Mon père était fier de dire qu’il n’y avait jamais eu de pogrom dans sa petite ville natale, où juifs et gentils cohabitaient sans problème. En fait, lui-même avait pour ami un fils de gentils à qui il donnait un coup de main pour ses devoirs du soir. Après la Révolution [de 1917], il s’avéra que l’ami d’enfance était devenu fonctionnaire local du Parti ; à son tour, il aida mon père à réunir les papiers nécessaires pour émigrer aux Etats-Unis. Ce détail a son importance, car j’ai souvent lu sous la plume de romantiques échevelés que ma famille avait fui la Russie pour échapper aux persécutions. D’après eux, c’est tout juste si, pour quitter le pays, nous n’avions pas traversé le Dniepr en sautant de bloc de glace en bloc de glace, avec sur les talons une meute de chiens assoiffés de sang et la totalité de l’Armée rouge.
Evidemment, il n’en est rien. Nous n’avons nullement été persécutés, et c’est en toute légalité que nous sommes partis de chez nous, sans plus de tracasseries administratives qu’on ne peut en attendre de la bureaucratie en général, et de la nôtre en particulier. Tant pis si c’est une déception.
Je n’ai pas non plus d’histoires horribles à raconter sur ma vie aux Etats-Unis. Littéralement, je n’ai jamais eu à souffrir d’être juif ; je veux dire qu’on ne m’a ni frappé ni maltraité de quelque façon que ce soit. En revanche, j’ai été maintes fois provoqué, ouvertement par les jeunes butors, plus subtilement par les gens instruits. Mais j’acceptais ; pour moi, ces choses faisaient inévitablement partie d’un univers que je ne pouvais changer.
Je savais aussi que de vastes secteurs de la société américaine me resteraient fermés parce que j’étais juif, mais qu’il en allait ainsi dans toutes les sociétés chrétiennes, et cela depuis deux mille ans ; là encore, cela faisait partie des choses de la vie. Difficile à supporter en revanche fut le sentiment d’insécurité permanente, et parfois même de terreur, face à ce qui se passait dans le monde. Je veux parler ici des années 30 et de l’ascension d’Hitler, avec sa folie antisémite toujours plus féroce et toujours plus meurtrière.
Nul Juif américain ne pouvait ignorer alors que, d’abord en Allemagne, puis en Autriche, les Juifs étaient constamment humiliés, maltraités, emprisonnés, torturés et assassinés simplement parce qu’ils étaient juifs. Nous ne pouvions fermer les yeux sur le fait que des partis « naziisants » voyaient le jour dans d’autres régions d’Europe en faisant de l’antisémitisme leur maître mot. Même la France et la Grande-Bretagne furent touchées ; toutes deux virent l’émergence d’un parti de type fasciste, et toutes deux avaient déjà un lourd passé en matière d’antisémitisme.
Nous n’étions pas même en sécurité aux Etats-Unis, pays où sévissait en permanence un antisémitisme sous-jacent et qui n’était pas à l’abri d’une bouffée de violence occasionnelle chez les gangs de rue les plus frustes. Là aussi existait une certaine attirance pour le nazisme. Ne parlons pas du German-American Bund, cette antenne déclarée des nazis, mais on a pu entendre des individus comme le père Charles Coughlin, ou encore Charles Lindbergh, exprimer ouvertement des opinions antisémites. Sans parler des mouvements fascisants autochtones qui se rassemblaient autour de la bannière de l’antisémitisme.
Comment les juifs américains ont-ils pu supporter cette pression ? Comment n’ont-ils pas cédé sous son poids ? La plupart, je présume, ont simplement appliqué la stratégie du « déni », du refus de voir les choses en face. Ils se sont efforcés de ne pas y penser et ont fait de leur mieux pour continuer à vivre comme avant. Et dans une large mesure, c’est ce que j’ai fait moi aussi. On n’avait pas le choix. (Les juifs d’Allemagne se sont comportés de la même manière jusqu’à ce que l’orage éclate et qu’il soit trop tard.) En outre, j’avais trop foi en mon pays, les Etats-Unis d’Amérique, pour croire qu’il pourrait suivre un jour l’exemple allemand.
