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Repli de la marée rouge à Bangkok

A l’issue de trois jours de rassemblements, la question qui se posait, mercredi 17 mars en début de matinée, était de voir comment les « chemises rouges » pourraient, sans trop perdre la face, se retirer de Bangkok, où elles ont aspiré une profonde bouffée d’amertume supplémentaire. A moins d’un dérapage ou d’une provocation – toujours possibles –, les militants du Front uni pour la démocratie contre la dictature (UDD) n’avaient alors obtenu ni la démission du gouvernement ni des élections anticipées, leurs principaux objectifs. Soutenu par l’armée, les milieux d’affaires et les classes moyennes urbanisées, le premier ministre Abhisit Vejjajiva n’avait pas reculé d’un pouce : il entendait poursuivre son mandat, et de nouvelles élections auraient lieu en temps voulu, donc au plus tard en décembre 2011. Si impressionnants soient-ils, le recours à des rituels s’inspirant de la magie noire et censés jeter un mauvais sort sur les gouvernants devait davantage souligner le désespoir des leaders rouges que renverser le cours des événements.

par Jean-Claude Pomonti, 18 mars 2010

Tout avait commencé dans une atmosphère de kermesse, en dépit d’une nervosité entretenue par les rumeurs incontrôlables. Les rouges – la couleur de leurs chemises – avaient promis un acte final : une marée d’un million de gens, de quoi neutraliser la mégapole rétive, de quoi démembrer un fragile gouvernement de coalition et obtenir la dissolution du Parlement. Les rats quitteraient le navire, tel était le projet. De petits rassemblements ont eu lieu dès le vendredi 12 mars. Le lendemain, dans le nord et surtout le nord-est du pays, les convois se sont mis en branle : camions, pick-up, autocars, motocyclettes, voitures particulières, bannières rouges au vent, provisions et matériel entassés sur les toits ou dans les coffres.

Pour bien faire, loin d’être rassurées, les autorités avaient pris la précaution, pour la sixième fois, de faire jouer l’Internal Security Act, une disposition qui permet à l’armée de prêter main forte à la police. Une cinquantaine de milliers de soldats et de policiers avaient donc été mobilisés ou placés en état d’alerte. Des contrôles avaient été aménagés sur les routes, afin d’empêcher la circulation des armes. Un commandement opérationnel avait été installé au QG du onzième bataillon d’infanterie, qui se trouve dans la banlieue de Bangkhen, donc assez loin du cœur de Bangkok, où se tiennent traditionnellement les manifestations.

Le résultat a été, le dimanche 14 mars, un immense pique-nique de provinciaux qui avaient planté leurs tentes, pour se protéger d’un soleil écrasant, le long de l’avenue Rajdamnoen, dans le centre historique de la capitale. Un pique-nique qui sentait le pla-ra, forte saumure de poisson très appréciée dans l’Isaan, le nord-est du royaume. Les enfants étaient peu nombreux en raison de la dureté de l’équipée. Les gens se réunissaient en famille, par communes, districts, régions. Tous réclamaient de nouvelles élections, la suppression d’une justice qu’ils estiment à deux vitesses. Tous dénonçaient le mépris de l’« élite », qui a fait sa richesse sur le dos des paysans. Beaucoup visionnaient le soir, les larmes aux yeux, les harangues, retransmises par vidéo, de M. Thaksin Shinawatra, leur inspirateur, leur héros déchu et exilé, renversé par un coup d’Etat en 2006, condamné pour corruption et dont les avoirs bancaires ont été en grande partie confisqués le 26 février par la justice.

Mais, voilà, le million de chemises rouges n’était pas au rendez-vous. Les manifestants avaient beau être sincèrement persuadés que le compte était atteint, on en était fort loin. Les médias et un général de police ont évoqué un chiffre supérieur à cent mille. D’autres observateurs ont estimé le nombre des manifestants dans une fourchette de cinquante mille à soixante-dix mille. De toute façon, on était bien en dessous du demi-million, qui aurait fait la différence. Le pique-nique était un succès, la démonstration de force populaire beaucoup moins. Peu de gens de Bangkok, une métropole de huit millions d’habitants, semblaient présents, même si les convois de manifestants, lors de leur arrivée, avaient été acclamés.

Du coup, dans le camp adverse, les appréhensions se sont calmées. Ayant choisi d’éviter toute confrontation, toute provocation verbale, M. Abhisit a décidé de ne pas recourir à l’état d’urgence, qui confie directement le maintien de l’ordre aux militaires, sauf en cas de sérieux dérapage. Les téléphones portables ont très souvent sonné : les rats ne quitteraient pas le navire, contrairement à la rumeur, et la fragile coalition gouvernementale survivrait. Une tentative, le mardi 16 mars, de réunir le Parlement a fait chou blanc faute de quorum (80 élus sur 625 se sont présentés). Pas de séance, pas de vote. Soldats et policiers n’ont été armés que de bâtons. Ils se sont contentés d’observer le déroulement des manifestations. Le seul grave incident, dont on ignore le ou les responsables, a été l’explosion de deux grenades lancées dans le QG d’un bataillon, qui ont blessé deux soldats.

