Après son attaque ciblée contre les actionnaires et dirigeants de General Motors (Roger et moi, 1989), son argumentaire contre les vendeurs d’armes à feu (Bowling For Columbine, 2002), son pamphlet contre l’administration Bush et sa « guerre contre le terrorisme » (Fahrenheit 9/11, 2004) et sa charge contre le système privé de santé états-unien (Sicko, 2007), Michael Moore a rassemblé ses critiques contre le virage à droite du capitalisme américain depuis la fin des années 1970 dans un nouveau film fleuve, Capitalism : A Love Story. Il y dénonce le racket du peuple américain par une poignée d’actionnaires, de grands patrons, de banquiers et d’hommes politiques complices, en appelle à l’action collective et place son espoir en un Barack Obama fraîchement élu (1).
Ce n’est pas un hasard si, parmi les critiques parues dans la presse et sur Internet, beaucoup associent le traitement de l’information par Michael Moore aux pratiques des médias dominants ; soit pour les opposer idéologiquement : « De la contre-propagande, face à une immense machine de guerre idéologique : les chaînes de télévision… » (Télérama), « Le contestainment de Moore est une réponse à l’infotainment » (Les Inrockuptibles) ; soit pour les assimiler : « Ses procédés se rapprochent fort des méthodes employées par ceux qu’il dézingue » (Fluctuat.net) ; soit pour les mettre en concurrence : « Il ne fait souvent que radoter ce que les différents journaux de la planète ont expliqué en mieux depuis septembre 2008 » (Libération), ou encore : « Dans le genre trublion inoffensif et complaisant, on préfère Karl Zéro » (Le Figaro).
Michael Moore fut d’abord journaliste et, d’une certaine manière, il l’est resté : ses méthodes (dramatisation, approximations, schématisme) rejoignent sans complexe le tout-venant d’une « information » qui se consomme plus qu’elle ne donne à réfléchir et douter. Son programme : « pop-corn et rébellion » (2), a au moins une moitié en commun avec le mot d’ordre inavoué des grandes chaînes de télévision privées (et parfois publiques) : « pop-corn et réaction ».
Pourtant, à quelques exceptions près, la presse s’est montrée plutôt bienveillante envers Capitalism : A Love Story. Cela s’explique d’abord, sans doute, par le contexte : la crise économique mondiale est bel et bien là et complique le rejet idéologique de la défense des classes populaires, fût-elle élémentaire et schématique.
Il y a aussi que Moore est ultra-minoritaire. Face au flux tendu d’informations triées et manipulées par les grands groupes, ses films sont des gouttes d’eau. L’énorme succès de Fahrenheit 9/11 n’a pas empêché, ni même vraiment gêné, la réélection de George W. Bush en 2004. Moore s’amuse d’ailleurs à accuser son profil de Don Quichotte en se filmant au bas des gratte-ciels au sommet desquels siègent les présidents de ces groupes qui licencient des milliers d’ouvriers et font payer par la masse des travailleurs les conséquences désastreuses de leur avidité. Jamais, bien évidemment, ces patrons-là ne se risquent à descendre écouter les doléances de Michael Moore, dont la solitude et la ténacité à vouloir les mettre en face de leurs responsabilités ne manquent pas de noblesse. Mais, au-delà de l’estime ou de la tendresse que tout un chacun peut avoir pour le personnage et son action, que valent ses films et comment en rend-on compte ?
Dans la presse française, Michael Moore réussit souvent à entraîner les critiques, qu’ils soient du même camp ou du camp adverse, sur son terrain, celui du débat sur le capitalisme et ses vices. L’Humanité Dimanche, par exemple, ne voit rien à redire à des méthodes qui servent une thèse juste : « Les détracteurs du cinéaste qui qualifient systématiquement ses films de “brûlots” l’accuseront sans doute, encore une fois, de ne pas faire dans la nuance, voire de prendre une certaine liberté avec les faits. (…) Mais Michael Moore n’a pas tort de le souligner : l’histoire lui a souvent donné raison. » A l’autre extrémité du spectre politique, l’éditorialiste du Figaro ne dit rien non plus de la méthode, se contentant de rappeler que « les milliardaires ont aussi perdu des fortunes dans la crise » et lançant grossièrement : « Le film lui ressemble : il est lourd et traîne des pieds. »
Dans les journaux ou magazines moins franchement partisans, on se place du point de vue du spectateur peu ou mal informé, et on reconnaît au film une valeur « citoyenne » : « On ne ressort pas du film plus éclairé (…) mais plus vigilant » (Libération) ; « Ses films ont peut-être le mérite d’agiter plaisamment le débat et d’éveiller la conscience d’une part du public essentiellement “informé” par les grands networks télévisuels » (Les Inrockuptibles) ; « [Son film] est d’abord l’œuvre d’un citoyen dont le rôle, désormais, et les temps le prouvent, va bien au-delà d’une fonction d’amuseur public » (Sud-Ouest).
