C’est un « manquement grave » aux règles de la concurrence, a accusé mercredi le premier ministre français François Fillon. Pierre Lellouche, secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, a également vivement réagi au retrait de l’avionneur européen EADS de l’appel d’offres américain pour la fourniture d’avions ravitailleurs au Pentagone : « J’ai toujours été un partisan d’une Europe forte dans une alliance atlantique, mais c’est quelque chose qui marche dans les deux sens… La vérité est que nous sommes ouverts, et que certains sont totalement fermés, et ça n’est pas normal. Là, on a dépassé les bornes ! »
Cet ancien proche du président Jacques Chirac, qui joue le même rôle auprès de Nicolas Sarkozy, promet « des conséquences », et jure que « cette affaire n’est nullement close ». Mais, hors ces grands moulinets politiciens, que peut-il faire, sinon promettre que le président Nicolas Sarkozy, lui aussi, manifestera un jour, publiquement ou en privé, son grand courroux contre l’ami américain, son égoïsme, son protectionnisme ?
— Cette (saine) colère d’un atlantiste patenté, ancien président de l’assemblée parlementaire de l’OTAN, est cependant significative de ce qui commence à ressembler à une désillusion, dans les rangs gouvernementaux français, après un retour plein et entier dans le giron atlantique qui ne serait pas payé en retour. « Ce n’est pas la peine, s’énerve Pierre Lellouche, de demander aux Européens de contribuer à la défense globale, de se mobiliser pour la défense commune, si on leur dénie le droit d’avoir des industriels qui puissent travailler des deux côtés de l’Atlantique. »
— De fait, ce genre de décision disqualifie la défense européenne, même si elle est ramenée au statut de « pilier européen » de l’OTAN (comme cela est parfois entendu). « Il est bien évident, renchérit Lellouche, que si on doit se coucher devant le fait accompli du Pentagone et que personne ne doit rien dire, c’en est fini de notre crédibilité européenne. Il faut que l’Europe de la défense existe, pour cela il faut qu’une industrie existe et il faut se faire respecter. »
— L’affaire a au moins le mérite de rappeler qu’un marché d’armement est d’abord politique. Il y a peu de chances qu’une plainte de l’Union européenne ou d’EADS devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ait la moindre chance d’être examinée : ce type d’échanges ne relève pas du droit international classique, même si les mêmes avionneurs EADS et Boeing ont déjà ferraillé à l’OMC à propos des aides publiques reçues pour la conception et le développement de leurs prototypes.
— Tout n’est peut-être pas fini. On ne peut écarter tout à fait l’hypothèse d’une manœuvre tactique de la part d’EADS et de son allié Northon Grumman, à six semaines de la clôture définitive de l’appel d’offres : en 2008, déjà, Boeing avait fait mine de se retirer d’un précédent appel d’offres, juste avant qu’il ne soit remporté par l’avionneur européen. De plus, si le retrait européen s’accompagne d’une campagne de protestation, éventuellement relayée aux Etats-Unis, un revirement politique américain n’est pas tout à fait impensable, sous une forme ou une autre.
Leçon pour les atlantistes
L’Union européenne s’est contentée officiellement d’exprimer son « inquiétude », jugeant « hautement regrettable qu’un fournisseur important ne soit pas en mesure de répondre à un contrat de ce type » (1). Le député UMP du Tarn, Bernard Carayon, à qui le site Internet du magazine Challenges a demandé quel appui il attend du côté européen, a répondu : « Je n’attends strictement rien de la Commission européenne et de José Manuel Barroso, qui ne risque pas de s’exprimer plus fort que pendant la crise financière, durant laquelle il a été inexistant. »
Le parlementaire français, qui y voit « une leçon pour les atlantistes », dresse une liste des « préjudices » subis par l’avionneur européen :
— le choix par le Pentagone du plus mauvais avion, celui de Boeing (ancien, petit, à moindre capacité et rayon d’action) ;
— la corruption au profit de cette entreprise de fonctionnaires du Pentagone (qui avait conduit à une annulation en 2003 de l’appel d’offres attribué alors à Boeing) ;
— la décision très politique du GAO, la Cour des comptes américaine, une fois le marché attribué à EADS en 2008, de faire rejouer ce match perdu ;
— la rédaction par le Pentagone d’un nouvel appel d’offres, avec un cahier des charges sensiblement modifié (avion plus petit, moins cher, etc.), conduisant de fait à une élimination de l’appareil européen (plus moderne, plus lourd, plus cher…) ;
— enfin, le lâchage de l’américain Northrop Grumman, c’est-à-dire de l’essentiel de la capacité de lobbying d’EADS aux Etats-Unis, probablement sous compensation au niveau des commandes militaires.
On notera qu’il ne s’agissait pourtant pas, avec cet avion-ravitailleur multi-rôle Airbus 330 MRTT, d’un équipement militaire offensif, mais du dérivé d’un avion civil, transformé en transporteur mixte (passagers, fret, carburant) ou en station-service, et non armé : les réserves qui peuvent être invoquées dans le cas d’armements ou de systèmes d’armes n’auraient pas lieu d’être dans ce cas. L’appareil d’EADS a d’ailleurs déjà été vendu à la Grande-Bretagne, à l’Australie, à l’Arabie saoudite.
