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Google, meilleur ennemi de la presse

La condamnation de Google en France pour la numérisation de livres sous droits d’auteur montre que les éditeurs peuvent sortir gagnants d’un bras de fer judiciaire. Loin de mener l’offensive pour défendre leurs droits et de s’atteler à la construction d’une plateforme de contenus commune, les éditeurs de presse français préfèrent s’aligner sur les positions défendues par Rupert Murdoch, qui accuse Google de « voler » ses articles. Et comptent sur Microsoft pour pousser la firme de Mountain View à consentir à un partage des revenus...

par Marie Bénilde, 28 décembre 2009

La presse française se serait-elle trouvé un nouvel allié en la personne de Rupert Murdoch ? Longtemps méfiante vis-à-vis du magnat australo-américain, qui s’est distingué par un soutien sans faille à Tony Blair, à George W. Bush et à la guerre en Irak dans ses cent soixante-quinze journaux à travers le monde, la voilà qui regarde avec tendresse ce vieux patron de près de 79 ans, qui voit les flammes de Google lécher sa forteresse de papier, malgré son angélique slogan « Don’t be evil ». Au point d’accuser le moteur de recherche de vouloir piller ses articles sans avoir en rien contribué à les financer : « Les gens qui se contentent de tout récupérer et de le publier tel quel […], nous considérons qu’ils volent nos histoires car ils se servent sans payer… C’est Google, c’est Microsoft, c’est Ask.com, plein de monde. » Dans la foulée de cette déclaration outragée, début novembre, à sa chaîne australienne Sky News, le Financial Times a révélé que Microsoft avait proposé à News Corporation, le groupe de Rupert Murdoch, d’assurer un référencement exclusif de ses contenus sur son moteur de recherche Bing, qui ne cesse de monter en puissance aux Etats-Unis en s’arrogeant déjà plus de 10, 4% des requêtes (contre 8% il y a six mois, selon l’institut Comscore). Seule contrepartie exigée : que les journaux de Murdoch (Sun, Times, New York Post, Wall Street Journal…) soient déréférencés de Google pour être indexés uniquement sur Bing.

Pour l’heure, le magnat des médias réserve sa réponse. Et attend de voir comment se positionnent les autres journaux qui auraient été également approchés. Sa stratégie, martelée jusque-là, consistait plutôt à annoncer son retrait de tout référencement gratuit sur des moteurs de recherche quels qu’ils soient avant la mi-2010. La possibilité d’une redevance versée par Microsoft est-elle de nature à changer la donne ? C’est en tout cas ce sur quoi misent de nombreux éditeurs de presse qui n’hésitent pas à agiter la menace Bing au nez et à la barbe de Google, quand bien même le moteur de recherche alternatif ne représente que 3,9% des requêtes en France, 3,4% au Royaume Uni ou encore 1,7% en Allemagne, selon AT Internet.

Le partage des revenus

Les médias reprochent à Google de ne pas partager ses revenus publicitaires, alors que les principaux mots-clés recherchés sur son site Google Actualités sont des titres de presse (en France, viennent d’abord Le Monde, puis Le Figaro). Ils regardent avec envie les 4,2 milliards de dollars de profit (pour 21,7 milliards de chiffre d’affaires) du puissant groupe de Mountain View et estiment que le moteur de recherche doit passer à la caisse, et pas seulement pour les liens contextuels (adsense) générés par les contenus des sites dont il est partenaire. Leur raisonnement, qui est aussi celui de Murdoch, est le suivant : que vaut un moteur de recherche sans une part déterminante de contenus qui donnent de la valeur à son truchement ? D’où la volonté de nombreux éditeurs de journaux français, regroupés au sein du Syndicat de la presse quotidienne nationale, de peser dans la négociation face à la firme californienne. « Les éditeurs ont besoin de Google, qui leur apporte de l’audience, autant que Google a besoin d’eux », estime Denis Bouchez, directeur du syndicat professionnel (1).