Certains aspects du discours de Moore gênent néanmoins les critiques : trop engagé (« Il se laisse emporter par ses engagements au point de céder parfois à quelques raccourcis un peu rapides (sic) », Ouest-France), imprécis et confus (« Il n’évite pas certaines âneries, comme son opposition entre démocratie – système politique – et capitalisme – système économique », L’Express ; « Il confond allègrement capitalisme et libéralisme, qui ne sont pas exactement la même chose », Les Inrockuptibles), partial (« Il oublie que le plan initial de Paulson a été amendé et que même Barack Obama l’a finalement voté », La Tribune), le film de Moore a des défauts qui sont indissociables de son projet : désigner vite et fort les responsables de la détresse d’une partie du peuple américain.
Quant à sa méthode, elle suscite doutes et interrogations (« effets de montage faciles », Les Inrockuptibles ; « On patauge dans le bon sentiment », Libération), parfois le mépris ou la colère (« Question méthode, c’est pire que d’habitude », Libération ; « Inutile, grossier et malsain », Fluctuat.net), mais sans que les critiques aillent eux-mêmes au-delà de quelques raccourcis et descriptions sommaires, de sorte que tous semblent balancer entre le « propos noble » et la « forme démagogique » (Fluctuat.net) et que la plupart se rabattent sur un portrait de l’homme Moore, sur sa « franchise » (Libération), sa personnalité « singulière et attachante » (Le Monde) ou bien sa « roublardise » et sa « complaisance » (Le Figaro).
Le principal problème que posent les films de Michael Moore, et qui est peu relevé, réside dans le sort fait à l’image. Car l’image est son talon d’Achille, étant invariablement, dans Capitalism comme dans ses précédents longs métrages, à la remorque d’un discours militant plein à craquer. Jamais chez lui elle ne constitue une donnée concrète indépendante de ce que la voix off lui fait dire. Or, le bât blesse quand Michael Moore brandit n’importe quelle image comme preuve. Le plan furtif sur Obama acclamé par la foule, par exemple, semble donner raison au commentaire qui prophétise que le nouveau président pourrait tendre l’oreille vers le peuple plutôt que vers les milieux d’affaires. Seulement, on peut sans difficulté trouver des images des néoconservateurs John McCain ou George W. Bush devant des foules enthousiastes… Aux mains du monteur habile qu’est Moore, la priorité est au discours et à son ordre. Et l’image peut tomber bien bas, au niveau du micro-trottoir (témoignages pris à la volée) voire du voyeurisme, comme lorsque des gros plans nous montrent de pauvres gens pleurant leurs proches.
Le meilleur de Capitalism : A Love Story, ce sont les détournements, à la manière situationniste, de publicités ou de téléfilms (Moore fait ainsi tenir au Jésus-Christ d’un mauvais péplum le discours d’un ultra-libéral cynique : maximisez vos profits, les pauvres doivent payer, etc.). Michael Moore est à l’aise dans ce registre parce que ces images-là, il ne les a pas produites. Celles qu’il a lui-même fabriquées sont de simples faire-valoir à un discours pré-écrit et, limitées, ne prouvent ni ne montrent rien : gros plans type confession, plans généraux trop courts sur des groupes de squatteurs ou de grévistes, ralentis pathétiques, etc. Pour le reste, il emprunte une bonne part de ses images aux reportages télé.
Tout comme font les chaînes d’info ou la publicité, Moore s’emploie à refouler le contenu des images, toujours plus fuyantes et ambiguës que ce qu’un commentaire et une musique pourront bien en dire. Raccourcies par le temps (le film va à toute allure), aplaties par le commentaire (omniprésent), ses images n’existent pas, puisqu’elles ne laissent à rien ni personne le temps d’exister à l’écran. Il n’est guère étonnant que ses films aient si peu d’impact et que Michael Moore finisse par se lasser d’en faire (il songerait à passer à la fiction). On ne fera pas bouger le spectateur en le traitant comme font les médias dominants. La formidable propagande quotidienne pour la conservation des privilèges des uns et la soumission des autres renverra inexorablement dans l’oubli ces deux courtes heures d’informations citoyennes en accéléré.
La toute dernière image de Capitalism : A Love Story (il faut attendre la fin du générique pour la voir) nous montre un petit chien souriant ne faisant qu’une bouchée d’un très gros chien méchant. Ce dessin animé joliment utopiste, qui illustre le nom de la société de Michael Moore, Dog Eat Dog, donne la mesure de l’impatience du cinéaste. Moore rêve de renverser la donne en un claquement de doigts. Il oublie, ou ne veut pas voir, que l’Histoire prend son temps.
Capitalism : A Love Story, de Michael Moore. Sorti en salles le 25 novembre.