Il est un fait que les outrances d’Hitler, non seulement dans le racisme mais aussi dans le nationalisme va-t-en-guerre, ajoutées à une paranoïa galopante de plus en plus manifeste, suscitaient le dégoût et la colère chez un nombre non négligeable d’Américains. Le gouvernement des Etats-Unis avait beau se montrer globalement réservé sur le sort funeste des juifs d’Europe, les citoyens étaient de plus en plus opposés à Hitler. C’est du moins ce qu’il me semblait, et j’y trouvais quelque réconfort.
J’essayais par ailleurs de ne pas me laisser désagréablement obnubiler par le sentiment que l’antisémitisme était le problème mondial majeur. Autour de moi, beaucoup de Juifs divisaient la population de la terre en deux camps : les Juifs et les autres, point final. Nombreux étaient ceux qui ne prenaient en compte aucun autre problème que l’antisémitisme, quels que soient le lieu et l’époque.
Pour moi, il était évident que le préjugé était au contraire un phénomène universel, et que toutes les minorités, tous les groupes qui n’occupaient pas le sommet de l’échelle sociale devenaient par là même des victimes potentielles. Dans l’Europe des années 30, ce sont les Juifs qui en ont pâti de manière spectaculaire, mais aux Etats-Unis, ce n’étaient pas eux les plus mal traités. Chez nous, quiconque ne se fermait pas délibérément les yeux voyait bien que c’étaient les Afro-Américains. Pendant deux siècles, ils avaient été réduits en esclavage. Puis on avait théoriquement mis fin à cet état de fait, mais un peu partout, ils n’avaient accédé qu’au statut de quasi- esclaves : on les avait privés de leurs droits les plus fondamentaux, traités par le mépris et délibérément exclus de ce qu’il est convenu d’appeler le « rêve américain ».
Quoique juif, et pauvre de surcroît, j’ai pu bénéficier du système éducatif américain dans ce qu’il a de meilleur et fréquenter une de ses meilleures universités ; je me demandais, à l’époque, combien d’Afro-Américains se verraient offrir la même chance. Dénoncer l’antisémitisme sans dénoncer la cruauté humaine en général, voilà qui me tourmentait en permanence. L’aveuglement général est tel que j’ai entendu des Juifs se désoler sans retenue devant le phénomène de l’antisémitisme pour aborder sans se démonter la question afro-américaine et en parler en petits Hitler. Si je le leur faisais remarquer en protestant énergiquement, ils se retournaient contre moi. Ils ne se rendaient pas du tout compte de ce qu’ils faisaient.
J’ai entendu une fois une dame tenir des propos enflammés sur les gentils qui n’avaient rien fait pour sauver les Juifs d’Europe. « On ne peut pas leur faire confiance », affirmait- elle.
J’ai laissé passer un temps, puis je lui ai subitement demandé : « Et vous, qu’est-ce que vous faites pour aider les Noirs à obtenir leurs droits civiques ?
— Ecoutez, m’a-t-elle rétorqué. J’ai assez avec mes propres problèmes. »
Et moi : « C’est exactement ce que se sont dit les gentils d’Europe. » J’ai lu une totale incompréhension dans son regard. Elle ne voyait pas où je voulais en venir. Qu’y faire ? Le monde entier semble brandir en permanence une bannière clamant : « Liberté !... mais pas pour les autres. »
Je me suis publiquement exprimé là-dessus une seule fois, dans des circonstances délicates. C’était en mai 1977. J’étais convié à une table ronde en compagnie notamment d’Elie Wiesel, qui a survécu à l’Holocauste et, depuis, ne sait plus parler d’autre chose. Ce jour-là, il m’a agacé en prétendant qu’on ne pouvait pas faire confiance aux savants, aux techniciens, parce qu’ils avaient contribué à rendre possible l’Holocauste. Voilà bien une généralisation abusive ! Et précisément le genre de propos que tiennent les antisémites : « Je me méfie des Juifs, parce que jadis, des Juifs ont crucifié mon Sauveur. »
J’ai laissé les autres débattre un moment en remâchant ma rancœur puis, incapable de me contenir plus longtemps, je suis intervenu : « Monsieur Wiesel, vous faites erreur ; ce n’est pas parce qu’un groupe humain a subi d’atroces persécutions qu’il est par essence bon et innocent. Tout ce que montrent les persécutions, c’est que ce groupe était en position de faiblesse. Si les Juifs avaient été en position de force, qui sait s’ils n’auraient pas pris la place des persécuteurs ? »
A quoi Wiesel m’a répliqué, très emporté : « Citez-moi un seul cas où des Juifs auraient persécuté qui que ce soit ! »
Naturellement, je m’y attendais. « Au temps des Macchabées, au IIe siècle av. J.-C., Jean Hyrcan de Judée a conquis Edom et donné à choisir aux Edomites entre la conversion au judaïsme et l’épée. N’étant pas idiots, les Edomites se sont convertis, mais par la suite, on les a quand même traités en inférieurs, car s’ils étaient devenus des Juifs, ils n’en restaient pas moins des Edomites. »
Et Wiesel, encore plus énervé : « Il n’y a pas d’autre exemple. »
— C’est qu’il n’y a pas d’autre période dans l’histoire où les Juifs aient exercé le pouvoir, ai-je répondu. La seule fois où ils l’ont eu, ils ont fait comme les autres. »
Ce qui mit fin à la discussion. J’ajoute cependant que l’auditoire était totalement acquis à Elie Wiesel.
