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Son nouveau film, « Liberté », sort le 24 février

L’art libertaire de Tony Gatlif

par Mehdi Benallal, 23 février 2010
« Il n’y a que toi, moi et les chiens
qui aimons les Gitans dans ce monde. »

(Extrait d’un dialogue de Transylvania)

Les films libèrent la tête, affirmait Fassbinder. C’est chose certaine : qu’ils soient « classiques » ou contemporains, muets ou parlants, de « prose » ou de « poésie » (selon la distinction que tenta un jour d’établir Pasolini), tous les grands films sont libérateurs.

Ils libèrent la tête en nous confrontant au lointain, à l’étranger, à l’étrangeté, à ce qu’il nous est parfois difficile d’entendre et de voir parce que trop proche ou trop douloureux, à l’absurde etc. – mais il est aussi en leur pouvoir de réveiller une sensibilité engourdie par le trop-plein d’images. Comme le disait Jean-Marie Straub (1) dans un documentaire de 1991 : « C’est (notre) devoir : donner le plaisir de l’air, de l’eau, du vent, du soleil, de la lumière, de la terre et cætera, et le goût de les défendre contre ceux qui les détruisent. »

Donner le goût de la vie, le goût de la défendre contre ceux qui la réduisent à pas grand-chose, les films de Tony Gatlif n’ont peut-être pas d’autre ambition. Ils partent du constat de l’écrasement des hommes sous le poids des égoïsmes et de tous les conformismes modernes, à quoi vont répondre l’énergie, la joie de vivre féroce et l’inventivité débordante que des êtres singuliers, hommes, femmes, enfants, opposent à cette débandade.

Mais comment résister à l’épuisement ? A quelle source puiser la force d’en découdre encore et encore ? Les films de Gatlif ont ceci d’exceptionnel que la question s’y pose à peine : ses histoires sont des successions de coups de foudre, parfois interrompues par l’abattement ou le malheur dont toujours on se relève, fort de son désir.

Comme à la fin de Gadjo Dilo (1997). Stéphane (Romain Duris) a perdu son vieil ami gitan, mort de tristesse après que son fils s’est fait brûler vif par des villageois roumains. La dernière séquence montre Stéphane arrosant de vodka la tombe misérable du vieux et dansant au-dessus d’elle, les yeux fermés, pleins de larmes. Sa compagne Sabina (Rona Hartner) se réveille dans leur voiture, le regarde et, à la toute dernière seconde du film, sourit – à qui, à quoi, pourquoi ? on ne sait pas –, ressuscitant la joie d’exister.

Il ne s’agit pas tant d’espoir. Une chanson dans Je suis né d’une cigogne (1998) appelle de ses vœux un temps où l’on ne vivra plus d’espoir. Il s’agit de désir et d’amour. L’amour en particulier de la musique, la musique gitane surtout, mais aussi le flamenco, la musique classique arabe, le raï, le rock, etc. La musique est la grande passion de Tony Gatlif, qui lui a consacré un film entier, Latcho Drom (1992), tourné aux quatre coins de l’Europe et du Proche-Orient. Il n’y a pas un film de lui où les personnages principaux n’écoutent, émerveillés, parfois possédés, une chanson.

Quelquefois même, le cinéma de Gatlif donne l’impression de n’exister qu’afin de garder quelques images précieuses de ces musiques. Un temps le récit est mis entre parenthèses, et nous regardons et écoutons, côte à côte auprès des comédiens et de la caméra, les musiciens jouer leur morceau. Moments sacrés, hors-fiction, où tous nous communions dans l’émotion.

Mais rien là-dedans de théorique ni de volontariste. Gatlif filme la musique parce qu’il l’aime. L’amour fou commande tout son cinéma, un amour qu’on sent tout à la fois désespéré et confiant. Comme l’écrivait Louis Aragon dans son célèbre article sur Pierrot le fou de Jean-Luc Godard (2) : « Comme la vie est affreuse ! Mais elle est toujours belle. »

Godard n’arrive pas là par hasard. Gatlif admire son œuvre et il s’en inspire parfois plus que de raison. Je suis né d’une cigogne (que Gatlif dédie aussi à Guy Debord, qui devint son ami après la sortie de son film Les Princes, en 1983) est un hommage quasi-mimétique au cinéma du Godard des années 1960. On y voit même un critique de cinéma tamponnant avec tendresse le mot « Dieu » sur une photographie du maître. De tous les personnages de Gatlif, de ceux de Gadjo Dilo, d’Exils (2004) ou encore de Transylvania (2006), on pourrait dire que ce sont des Pierrot le fou, mais des Pierrot vraiment fous, des Pierrot prolétaires, gitans, anarchistes, déchargés de l’angoisse existentielle et de l’intellectualisme qui hantaient le bourgeois en rupture avec sa classe que jouait Belmondo.