Les leaders des rouges avaient promis d’éviter toute violence. En effet, Bangkok a gardé un mauvais souvenir de leurs manifestations d’avril 2009, quand ils s’étaient montrés incapables de contrôler leurs troupes. Cette fois-ci, ils ont encadré les manifestants avec une milice de plusieurs milliers de membres. En outre, Bangkok est une immense ville qui, telle une hydre à plusieurs têtes, compte plusieurs centres en dehors de la cité historique. Dans la plupart des quartiers, les gens ont donc continué à vaquer à leurs occupations.

Dimanche, les leaders de l’UDD ont lancé un ultimatum au premier ministre : qu’il se retire avant le lundi midi. M. Abhisit leur a répondu qu’il n’en était pas question. Sans doute pour occuper des manifestants désœuvrés, l’UDD a organisé une « marche » lundi sur le QG du onzième régiment d’infanterie, laquelle n’a rien donné de probant. Les rouges ont alors reçu pour instruction de regagner leur village de toile avenue Rajdamnoen. Mardi, le produit d’une collecte de sang parmi les manifestants a été déversé, en fin d’après-midi, devant Government House, bureau du premier ministre, puis devant le siège de son parti. Selon un astrologue, cité par la presse, cette cérémonie controversée a pour objet de jeter un sort. M. Abhisit serait ainsi contraint de marcher sur le « sang des pauvres ». Mais ces dons de sang « sacrificiels » ont également laissé l’impression que la direction des rouges ne savait plus trop quoi inventer. Le chef de l’un des clans de l’UDD en a conclu que la stratégie du mouvement était un échec et a annoncé mardi qu’il allait regagner sa province. « Le gouvernement laisse les protestataires se fatiguer ; ce devrait être le cas dans un ou deux jours, et l’affaire sera classée », a-t-il dit.

Financer un tel rassemblement, même s’il ne regroupe que quelques dizaines de milliers de gens, représente une énorme dépense, surtout quand la majorité des présents ont des revenus très modestes et que des commissions peuvent être prélevées au passage. Le prolonger de plusieurs jours se heurte, en outre, à la lassitude croissante de manifestants désorientés. Le risque est donc celui du coup d’épée dans l’eau. Mais rien n’est pour autant réglé.

Le drame de la Thaïlande est que les deux camps en présence se refusent à accorder la moindre once de légitimité à celui d’en face. Les rouges estiment qu’ils ont été dépossédés du pouvoir par un coup d’Etat, celui de 2006 contre M. Thaksin, et par des décisions de justice, qui ont banni les partis qu’ils soutenaient. Ils jugent illégitime le gouvernement Abhisit, formé en décembre 2008 à la suite d’un changement de majorité parlementaire fortement encouragé par l’armée. Le gouvernement, de son côté, estime qu’il dispose toujours d’une majorité parlementaire, ce qui est le cas, quinze mois après sa formation, et qu’il peut donc poursuivre l’exercice de son mandat, qui prend fin en décembre 2011.

Pourquoi les rouges, puisqu’ils sont persuadés d’emporter les prochaines élections, n’attendent-ils pas tranquillement l’échéance électorale de 2011 ? L’une des raisons est que M. Thaksin, encore le principal financier du mouvement et toujours l’un des hommes les plus riches de Thaïlande, est un impatient qui veut revenir au pouvoir, moyen le plus sûr, à ses yeux, de récupérer sa fortune. L’autre est la crainte d’une manœuvre, ou même d’un coup d’Etat, qui reporterait l’échéance électorale. L’UDD est-elle davantage l’expression du désespoir d’un individu que celle d’un mouvement en faveur de la démocratie et de la justice ?

Le grand rassemblement de ces derniers jours souligne à quel point l’UDD ne parvient pas à se démarquer de M. Thaksin, en dépit des slogans en faveur d’une réelle démocratie et contre un système à deux vitesses. L’absent a été omniprésent, sur les affiches, avec ses échanges vidéo projetés en nocturne, dans les propos tenus par ses adulateurs. L’UDD continue de s’appuyer sur l’électorat rural de M. Thaksin, elle n’en déborde pas. Son leadership reste faible, à telle enseigne qu’il est prêt, en cas d’élections, à appuyer la candidature d’un parlementaire très controversé, M. Chalerm Yoonbamrung. Comme M. Thaksin, M. Chalerm est un produit du système que l’UDD dénonce parce qu’il est censé être sous l’emprise des riches, des gens en place. Fait révélateur, un leader de l’UDD, lui-même député, qui a proposé une démission collective de l’opposition parlementaire en signe de protestation, s’est fait rabrouer. Il n’a pas renoncé à son mandat.

Un autre fossé demeure l’incapacité de chaque camp à intégrer l’adversaire dans son champ d’optique. L’immobilisme vient de là : on ne se voit pas, donc on ne se parle pas. Les manifestants rouges risquent de reprendre le chemin de leurs campagnes, affectées par une grave sécheresse et une chute dangereuse du prix du riz, en restant persuadés qu’ils ont bien été un million à manifester dans le centre de Bangkok. Le pouvoir du moment restera, de son côté, convaincu qu’il a tenu tête, avec succès, face aux manipulations et aux appétits d’un individu qui est déjà, fort probablement, hors de course. Le problème reste entier.

Jean-Claude Pomonti est journaliste.

Jean-Claude Pomonti

Article paru dans Cambodge Soir Hebdo le 18 mars 2010.

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