J’aurais pu aller plus loin. Faire allusion au sort réservé par les Israélites aux Cananéens au temps de David et de Salomon, par exemple. Et si j’avais pu prédire l’avenir, j’aurais évoqué ce qui se passe en Israël aujourd’hui. Les Juifs d’Amérique auraient une vision plus claire de la situation s’ils se représentaient un renversement des rôles : les Palestiniens gouvernant le pays et les Juifs les bombardant de pierres avec l’énergie du désespoir.
J’ai eu le même type de querelle avec Avram Davidson, brillant auteur de science-fiction qui, naturellement, est juif, et a été, du moins à une époque, ostensiblement orthodoxe. J’avais consacré un essai au Livre de Ruth, où je voyais un appel à la tolérance par opposition aux édits du cruel scribe Ezra, qui incitait les Juifs à « répudier » leurs épouses étrangères. Ruth était une Moabite, peuple haï des juifs s’il en est ; pourtant, elle est dépeinte dans l’Ancien Testament sous les traits d’une femme modèle ; en outre, elle compte parmi les ancêtres de David. Avram Davidson a pris ombrage de mon sous-entendu (les Juifs présentés comme intolérants) et j’ai eu droit à une lettre fort sarcastique dans laquelle il me demandait lui aussi si les Juifs s’étaient jamais livrés à des persécutions. Je lui ai répondu notamment : « Avram, vous et moi vivons dans un pays à 95 % non juif et cela ne nous pose pas de problème particulier. En revanche, qu’adviendrait-il de nous si nous étions des gentils habitant un pays à 95 % juif orthodoxe ? »
Je n’ai jamais reçu de réponse.
A l’heure où j’écris, on assiste à un afflux de Juifs ex-soviétiques en Israël. S’ils fuient leur pays, c’est bien parce qu’ils redoutent des persécutions de nature religieuse. Pourtant, dès qu’ils posent le pied sur le sol d’Israël, ils se muent en sionistes extrémistes impitoyables à l’égard des Palestiniens. Ils passent en un clin d’œil du statut de persécutés à celui de persécuteurs.
Cela dit, les Juifs ne sont pas les seuls dans ce cas. Si je suis sensible à ce problème particulier, c’est parce que je suis juif moi-même. En réalité, là encore le phénomène est universel. Au temps où Rome persécutait les premiers chrétiens, ceux-ci plaidaient pour la tolérance. Mais quand le christianisme l’a emporté, est-ce la tolérance qui a régné ? Jamais de la vie. Au contraire, les persécutions ont aussitôt repris dans l’autre sens. Prenez les Bulgares, qui réclamaient la liberté à leur régime dictatorial et qui, une fois qu’ils l’ont eue, s’en sont servis pour agresser leur minorité turque. Ou le peuple d’Azerbaïdjan, qui a exigé de l’Union soviétique une liberté dont il était privé par le pouvoir central pour s’en prendre aussitôt à la minorité arménienne.
La Bible enseigne que les victimes de persécutions ne doivent en aucun cas devenir à leur tour des persécuteurs : « Vous n’attristerez et vous n’affligerez pas l’étranger, parce que vous avez été étrangers vous-mêmes dans le pays d’Egypte » (Exode 22 : 21). Mais qui obéit à cet enseignement ? Personnellement, chaque fois que je tente de le répandre, je m’attire des regards hostiles et je me rends impopulaire.
Isaac Asimov, Moi, Asimov, traduit de l’américain par Hélène Collon, Folio Science Fiction, Paris, 1996 [1994].