Depuis l’aube de son indépendance, l’Inde a dû faire face aux différentes menaces contre son intégrité territoriale. Au Cachemire, en Assam, au Nagaland, ces régions frontalières avec respectivement le Pakistan, la Chine ou la Birmanie, l’Etat indien est en guerre quasi-perpétuelle contre des forces sécessionnistes, des mouvements révolutionnaires, des groupes terroristes — islamistes ou autres. Dans les années 1980, le Pendjab, ayant frontière commune avec le Pakistan, avait été emporté à son tour par un mouvement sécessionniste mené par des extrémistes Sikhs. La réponse de l’Etat indien fut aussi violente — plusieurs milliers de victimes — qu’efficace. Il faut se rappeler que le premier ministre d’alors, Indira Gandhi, fut assassinée par un de ses gardes de corps Sikhs.
Des charniers au Jammu-et-Cachemire
Les premières victimes en sont les citoyens indiens vivant dans ces zones, qui sont pris entre la violence des rebelles et celle de l’Etat. Leurs droits semblent n’avoir aucune importance. Ni pour les groupes armés, par définition hors la loi. Ni pour l’Etat indien qui ne se montre guère plus attentionné, comme le souligne un rapport de l’organisation International People’s Tribunal on Human Rights and Justice in Kashmir (IPTK) publié le 2 décembre 2009 (« Buried Evidence : Unknown, Unmarked, and Mass Graves in Indian-administered Kashmir »). Selon ce rapport, des charniers contenant 2 943 corps ont été retrouvés dans cinquante-cinq villages du Jammu-et-Cachemire — 2 943 victimes de ce que les Indiens appellent des « rencontres » avec ses forces de l’ordre. Depuis vingt ans, plus de 70 000 personnes ont été tuées dans cette région où l’Inde maintient une présence de 700 000 militaires.
Les Cachemiris ont acquis le sentiment qu’il ne faut guère attendre quelque justice de l’Etat fédéral. Ce sentiment est renforcé par le verdict récemment prononcé par le Central Bureau of Investigation (CBI) sur la mort, dans la Vallée du Cachemire, de deux jeunes femmes dont les corps avaient été retrouvés le 30 mai 2009. Parties cueillir des pommes, elles ne sont jamais rentrées du verger qui se trouve à proximité de deux bases militaires. Un premier rapport avaient indiqué que les femmes avaient été violées puis tuées. Celui du CBI dément cette conclusion : selon lui, les femmes se sont tout bêtement noyées dans le petit ruisseau qu’elles devaient traverser. Inutile de dire que la population locale a accueilli cette conclusion avec colère. Pour le pouvoir indien, l’honneur des militaires revêt manifestement beaucoup plus d’importance que celui des femmes. Sans même parler des droits humains les plus élémentaires.
Pourtant, c’est loin du Cachemire que le premier ministre Manmohan Singh a identifié la menace la plus grave contre son pays. Selon lui, elle ne vient ni du terrorisme, ni d’une éventuelle confrontation avec le Pakistan, ni du différend frontalier avec la Chine — encore moins du changement climatique, ou de la crise agricole, ou de l’inflation galopante qui mine les revenus des travailleurs. La grande menace viendrait de la révolution maoïste, au cœur du pays, dans les Etats du Jharkhand, Chhasttisgarh, Bihar, et de l’Orissa.
Renforcement des Naxalites
Appelées Naxals ou Naxalites, les forces rebelles maoïstes se fixent comme objectif la destruction totale de l’Etat indien, responsable à leurs yeux de l’aliénation de la population, pour la plupart très pauvre. Elles comptent des dizaines de milliers de partisans armés et contrôlent désormais 223 districts dans ce pays qui en compte 610. Depuis quelques années, les maoïstes sont devenus de plus en plus violents, s’attaquant à des gendarmeries, des trains, des politiciens. Dernièrement, ils s’en sont même pris à des écoles, alors que, déjà dans ces régions, les opportunités scolaires se font déjà rares.