Car, en définitive, la névrose des personnages compte moins, chez Gatlif, que leur effort désordonné mais farouche, pulsionnel, de résister au sort, de se battre contre la fatalité bec et ongles… Pierrot le fou se concluait sur le suicide de Pierrot après la mort de Marianne Renoir (Anna Karina), sa bien-aimée dont il découvre trop tard qu’elle n’a cessé de lui mentir et de le trahir. Dans Gadjo Dilo comme dans Exils, Je suis né d’une cigogne et Transylvania, c’est sur des sourires échangés que l’histoire prend fin, sur la sérénité retrouvée après une transe purificatrice (Exils) ou les cris de douleur d’un enfantement difficile (Transylvania).

Le besoin vital de rompre ses attaches avec le présent pour se construire de nouvelles fidélités, que celles-ci se fondent sur une origine problématique (telle l’arabité refoulée de Naïma/Lubna Azabal dans Exils), sur la passion amoureuse (qu’incarne Asia Argento dans Transylvania) ou simplement sur le désir assumé d’un rapport inédit au monde et aux gens, ce besoin traverse tous les personnages du cinéma de Gatlif. La plupart sont des sédentaires pris de l’envie furieuse, irraisonnée, d’aller vivre ainsi que les nomades, au jour le jour ; en prenant la route, ils cherchent à accorder en eux la mémoire de leurs origines à une inclination profonde et fiévreuse. Pour eux, l’« identité » ne saurait se définir que dans la perte des repères et par le hasard des rencontres.

L’image d’une route déserte revient dans chacun de ces films comme la page blanche où peut s’écrire un destin imprévisible. Les personnages quittent la France pour se perdre et se retrouver ailleurs, en Roumanie (Transylvania, Gadjo Dilo), en Algérie (Exils), dans un camp de manouches pour y apprendre à jouer de la guitare (Swing, 2001), dans un village alsacien près de la frontière allemande (Je suis né d’une cigogne). S’ils ne savent pas bien ce qu’ils recherchent, ils savent toujours parfaitement ce qu’ils quittent et ne regardent plus en arrière. Ils sont les frères de ces drogués « d’espace et de lumière » dont Baudelaire chante le manque dans Le Voyage  : « Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau / Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? / Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau. »

Ce que découvrent les personnages d’Exils ou de Je suis né d’une cigogne, c’est nécessairement aussi le drame de ceux qui voyagent en sens inverse, clandestins d’Afrique du Nord et de l’Ouest, qui ont quitté leur pays pour rejoindre les grandes villes européennes en rêvant d’y vivre mieux. Mais on ne trouvera pas dans ces films de « prise de conscience » telle qu’on en voit dans les films de gauche traditionnels. La solidarité avec les laissés-pour-compte y est évidente, immédiate, totale. Quand les trois pieds nickelés de Je suis né d’une cigogne, après avoir roulé au hasard sur les routes et semé la zizanie un peu partout, s’occupent de faire traverser la frontière à une cigogne arabe voulant rejoindre son cousin en Allemagne (!), c’est pour le plaisir de changer de cap et c’est, encore et toujours, par amour, l’amour des exilés, des nomades et de tous ceux, prolétaires des temps nouveaux, qui n’ont rien d’autre à perdre que leurs chaînes. Car s’il faut savoir lâcher prise pour « trouver du nouveau », ce sont ceux qui ne possèdent rien qui sauront certainement le mieux réinventer le monde.

En attendant que cette utopie se concrétise, une femme et un homme peuvent déjà, à leur échelle dérisoire et sublime, inventer, s’ils s’aiment fort, une vie nouvelle : de nouveaux objets, de nouveaux jeux, des gestes amoureux inédits, un langage neuf comme celui, mi-rom mi-français, que partagent le gadjo Stéphane et la gitane Sabina dans Gadjo Dilo.

Le nouveau film de Tony Gatlif s’appelle Liberté. Il évoque la chasse à ces hommes libres que furent toujours les nomades. A travers l’histoire d’une petite communauté de bohémiens, le film décrit le harcèlement dont les Roms furent victimes sous le gouvernement de Vichy, avant que beaucoup d’entre eux soient déportés vers les camps de la mort (3). Plus de deux cent mille Roms furent exécutés dans toute l’Europe par les nazis et leurs complices pendant la Seconde Guerre mondiale. Un massacre mal connu, en partie parce que le sujet est longtemps resté tabou chez les Roms eux-mêmes.

