Avec ses fenêtres teintées encastrées dans d’épais murs de marbre blanc, le bunker du China Daily, entre les périphériques trois et quatre de Pékin, n’a rien à envier au blockhaus de News Corp, dans les docks de Londres, où sont installées les rédactions du Times ou du Sun. Mais, dans la forteresse du quotidien chinois, pas d’émulation : le silence est monacal. En costume-cravate, un homme attend dans le hall, un gobelet de thé vert à la main. C’est Gene Wang (son nom est modifié à sa demande), l’un des 230 journalistes du quotidien national anglophone chinois. China Daily tire à 300 000 exemplaires, tandis que son site Internet comptabilise 6 millions de pages vues chaque jour, dont les deux tiers hors de la Chine.
Après neuf ans de métier, ce jeune père de famille de 34 ans est responsable des secteurs stratégiques « énergies » et « environnement ». D’une nature prudente, Gene Wang se méfie des étrangers : « Etes-vous bien sûr que vous êtes venu avec un visa de journaliste ? J’ai les moyens de vérifier. » Et pour cause. Il est dans les petits papiers des autorités. En octobre 2008, il a reçu les félicitations solennelles du ministre de l’industrie et de l’information pour son courage et son dévouement lorsqu’il a couvert le tremblement de terre du Sichuan, puis les Jeux olympiques de Pékin.
Chaque jour, à la cafétéria, dans les couloirs ou à la conférence de rédaction, Gene Wang côtoie près de 70 journalistes et correcteurs anglais, américains ou australiens sans lesquels le journal anglophone n’existerait pas. Pourtant, la cohabitation entre Chinois et Occidentaux est loin d’être harmonieuse. Gene Wang espère qu’à l’avenir, China Daily pourra carrément se passer de leurs services. « Nous n’avons pas besoin d’un Occidental pour montrer comment les Chinois doivent voir leur pays. » Car le contenu de China Daily, comme celui du Quotidien du peuple , est calqué sur la vision du gouvernement. De fait, si les plus anciens laowai (étrangers) du journal adhèrent pleinement à la propagande du Parti communiste chinois (PCC), d’autres n’entrent pas facilement dans le moule, ce qui donne des conférences de rédaction plutôt atypiques. L’un des récalcitrants décrit : « Généralement, les journalistes juniors acceptent mal que leur papier soit mis à la trappe sans explication. Alors, pendant la conférence de rédaction du matin, ils posent des questions. Les chefs, tous chinois, ne donnent aucune explication, et la réunion, censée se tenir en anglais, vire subitement au mandarin. Les jeunes, qui ne maîtrisent pas particulièrement la langue, sont largués. »
A 1 200 euros par mois, avec un logement de fonction, une connexion Internet ultrarapide, des cours particuliers de mandarin et une tolérance pour les piges extérieures, le train de vie d’un journaliste anglophone fraîchement débarqué au China Daily est bien meilleur que celui d’un confrère chinois aguerri. L’emploi du temps n’est pas non plus éreintant : copier-coller des dépêches de Xinhua, l’agence de presse officielle, fluffy stories ou articles de divertissement façon « J’ai testé pour vous la vie nocturne de Sanlitun (la rue de la soif, à Pékin) », puis relecture des principaux papiers rédigés par les camarades chinois, pour s’assurer que l’anglais est parfait.
Peter B., journaliste économique au China Daily, ne compte pas s’éterniser. Agé de seulement 24 ans et originaire de Londres, il a décroché son poste en répondant à une annonce diffusée sur le site Web du quotidien. C’était en juin 2008. « Je sortais d’un stage café-photocopie au Financial Times et je voulais vraiment être à Pékin pendant les Jeux. Depuis Londres, j’ai passé trois entretiens téléphoniques avant d’obtenir le poste. Aujourd’hui, je gère la page boursière... Mais, surtout, j’ai un permis de travail, un bien assez rare en Chine. » Quand son carnet d’adresses sera suffisamment étoffé, Peter envisage de construire une véritable correspondance pour la presse britannique et, pourquoi pas ?, un blog pour raconter son expérience.
Une presse prospère pour entrepreneurs locaux
A une nuit de train au départ de la gare de l’Ouest de Pékin, la presse de Wuhan répond à d’autres règles. Grise, polluée et poussiéreuse, la capitale de la province du Hubei compte une usine d’assemblage pour PSA Peugeot Citroën et un gigantesque campus. Wuhan dispose aussi de six quotidiens régionaux, parmi lesquels le Chu Tian Dushi Bao, lancé en 1997 par le gouvernement local et déjà en tête des ventes avec 1,3 million d’exemplaires distribués chaque jour sur un marché de 10 millions d’habitants. Sa spécialité : l’éloge des entrepreneurs locaux qui ont réussi. Une double page « portrait » leur est ainsi consacrée chaque semaine.