En théorie, plus question donc de laisser sans réagir Google s’emparer d’articles de presse pourtant protégés par le droit d’auteur et parfois verrouillés par des accès payants. Plus question non plus de remplir sans mot dire les rayons et les têtes de gondole de Google Actualités, dont 80% des visiteurs se contentent de lire les titres et les résumés d’articles sans cliquer sur le lien qui renvoie vers les sites des journaux.

Le seul problème, c’est que cette posture va totalement à l’encontre de la stratégie développée jusque-là par la plupart des éditeurs de presse. C’est parce qu’ils ont cru qu’ils allaient pouvoir « monétiser » cette audience drainée avec une facilité déconcertante par Google que les patrons de journaux ont longtemps accepté de se laisser "dépouiller" de leurs contenus (les propriétaires de médias ont d’ailleurs obtenu que la récente loi Hadopi, en France, donne aux journaux un droit d’utilisation des articles sans rémunération supplémentaire sur tous les supports numériques). Aujourd’hui, même en dopant leur audience à grands renforts de jeux, de loteries et d’agrégation de sites tiers, les journaux n’arrivent pas à recueillir sur le web les revenus susceptibles de compenser la chute de leurs recettes sur le papier. En 2009, le prix d’un emplacement publicitaire pour toucher mille internautes sur un site de presse n’a d’ailleurs cessé de s’éroder. Tous font alors cet implacable constat : Google est en train de leur manger la laine sur le dos en donnant un accès gratuit à leurs contenus. De là à prédire à la presse un destin proche de la musique – qui a perdu les deux tiers de ses revenus en une décennie –, il n’y a qu’un pas. En matière de destruction de valeur, Google est supposé être aussi moteur que le piratage avec les sites de peer to peer (partage de fichiers numériques).

Ami ou ennemi ?

Le pire n’est jamais sûr, dira-t-on. C’est vrai. La volonté de mieux contrôler l’accès à ses contenus, sur les traces de Murdoch, s’accompagne d’une réflexion sur la mise en commun de moyens dans la sphère numérique. C’est ainsi que quatre groupes de presse américains (Time Inc., Conde Nast, Hearst, Meredith) ont annoncé en novembre qu’ils allaient créer une plateforme sur Internet pour vendre leurs magazines (Time, Fortune, New Yorker, Vogue, Vanity Fair, Marie-Claire, Parents…). En Allemagne, le groupe Axel Springer a déclaré en décembre qu’il allait faire payer certains articles en ligne ainsi que l’accès à l’application i-Phone d’une partie de ses journaux.

La presse prendrait-elle enfin son destin en mains ? Il reste à savoir s’il n’est pas déjà un peu tard. Car les journaux sont devenus extrêmement dépendants de Google s’ils veulent exister dans l’univers numérique. El Pais, le quotidien espagnol, qui avait tenté de ne rien céder de gratuit et de faire payer l’accès à son site, a dû faire machine arrière en constatant que cette pratique avait permis à son rival El Mundo de lui voler la vedette sur la Toile (2)

En fait, seule une réponse concertée à l’échelle d’un pays, mieux de l’Europe, est en mesure de faire barrage à l’hégémonie destructrice de Google. Et de l’obliger à s’asseoir à la table des négociations pour partager ses revenus. Pour l’heure, la firme américaine se contente d’apporter des solutions techniques aux éditeurs de presse. Josh Cohen, l’un de ses responsables, vante par exemple un accès gratuit sur les sites de presse limité à cinq clics par utilisateur et par jour (même s’il semblerait qu’il suffise de repasser par Google pour ne pas être bloqué). Il a aussi indiqué que les éditeurs avaient tout loisir de signaler les contenus qu’ils ne souhaitaient pas voir repris par son moteur de recherche ou son site d’actualité. « Nous ne sommes pas votre ennemi, nous sommes une partie de la solution à tous vos problèmes », ne cesse d’affirmer Google, qui a même développé des formules de paiement à l’acte à destination des éditeurs de journaux.