Il est vrai, comme le note un rapport du Human Rights Watch, que le gouvernement indien lui-même s’est servi des écoles pour monter ses opérations anti-maoïstes. Dans ces régions presque totalement négligées par l’état, les quelques bâtiments scolaires sont souvent les seules structures qui lui appartiennent et les seules construites en béton, et donc les seuls abris susceptibles de servir de bases d’opérations policières dans des régions pour la plupart hostiles. Résultat : les maoïstes ont attaqué non seulement les écoles occupées par les forces de l’ordre, mais aussi des douzaines d’écoles non-occupées. Ces dernières sont des cibles faciles, car non gardées, mais symboliquement importantes, car seuls signes de la présence du gouvernement. Dans tous les cas, ce sont les étudiants, en très grande majorité très pauvre, qui en souffrent le plus.
Dans les Etats comme le Jharkhand, le Chhasttisgarh, le Bihar, l’Orissa, les populations sont très majoritairement au-dessous du seuil de pauvreté. Y vivent les Adivasis — les « tribaux », comme on les appelle en raison de leur vie traditionnellement forestière ; ils appartiennent aux basses castes que la bureaucratie indienne appelle des « Scheduled Casts » (dalits) ou « Scheduled Tribes ». Ces populations sont parmi les plus marginalisées ; elles n’ont aucune idée de cette « Inde qui brille » (Shining India) que l’on vante si souvent en Occident. Négligées depuis longtemps, elles font désormais l’objet de toutes les attentions : pour leur plus grand malheur, on vient de découvrir dans ces régions de vastes dépôts de minéraux tels que le fer et le bauxite. Elles deviennent indésirables. Vielle histoire des peuples indigènes : les voilà tout d’un coup de trop sur leurs terres ancestrales, terres que des politiciens locaux sont trop heureux de vendre à la première multinationale venue.
La commission de planification (Planning Commission) de l’Etat indien reconnaît, bien que tardivement, que la source du problème se trouve dans l’injustice sociale. Dans un récent rapport (PDF), elle reconnaît la responsabilité des gouvernements successifs, qui n’ont pas su, depuis plus de soixante ans, protéger les droits les plus élémentaires des populations marginalisées par la pauvreté et par leur basse caste. « La pratique généralisée de la discrimination sociale, le statut d’intouchable, la violence domestique (…) se maintiennent, malgré des promesses faites aux peuples opprimés de ce pays », indique le rapport. Pointant le caractère national des inégalités qui se sont accentuées avec la libéralisation de l’économie, la commission souligne le lien entre celles-ci et le mouvement maoïste révolutionnaire. Selon elle, les basses castes et les tribaux « souffrent de l’oppression multi-facettes et des dénis de justice, des droits sociaux, juridiques et politiques ». Cela constitue un « terreau pour le mouvement naxalite »...
Dans l’ensemble du pays, les inégalités s’aggravent et l’écart entre les riches et les pauvres devient de plus en plus visible. On compte 52 milliardaires qui possèdent 25 % du produit national brut. Malgré un taux de croissance qui frôle à nouveau 7 %, l’Inde tient le rang misérable de 134e dans le classement mondial de l’indice de développement humain mis au point par le programme des Nations unies pour le développement (PNUD). La commission sonne l’alarme : « Dans cette situation, il n’est pas surprenant qu’une grande partie de la population soit en colère et se sente coupée de la cité. » Selon elle, on ne pourra combattre efficacement « la violence des mouvements radicaux » sans éradiquer « les violences structurelles de la société ».
Au lieu de s’attaquer résolument à cette question qui fait le lit des extrémismes, le gouvernement indien, qui redoute que la révolution maoïste prenne davantage d’ampleur — ce qui inquièterait les investisseurs internationaux —, a lancé en octobre 2009 une opération contre-révolutionnaire baptisée « Green Hunt » (Chasse Verte) dans laquelle 70 000 policiers et autres forces de l’ordre sont engagées. L’écrivaine Arundhati Roy a dénoncé ces opérations qui « tuent des gens innocents qui vivent dans les forêts pour aider les multinationales à piller leur territoire » (The Hindu, 23 novembre 2009). Certes, dans le même temps, le gouvernement de M. Singh assure qu’il cherche à négocier avec les maoïstes. La réponse de ces derniers : une augmentation des attaques.