Au début de Liberté, les manouches ne veulent pas entendre ceux qui les mettent en garde. « C’est votre guerre, pas la nôtre », lance l’un d’eux à Théodore (Marc Lavoine), le maire du village près duquel ils se sont installés pour venir vendre aux habitants des chevaux, des casseroles, leur jouer de la musique, etc. Les villageois les connaissent, certains les aiment bien, les aident, leur proposent du travail, d’autres leur jettent des pierres et les traitent de voleurs, vieille habitude. Mais on est en zone occupée et certains, complices zélés des autorités allemandes, mettent déjà en œuvre le plan de débarrasser la France de sa racaille apatride : juifs, tsiganes…

Au cœur de cette communauté de manouches, il y a un personnage d’une trentaine d’années, Taloche (James Thiérrée). Taloche roule par terre, monte aux arbres, élastique et capricieux comme seul un enfant ou un animal peut l’être. Doté d’un sixième sens, il pressent des atrocités qui le jettent dans des transes terribles, lui font pousser des hurlements en se recouvrant de terre. Il y a aussi P’tit Louis, un gamin orphelin pour lequel Taloche se prend d’affection et qui voudra, comme tant d’autres personnages de Tony Gatlif, coûte que coûte suivre les gitans et partager avec eux les malheurs et la misère.

La beauté de Liberté réside surtout dans la description du gouffre qui sépare le monde des nomades de celui des sédentaires. Mademoiselle Lundi (Marie-Josée Croze), l’institutrice du village qui fabrique le soir des faux papiers pour les résistants, parvient à convaincre les manouches d’envoyer leurs enfants dans son école. Ils arrivent un matin, en retard, leurs instruments dans les bras. A-t-on déjà vu une école avec les yeux de gosses qui n’ont jamais fait que voyager ? L’encre est pour eux un mystère : ils l’avalent, contents. Soudain, au milieu d’une leçon, les voilà qui sautent par la fenêtre et fuient à travers champs.

Quand ils se font finalement embarquer par la police et mettre dans un camp, le maire du village, pour les protéger, les rend propriétaires d’une maison que ses parents possédaient. Il tente alors de leur expliquer qu’il ne leur reste pas d’autre solution, s’ils veulent échapper aux lois racistes, que de s’établir à demeure. Inadaptés, attachés à l’horizon comme à la prunelle de leurs yeux, les manouches dorment dans leurs roulottes qu’ils ont fait rentrer on ne sait comment dans la maison, passent la journée à tourner en rond dans la cour, à se cogner contre les murs. Jusqu’à ce qu’à nouveau, sans prévenir, ils s’en aillent. « On sera libres, disent-ils, quand on sera parti d’ici sans que personne ne sache où on va… »

Pour les nomades, les maisons et les écoles sont, au même titre que les camps où la police veut les faire croupir avant de les envoyer à la mort, des cages. Ils sont sauvages et tiennent à le rester, comme l’illustre le moment le plus déchirant du film, celui du meurtre de Taloche par un agent de la police de Vichy. Tony Gatlif les a filmés comme le chasseur et l’oiseau. Le gitan dégringole du sommet d’un arbre où il s’était réfugié, chute dans un talus ; le policier s’approche et tire. Il vient d’assassiner froidement la liberté faite homme.

Liberté marque une étape dans l’œuvre de Tony Gatlif. Il a beaucoup filmé de personnages chez qui le refus – de vivre comme tout le monde, de hurler avec les loups, de suivre une voie toute tracée – est une seconde nature. Dans Liberté, le refus ancré des gitans d’être enfermés où que ce soit croise un autre refus, celui d’une poignée de Justes de se soumettre à la loi criminelle d’un gouvernement d’assassins. Le cinéma à l’instinct de Gatlif se dédouble et associe à son habituelle générosité débridée une forme plus apaisée, presque classique. Les deux styles cohabitent, et ce métissage inattendu contribue à rendre ce film fragile extraordinairement émouvant.

L’assurance de Théodore expliquant tranquillement au notaire qu’il veut vendre pour rien sa maison aux gitans pour les sauver de la police a ainsi pour conséquence, quelques séquences plus tard, l’explosion de joie à la sortie du camp, quand le cheval de la bohémienne court follement aux côtés de la voiture du maire, le rire se mêlant aux larmes le temps d’une liberté éphémèrement reconquise.

Liberté, un film de Tony Gatlif, France, 111 minutes, en salles le 24 février 2010.

Mehdi Benallal

(1Lire Jacques Rancière, « L’étrange tribunal » (sur deux films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub), Le Monde diplomatique, avril 2003.

(2« Qu’est-ce que l’art Jean-Luc Godard », in Les Lettres françaises, n° 1096, 9-15 septembre 1965.

(3Lire Emmanuel Filhol et Marie-Christine Hubert, Les Tsiganes en France, un sort à part, 1939-1946, Perrin, Paris, 2009.

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