Seulement, de monnaie sonnante et trébuchante, il n’est toujours pas question. Google se refuse à verser à la presse le moindre centime à partir du trafic généré sur son moteur de recherche ou - de façon plus expérimentale aux Etats-Unis - son site d’actualité Google News. Pas question de voler au secours des journaux. Interpellé sur une possible prise de participation dans le New York Times, Eric Schmidt, le patron de Google, a même refroidi certains espoirs outre-Atlantique en affirmant en mai dernier que son entreprise n’avait aucunement l’intention d’investir dans la presse. En France, la firme échappe même à toutes les taxes susceptibles de soutenir l’industrie des contenus puisque son siège européen est établi en Irlande, pour des raisons fiscales, et que son chiffre d’affaires demeure secret. Seul un prélèvement à la source – sur les investissements en ligne des annonceurs – serait susceptible de soumettre Google – et sa plateforme vidéo Youtube – à contribution.

Bing, le modèle alternatif

Pour peser face à Google, les éditeurs de presse doivent ils maintenant compter sur le moteur Bing de Microsoft ? Il serait assez paradoxal que la presse française, pour échapper à une hégémonie, s’en remette à un duopole américain formé de Microsoft et de Yahoo, puisque les géants de l’Internet sont désormais alliés, Microsoft apportant son moteur de recherche (qui devrait bientôt se retrouver sur Yahoo.fr), le portail dotant Microsoft du savoir-faire de sa régie publicitaire. Il n’empêche que le champion du logiciel non libre incarne aujourd’hui une alternative face à Google. Après les propos d’Eric Schmidt indiquant sur CNBC « si vous ne souhaitez pas qu’on le sache, mieux vaut encore ne pas le faire » pour justifier la conservation par Google de données personnelles, les champions du logiciel libre comme Asa Dotzler, directeur de la communauté de développement de Firefox, commencent à conseiller de se tourner vers Bing. En France, le poids du moteur de recherche rival est encore modeste, mais il pourrait en être tout autrement dans l’Internet mobile : Bing sera déjà le moteur de recherche des 10 millions d’abonnés de Bouygues Télécom.

Seul hic : nul n’a pour l’heure la garantie que Microsoft est disposé à payer les contenus en ligne des journaux. Au cours d’une conférence mondiale en Inde, à Hyderabad, début décembre, Satya Nadella, vice-présidente de Microsoft, a lâché au Financial Times que son groupe ne cherchait pas à « sécuriser » des contenus face à Google en échange d’une contribution. En clair, si Microsoft pouvait marcher sur les pas de Google en conquérant des parts de marché à son seul profit, ce serait pour lui l’idéal. Ajoutons enfin que des contenus exclusivement réservés à Bing se retrouveraient sans tarder sur un site référencé par Google. Difficile sur Internet de mettre des frontières...

L’indispensable bras de fer

Quelle attitude adopter alors face à Google ? Les éditeurs de presse seraient sans doute bien inspirés de se souvenir que cette firme américaine, aussi cool et sympathique soit-elle, a des visées hégémoniques et se soucie fort peu des industries journalistiques qu’elle contribue à détruire. Comme l’ont montré les éditeurs de livres, qui viennent d’obtenir gain de cause derrière La Martinière, le 18 décembre, au tribunal de grande instance de Paris, un bras de fer juridique est souvent indispensable pour défendre des droits d’auteur et de propriété intellectuelle. En France, seule l’Agence France Presse a osé attaquer Google. Comme l’ont montré les éditeurs de presse belges en faisant condamner NewsGoogle.be pour la reprise non autorisée de leurs articles, en 2006, la voie judiciaire est une condition nécessaire mais non suffisante pour contrer Google. Il reste aussi à créer le grand portail de l’accès aux contenus dématérialisés des journaux... pour lequel internautes et annonceurs seront prêts à payer. Le moteur de recherche pourrait alors apparaître comme un intermédiaire possible – comme Bing – vers une une base de données payante.

Marie Bénilde

(1Les Echos, 3 décembre 2009.

(2Lire à ce sujet « Google décide de faire un premier pas vers les éditeurs », Le Monde, 3 décembre 2009.

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