Un rendez-vous avec la rédaction du Chu Tian Dushi Bao a donc été fixé… par l’entremise de M. Wen Jie Yong, un entrepreneur local. Ce fils de paysans devenu patron a délaissé sa cimenterie pour ouvrir, en octobre 2008, un laboratoire de médicaments à Hankou, l’un des trois arrondissements de Wuhan. Le 13 décembre suivant, lui aussi a eu droit à son quart d’heure de gloire : sur deux pages, les journalistes ont rendu hommage à la réactivité de Wen Jie Yong, qui, sentant la crise immobilière se profiler, s’est reconverti dans l’industrie pharmaceutique. De quoi lui garantir une entrée dans le cercle des grands notables de la province, avec l’apparat afférent. Désormais, l’homme ne se déplace jamais en ville sans son chauffeur particulier, au volant d’une Citroën « Triomphe », la limousine des Chinois. Un coup de téléphone a suffi à réunir plusieurs journalistes pour une discussion sur le pouvoir de la presse locale.
Mais seul le départ de Wen Jie Yong va permettre d’achever les palabres avec la rédaction : « Pour notre rubrique consacrée à l’essor économique, chaque patron est présenté par les membres du gouvernement local, dont le siège est à deux pas de la rédaction. » Les deux journalistes insistent sur des salaires confortables, des avantages en nature. « Une bonne planque » pour cet ancien professeur d’anglais ou ce fonctionnaire des impôts.
Les acrobaties de « Nanfang Dushi Bao »
Il faut alors descendre dans le sud de la Chine, s’éloigner au maximum de Pékin, pour appréhender une conception plus libre du métier. Un nouveau train de nuit nous emmène à Canton, 13 millions d’habitants et une réputation d’« atelier du monde » mise à mal par la crise. A la fois toute proche de Hongkong et très loin de Pékin, la presse cantonaise a longtemps joui d’une autonomie éditoriale relative et d’une certaine notoriété auprès des étudiants. C’est le cas du Nanfang Dushi Bao (le quotidien métropolitain de Canton) et du Nanfang Zhou Mo (le journal du week-end de Canton, vendu à 1 300 000 exemplaires), diffusés à l’échelle nationale et d’où sortent les scandales ou l’actualité qui font jaser la blogosphère chinoise et enrager le gouvernement central.
Un rendez-vous est donné à côté du 289, Guangzhou lu, le siège du groupe, avec une dizaine de journalistes du Nanfang Dushi Bao . Une « immersion » dans la rédaction est envisagée, mais sujette à polémique. Depuis l’automne 2008 et le tournage en caméra cachée d’un documentaire pour la télévision japonaise, les journalistes étrangers sont persona non grata. Pourtant, ces salariés sont impatients de parler de leur réalité. Tous sont jeunes, souvent moins de 30 ans, et blogueurs invétérés. Au Nanfang Dushi Bao, le turn-over des journalistes est impressionnant ; les contrats durent trois ans et sont rarement renouvelés. Le métier n’est pas simple : pour l’actualité chaude, les journalistes doivent composer avec Xinhua, l’agence de presse officielle, qui exige la priorité quand bien même le journal aurait obtenu l’information bien avant. Rien ne peut donc être diffusé avant Xinhua.
Pour le reste, les sujets arrivent grâce aux confrères d’autres régions qui ne peuvent se permettre, par exemple, de publier chez eux une enquête sur la corruption du parti local. « Ces échanges de bons procédés fonctionnent dans les deux sens », précise l’un des journalistes. « C’est cette solidarité qui nous permet de continuer de lever des lièvres. » Les scoops proviennent aussi de lecteurs en détresse. C’est alors aux journalistes du Nanfang Dushi Bao de devoir trier parmi des nombreuses informations, souvent délicates, comme le tabassage d’un étudiant par des policiers ou les conditions d’expulsion d’une famille sans histoires. « Une fois vérifiées, nous prenons 10% de ces doléances en considération », résume l’un des journalistes. De temps en temps, la censure s’affiche au grand jour, comme ces courriels collectifs affichés sur un tableau aimanté : « Il ne faut pas interroger les familles de victimes du lait en poudre contaminé à la mélamine » , « Il ne faut pas photographier les enfants hospitalisés à cause du lait et des complications », souvenirs du scandale du lait contaminé…
« Au final, le rédacteur en chef appose sa signature à côté de chaque photo et de chaque texte avant publication. Il ne peut rien laisser passer », explique un journaliste. Son travail ressemble à un savant dosage entre audace et respect des règles édictées par le parti. Les conditions de travail des journalistes en Chine transpirent aussi à travers les pages du Nanfang Zhou Mo. Fin novembre 2008, un dossier de quatre pages était consacré à Fu Hua, un journaliste de 43 ans et ancien juge, aux prises avec la justice. « Un cas d’école ; l’homme réalise une enquête sur un chantier bâclé d’agrandissement de l’aéroport de Long Jia (province de Jilin, dans le nord-est de la Chine). Le chef de chantier, en conflit avec son employeur, fournit au journaliste des informations fracassantes et de l’argent, l’équivalent de 500 euros, pour que l’enquête puisse être menée le plus rapidement possible. Le contremaître sera condamné à sept ans de prison, le journaliste à un an, grâce au soutien de son rédacteur en chef. Faut-il considérer le journaliste comme un criminel ? » écrit le journal. Si personne ici n’a oublié l’arrestation du rédacteur en chef du Nanfang Dushi Bao, Cheng Yizhong, le 1er avril 2004, pour avoir, sans consulter le parti, redistribué une partie des bénéfices du journal à tous les salariés, ils avouent une sincère inquiétude pour d’autres camarades, moins protégés – au moins 31 journalistes chinois et 51 blogueurs sont actuellement derrière les barreaux, selon le rapport annuel 2008 de Reporters sans frontières. Ils évoquent le nom de Zola Zhou (1), un journaliste citoyen respecté par la blogosphère chinoise, qui appelle ouvertement aux dons sur son blog, afin de financer ses propres enquêtes. « C’est comme s’il donnait un bâton pour se faire battre », résume un journaliste qui se fait surnommer Tataking. A 26 ans, ce rédacteur de Nanfang Dushi Bao passe le plus clair de ses journées à ratisser la Toile avant que les censeurs ne la nettoient (ou ne l’« harmonisent »), à la recherche d’informations sensibles, de témoignages laissés sur les forums ou les blogs chinois.