Solution américaine
— L’avionneur européen avait beaucoup misé sur l’ouverture du marché américain : il comptait ouvrir une chaîne d’assemblage dans l’Alabama, et renforcer sa part de production en zone dollar, pour échapper aux variations de la monnaie de référence de l’aéronautique, qui l’ont largement pénalisé ces derniers mois. Il espérait ainsi pénétrer sur les terres de Boeing, mais s’est appuyé sur des alliés peu efficaces (comme le sénateur John McCain, candidat républicain malheureux à la dernière élection présidentielle américaine), alors que les démocrates défendaient « une solution américaine pour des travailleurs américains ». « L’US Air Force va avoir un ravitailleur moins performant que ceux de l’Arabie saoudite ou de l’Australie », lançait lundi Louis Gallois, le président exécutif du groupe européen, préférant présenter avec humour ce qui est une véritable catastrophe pour EADS…
— Le constructeur Boeing, qui n’est pas lui non plus au mieux de sa forme, devrait donc décrocher sans effort ce premier méga-contrait de 179 ravitailleurs d’un modèle ancien – le B 767 – dont il allait fermer la ligne d’assemblage à Everett (aucune commande en 2009) : une bouffée d’oxygène pour l’avionneur qui peinait dans le secteur militaire (la chaîne du transport C17 est menacée d’arrêt, les chasseurs F22 et F35 sont assemblés par Loockheed Martin, et les drones-vedettes du Pentagone sont trustés par General Atomics et Northon Grumman).
Analyse à ce propos de Vincent Lamigeon, un confrère de Challenges : « En calibrant l’appel d’offres des ravitailleurs pour l’appareil de Boeing, le Pentagone a donc fait de la politique industrielle. Mais discrètement, à l’américaine, en inversant les critères de choix de l’appareil par rapport à l’ancien appel d’offres qui avait vu la victoire de l’A330. Gageons que, tout aussi discrètement, le Pentagone compensera le manque à gagner pour le concurrent américain Northrop en lui accordant d’autres contrats ces prochains mois.
"C’est une sacrée leçon de pragmatisme – et de protectionnisme – que viennent de donner les Etats-Unis à l’Europe. A l’heure où la Direction générale de l’armement (DGA) envisage sérieusement d’acheter des drones américains Predator B pour l’armée française, au détriment du programme de drones 100% européen Talarion défendu par EADS, cette leçon mérite certainement d’être retenue. »
L’actuel secrétaire américain à la défense, Robert Gates, était partisan de l’offre EADS… au temps du président Bush. Mais il avait avalisé, ensuite, la rédaction d’un cahier des charges plus restrictif. Le même responsable discourait, au cours d’un colloque le mois dernier à Washington, dans le cadre d’un séminaire sur le nouveau concept stratégique de l’OTAN, devant un parterre d’huiles, dont des galonnés français comme le général Abrial, à la tête du « commandement de l’OTAN pour la transformation » :
« La démilitarisation de l’Europe – où une grande partie de l’opinion et de la classe politique est réfractaire aux forces armées et aux risques qui vont avec – est passée d’une bénédiction au XXe siècle à une entrave pour obtenir une sécurité réelle et une paix durable au XXIe… Non seulement une faiblesse réelle ou perçue peut être une tentation pour un erreur de calcul ou une agression ; mais, à un niveau plus fondamental, le manque de financement et de capacité rend difficile d’opérer et de combattre ensemble pour affronter les menaces communes. » Si l’on rapproche ce propos de l’affaire des avions-ravitailleurs, on peut lui rétorquer – comme M. Lellouche – qu’on ne peut vouloir tout et son contraire !
Dans « Le Monde diplomatique »
Le 6 mars 2008, le président Nicolas Sarkozy interrogeait : « Peut-on penser une minute que le contrat qu’a gagné EADS pour les avions ravitailleurs aurait été signé dans le climat de tension qu’on a connu entre la France et les Etats-Unis ? » Deux ans plus tard, le premier contrat de 35 milliards de dollars ayant été annulé et le nouvel appel d’offres du Pentagone ayant été jugé« biaisé » en faveur de Boeing, EADS a décidé de se retirer de l’affaire.
Les Européens imputent la décision de Washington au protectionnisme. Mais, en période de chômage record, les discours libre-échangistes n’engagent que ceux qui les croient.
- « Protectionnisme », par Serge Halimi, avril 2008.
Chacun savait que le jour où les Etats-Unis affronteraient simultanément une récession et un déficit commercial abyssal, la doctrine du libre-échange serait remise en cause par son avocat le plus influent.
- Dossier : « Le retour du protectionnisme et la fureur de ses ennemis », mars 2009.
Aides massives aux industries automobiles, montée des droits de douane... A la faveur de la crise économique, la question du protectionnisme revient sur le devant de la scène.
- « Du protectionnisme au libre-échangisme, une conversion opportuniste », par Ha-Joon Chang, juin 2003.
Présenté comme une panacée pour le développement, le libre-échange constitue la référence commune à toutes les organisations multilatérales (FMI, OMC, Banque mondiale) et aux institutions européennes. L’histoire économique démontre pourtant qu’il s’agit là d’un mythe sans fondement, les pays libre-échangistes, en premier lieu les Etats-Unis et le Royaume-Uni, ayant bâti leur puissance sur un protectionnisme qu’ils diabolisent après-coup.