de « snipers parallèles »
N’en déplaise au poète rétif au grégaire, on lui connaît quelques frères de sang, qui, comme lui, ont déplacé la littérature sur un champ de mines et revendiqué le journalisme comme meurtrière d’observation. Confrères de rédaction, sociologues des strates, dépucelés de 1988 qui, tous et à leur manière, écrivent les doigts dans la plaie. « Je me souviens surtout des photocopies des témoignages des tortures qu’on se passait, collégiens de la banlieue Est, sous le manteau. C’était ça Octobre, le bruit des hélicos et les rapports sur la torture : toute la Violence dont les pères de la nation étaient capables », raconte Adlène Meddi, dont les polars « détournés », crus et poisseux, sondent l’obscurité morbide d’un pouvoir labyrinthique et témoignent, par leur inachèvement, de l’impuissance de la lumière. Ses romans, dont l’héroïne est la langue turgescente et la muse, une Alger défractée par la nuit, ont la violence et la poésie moite d’un combat de boxe clandestin.
Une génération ? « Seuls, mais à plusieurs », « en snipers parallèles », telle que la décrit le confrère Chawki Amari. Ce géologue de formation, artiste chroniqueur souvent puni d’enfermement pour des dessins ou des billets trop pertinents, déploie de romans en nouvelles ses no man’s land de « mutants », une autopsie des vivants surnaturelle et drôle qui scanne le pays par « coupes longitudinales » et dissèque d’étranges fantômes en mouvement. Lui aussi a « volé » son acte de naissance en 1988, qu’il résume d’un : « toute la différence entre vivre et exister ». Ecrire pour résister, oui, « mais à défaut d’une bonne kalachnikov. Le reste c’est de la littérature. C’est pour ça qu’on essaye de s’installer aussi sur le terrain de l’affrontement direct ». Dans les colonnes d’El Watan d’abord, puisque ces artistes y sont collègues. Par « le paratexte » politique, ensuite, qui commente en interview toute œuvre littéraire « dont les racines sont profondément jetées dans l’inconscient collectif ». Par l’action, enfin. Puisque, comme le rappelle le « document imprimé trouvé sur le cadavre de l’auteur » qui clôt le dernier roman de Mustapha, « la vraie bataille, c’est dans la rue ». On ne peut rien contre les souvenirs d’enfance.
« Il faut réanimer la société aux électrochocs. / Il faut une guérilla culturelle. / Les Anartistes doivent prendre linguistiquement le pouvoir et défaire les récits officiels. / Il faut occuper esthétiquement le territoire (3). » Le poète s’est pris au mot. Contournant les verrouillages huileux du ministère de la culture algérien et « ses tréteaux sous surveillance » qui, jamais, n’accueillent son théâtre, l’artiste a « jeté » ses textes dans la rue. « En toute liberté, clandestinement », il a revendiqué « sans autorisation » une liberté d’expression et de rassemblement rationnée par un état d’urgence vieux de dix-sept ans. Et initié en live le « ré-art-mement » du peuple. Au Festival culturel panafricain qui se tenait cet été à Alger, il a débuté par effraction un cycle itinérant de « lectures sauvages » de ses textes qui promène à travers le pays des « Reading actions » en place publique et du « théâtre commando » à ciel ouvert.
Oran, Béjaïa, Tipaza, Alger : Mustapha Benfodil, généreux de son temps en ateliers d’écriture et résidences à l’étranger, joué jusqu’en Avignon et étudié aux Etats-Unis, entend offrir son art in vivo, transfuser ses textes au cœur du problème, interagir dans l’instant avec les talents, les battements et les colères du pays. Pour « faire bouger le champ idéel national », le poète travaille à une « Intifada artistique » et propage les vertus de la « micro-action » : « Bientôt, il se découvrira autant d’artistes que d’activistes dans toutes les bourgades et, par la vertu de la transversalité, nous mettrons sur pied une Algérie parallèle et engagée qui fera flipper le régime, et qui aura toujours assez d’imagination pour se réinventer. »
Alors : farce rhétorique de trublion ou potion magique de révolution ? Côté pile, la réponse est dans les faits. Le 5 octobre dernier, à Sahat Echouhada, sur la place des Martyrs, debout sur le palpitant urbain de la capitale, debout contre la mémoire confisquée, trois cents personnes, dont au moins trois romanciers, ont transformé une lecture interdite en marche sur Alger. Modeste, mais féroce. A en juger par les sibyllines menaces codées que le poète reçoit par SMS, la performance collective n’a peut-être pas fait rire les « hautes sphères ». Sans compter qu’il annonce d’intempestives alliances et des chahutages à venir. Côté face apparaît alors une silhouette croisée dans un hommage à la révolution nue de sa jeunesse, une figure du poème « Octobre, novembre, décombres » : celle d’un môme tenu en joue qui pisse sur le char qui passe. Et hisse bien haut son « vertige étoilé » (4).
Delphine Gourlay est journaliste.
Lire, dans Le Monde diplomatique de novembre 2009 (en kiosques), « Kateb Yacine, l’éternel perturbateur », par Marina Da Silva.