Tian Ren, l’un des quarante photographes du journal, nous explique que les propositions pécuniaires font partie du quotidien. « A Canton, ça construit en permanence, et les accidents de chantier sont quotidiens. Quand on nous appelle parce qu’un bâtiment s’est effondré avec des ouvriers ensevelis, nous sommes sûrs qu’à notre arrivée sur place quelqu’un nous proposera une enveloppe pour ne pas photographier… En général, c’est 200 euros. » Tian Ren refuse tout compromis. Le jeune homme préfère la photo artistique et s’inspire beaucoup de son chef de service et mentor, Fiang Qian Hua, lauréat 2007 du prestigieux Word Press Photo, une récompense qui honore les meilleurs photojournalistes de la planète.
Finalement, une visite du quotidien Nanfang Dushi Bao, de la rédaction et de ses différents desks va pouvoir être programmée, au pas de charge. A l’intérieur, interdiction absolue de photographier. Dans le hall, face à l’ascenseur, un petit communiqué annonce l’arrivée du salarié Liu Ye au sein de la section du Parti communiste du groupe. Au premier étage, nous découvrons le service « société et économie ». Les mains sur le clavier, de tout jeunes journalistes en jeans et baskets rédigent leurs papiers. Face à eux, une quinzaine de correcteurs s’affairent, au crayon de bois, sur le contenu de la prochaine édition. Sur les cloisons qui délimitent chaque bureau, des posters Hello Kitty ou des autocollants humoristiques « Ici vous pouvez entrer sans aucun diplôme » côtoient d’immenses drapeaux de velours rouge. En lettres dorées, on y lit : « Toute la rédaction du Di Yi Cai Jing Ri Bao (le premier quotidien financier) vous est reconnaissante d’avoir défendu notre journaliste dans vos colonnes. » Un autre drapeau, rouge et or, déclame : « Parce que vous avez le courage de dire la vérité, les habitants du village de Xishui, province du Hubei, vous remercient. »
Blogueurs et journalistes : même combat ?
La nouvelle génération de journalistes en Chine baigne dans la culture Web. Ils puisent leurs informations sur les blogs, quand ils ne transmettent pas à leurs auteurs des scoops qu’ils ne peuvent eux-mêmes traiter. Cette proximité entre journalistes de médias contrôlés par l’Etat et blogueurs sulfureux se traduit par des rencontres insoupçonnées. A l’initiative de Wen Yun Chao, blogueur, amateur de hard rock et propriétaire d’un bar à Canton, c’est toute la crème des blogueurs militants chinois qui était attendue à Canton les 25 et 26 avril 2009, autour de Rebecca MacKinnon, ancienne chef du bureau de CNN à Pékin et fondatrice de Global Voices Online, un site qui relaie et traduit les billets citoyens du monde entier.
Wen Yun Chao est devenu un blogueur réputé ce jour de juin 2007 où il a décidé de couvrir en temps réel une manifestation populaire contre la construction d’une usine chimique à Zhangzhou (2). Tandis que les médias traditionnels avaient pour ordre de boycotter l’événement, Wen a posté sans relâche des centaines de SMS décrivant minute par minute la manifestation (3). Depuis ce jour, il est considéré comme l’un des spécialistes des sujets brûlants en Chine. Idem pour Zola Zhou, un blogueur de 27 ans qu’il considère comme son petit frère. Le garçon est devenu la coqueluche des médias occidentaux depuis son reportage sur les irréductibles expropriés de Chongqing. Sa photo d’une maison vouée à la démolition et suspendue à un petit lopin de terre rongé par les pelleteuses fera le tour du monde.
René Vandergoten est journaliste indépendant à Pékin.