En 1978, Guy Debord s’appropriait le palindrome In girum imus nocte et consumimur igni pour titrer son cinquième film. On s’accorde généralement sur une traduction qui, sans parvenir à la perfection magique de la phrase latine, en restitue le désarroi : « Nous tournons en rond dans la nuit, et sommes dévorés par le feu. » La vie va et vient comme un palindrome, mais la boucle est serrée. Le double sens ne constitue pas une issue. Après une existence de combat, Debord finira par se suicider. « Le léopard meurt avec ses taches. »
Au Musée d’art moderne de Paris, un court-métrage montre d’autres jeunes gens tournant en rond dans la nuit. Mais le feu ne les dévore pas. Rouge, chaleureux, il brûle un ballon de football qu’ils se renvoient en riant dans une scène mystérieuse. A l’arrière-plan se tient un écran de cinéma zébré, lui, d’éclairs de lumière froide, verte. Le ballon le touche, embrase la toile, qui se consume peu à peu, jusqu’à disparaître. Face au spectateur, un projecteur troue à présent le noir. La caméra zoome. Crépitations, immobilité, détonations. Le film se clôt, pour reprendre depuis le début.
Etrangeté du dispositif, simplicité du propos. En abyme est saisie l’essence de tout film : la matière-lumière, à travers sa coloration, sa température, sa forme. Nous voilà donc dans l’art, comme chaque fois qu’un médium se décrit lui-même de manière créative plutôt qu’avec des mots. Le réalisateur qui a facetté ce diamant de 10’56 minutes (1) est thaïlandais. A 40 ans, Apichatpong Weerasethakul a déjà signé cinq longs-métrages, certains primés (2). Mais Primitive, l’installation du palais de Tokyo, convainc davantage. Huit films courts, agencés dans trois salles, en constituent l’ossature. Il faut leur adjoindre quelques photographies et dessins, un fusil, deux livres et des propositions musicales. Le tout se parcourt en une heure ou deux, selon la disponibilité intérieure que peut s’accorder le visiteur.
Apichatpong a tourné plusieurs mois à Nabua, dans l’Isaan, une région pauvre proche du Laos. Primitive y circule entre hier, aujourd’hui et demain. Hier commence le 7 août 1965, le jour où l’armée thaïlandaise s’est attaquée aux villageois « communistes ». Des années d’angoisse ont suivi, jusqu’à ce que se referme ce chapitre lié à la guerre du Vietnam. Les violences et les exactions militaires ont laissé des traces d’autant plus traumatiques que les autorités les passent sous silence.
Alors comment faire en sorte qu’aujourd’hui la jeunesse locale sorte du cercle maudit des souvenirs refoulés ? La démarche d’Apichatpong déconcerte et séduit par son étrangeté. Elle ne mise pas, comme il est courant dans le documentaire historique, sur le dévoilement de l’humanité des bourreaux et sur la restitution de la parole aux victimes, qui aboutissent généralement au constat de la « banalité du mal » et plaident pour une nécessaire réconciliation. L’installation du palais de Tokyo plonge, au contraire, dans des contrées fantomatiques, incohérentes, caractéristiques du fonds existentiel thaïlandais. « C’est un hommage aux forces destructrices, celles de la nature, celles qui sont en nous, celles qui brûlent pour renaître, se réincarner et se transformer », souligne le réalisateur.
Dans cet univers onirique, les adolescents se travestissent en militaires, jouent à tirer au fusil, à mourir, à se relever. Sans commentaires. Ou bien construisent, des semaines durant, un vaisseau spatial... en bois, pour on ne sait quelle odyssée. Le pur débordement vital du film I’m Still Breathing, où la musique du groupe pop-rock thaïlandais Modern Dog démultiplie le rythme des images saccadées, constitue une incroyable ode à l’énergie de la jeunesse. Mais un brutal basculement dans l’apathie attend le visiteur sur l’écran suivant. Partout mémoire et légende, telles deux sœurs jalouses, sont mariées à la terreur de la nuit.
Cette méditation sur le chaos, Apichatpong la revendique explicitement comme sa réponse aux troubles que connaît le royaume de Thaïlande depuis 2005. Il faut donc comprendre Primitive aussi comme un projet politique. Les villageois de l’Isaan meurtris il y a quarante ans, leurs frères, leurs enfants ont acquis un poids électoral considérable avec l’arrivée au pouvoir de l’homme d’affaires Thaksin Shinawatra en 2001, celui-ci ayant mené une politique favorable à leur endroit. Sa destitution en 2006, son départ du pays ont enflammé ses partisans, tenus à distance par les citadins de Bangkok, l’armée, la monarchie. Mais ce qui a été détruit dans les années 1960 et 1970 n’est-il pas rené, sous une autre forme ? Qu’est-ce alors que la mort ? Le vaisseau décollera-t-il ?
« C’est une société, et non une technique, qui a fait le cinéma ainsi », constatait Debord, le cinéma parlant des séquences scénarisées, au montage efficace, au contenu univoque, qui nous est devenu naturel. Non façonné par Hollywood, Apichatpong, lui, tourne en rond dans la nuit, avec lenteur, imagination, beauté. Mais il ne s’enferme pas dans le scepticisme critique. Il effectue un écart qui n’est pas un recul, une échappée qui n’est pas une fuite. Et il laisse libre cours à notre faculté de projeter.
Primitive, une installation d’Apichatpong Weerasethakul, Musée d’art moderne, 11, avenue du Président-Wilson, Paris 16e. Du mardi au dimanche, de 10 heures à 18 heures (nocturne le jeudi jusqu’à 22 heures), 5 euros. Jusqu’au 3 janvier 2010.