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Lettre de Budapest

En Hongrie, l’épuisement de l’alternance

Lors des élections législatives qui se tiendront le 11 avril, on s’attend à un très bon score de l’extrême droite. Celle-ci prospère sous une nouvelle forme, mêlant nationalisme classique et fibre sociale, sur fond de stigmatisation persistante des Roms.

par Thomas Schreiber, 22 mars 2010

La réécriture de l’Histoire est à la mode à Budapest. Le rôle des acteurs principaux de la transition pacifique vers un régime parlementaire, après la fin de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), à plus forte raison s’il s’agit de communistes réformateurs, est passé sous silence ou déformé. Mais cette réécriture concerne aussi le bilan de la première période de la transition post-communiste, au cours de laquelle gouvernements de droite et de gauche se sont succédé au pouvoir.

Identique en de nombreux points, leur politique économique avait rendu le pays particulièrement attractif aux yeux des investisseurs étrangers. La Hongrie apparaissait comme un îlot de prospérité – certes relative – dans un environnement régional plutôt instable. Dix ans après les premiers coups de cisailles dans le rideau de fer, son économie était devenue l’une des moins étatisées du continent européen.

Au fil de ces années de transition, cependant, les écarts sociaux se sont creusés. La population se divise désormais en deux catégories : d’une part, les retraités (un quart de la population) et les jeunes ménages se retrouvant à la limite du seuil de pauvreté ; d’autre part, une classe aisée, dont beaucoup de nouveaux millionnaires. De nombreux Hongrois, de gauche ou de droite, sont las d’attendre les dividendes de la transition démocratique. D’où la prolifération, depuis de nombreuses années déjà, des signes de tension sociale face à l’incapacité des dirigeants socialistes ou libéraux à trouver des solutions originales à la crise latente.

En octobre 2006, la commémoration du 50e anniversaire de la révolution de 1956 (1) a ainsi dégénéré en incidents sanglants entre les manifestants déchaînés de l’extrême droite renaissante et une police débordée. A partir de cette date se sont multipliées en même temps les affaires de corruption au plus haut niveau de l’Etat ; de violentes manifestations de rue ont éclaté. Le Fidesz, coalition de centre-droit dirigée par M. Viktor Orbán, dans l’opposition, s’est montré incapable de proposer une politique économique et sociale de rechange crédible, se contentant de réclamer inlassablement le départ du premier ministre socialiste Ferenc Gyurcsany, impuissant à gérer une situation brusquement aggravée par la crise mondiale en octobre 2008.

Cette crise aurait pu aboutir en quelques semaines à l’effondrement de l’économie hongroise ; une issue évitée grâce à un accord signé avec le Fonds monétaire international (FMI) : la Hongrie a été le premier pays membre de l’Union européenne à solliciter – et obtenir – une aide portant sur un crédit de 12,5 milliards d’euros, dont 2,5 milliards immédiatement débloqués. Néanmoins, le séisme financier s’est rapidement propagé à l’économie réelle ; la chute de la production et de l’investissement a provoqué une augmentation du chômage (2).

En mars 2009, M. Gyurcsany, finalement démissionnaire, a été remplacé par M. Gordon Bajnai, 42 ans. Présenté comme un gestionnaire n’appartenant à aucun parti, il a déclaré n’accepter la fonction que pour un an, le temps de mettre en œuvre les réformes dictées par le FMI. Ceux qui arriveront bientôt au pouvoir devront appliquer, bon gré mal gré, une politique économique semblable à la sienne – réduction des déficits publics, renforcement du secteur bancaire, politique monétaire stabilisatrice.

Le Fidesz devrait, selon toute probabilité, sortir grand vainqueur des élections législatives des 11 et 25 avril, au point que les débats portent surtout sur l’ampleur prévisible de son triomphe. Car, à défaut d’obtenir au minimum les 66 % requis par les dispositions constitutionnelles pour la mise en œuvre des profondes réformes annoncées, la formation de M. Orbán aura besoin des voix du Jobbik, parti xénophobe, antisémite, eurosceptique et partisan affiché de l’introduction d’un régime autoritaire.

Tout laisse à craindre que, quelques mois après l’euphorie de leur victoire annoncée, M. Orbán et son gouvernement ne se retrouvent confrontés à de sérieuses difficultés ; or, des sacrifices supplémentaires demandés à la population auraient pour conséquence une chute de la popularité actuelle du Fidesz, et renforceraient encore celle de l’extrême droite.

D’abord fondé par un groupe de jeunes catholiques au sein d’une association d’étudiants, le Jobbik est devenu un parti politique en 2003. Il ne peut être qualifié purement et simplement de néofasciste. Les « radicaux nationalistes », ainsi qu’ils se qualifient eux-mêmes, se recrutent dans les rangs politisés d’une génération née peu avant la fin du régime communiste. Ils sont souvent originaires des régions du nord et du nord-est du pays, qui, économiquement défavorisées et longtemps dirigées par les socialistes, sont pour beaucoup passées à l’extrême droite. Parmi les sympathisants du Jobbik, on trouve les nostalgiques de la Grande-Hongrie, les maniaques du « Trianon » (lire ci-dessous), mais aussi – plus surprenant – de jeunes technocrates fascinés par la forte personnalité de certains dirigeants étrangers comme le président vénézuélien Hugo Chávez ou le premier ministre russe Vladimir Poutine.

Ces jeunes souhaitent l’établissement d’un Etat hongrois fort, plus social, débarrassé du « problème » des Roms. Rendus responsables d’un taux de criminalité élevé, ceux-ci sont fortement discriminés et leur impopularité fait l’objet d’une exploitation sans frein dans le cadre de la campagne électorale – d’autant plus que les dirigeants du Jobbik bénéficient à cet égard du soutien d’une partie non négligeable de la population (3).

Selon l’intellectuel Rudolf Ungvary, entre 20 % et 30% de la société hongroise ont des liens affectifs plus ou moins forts avec l’extrême droite, sans voter forcément pour ses candidats. Interrogé sur la réserve que manifestent certains de ses compatriotes à l’égard de son œuvre, centrée sur l’expérience d’Auschwitz, Imre Kertész, premier Hongrois à recevoir le prix Nobel de littérature, se contente de remarquer que, « dans un pays où les idées d’extrême droite se renforcent au point d’amener à remettre en cause la réalité de l’Holocauste, cela s’explique. Evoquer ces événements tragiques dérange tous ceux et celles qui n’ont pas voulu ou n’ont pas été capables de faire face à ce passé douloureux (4) ».

Quoi qu’il en soit, on risque d’assister à la disparition, au sein du futur Parlement, des « pères fondateurs » du régime démocratique né en 1989 qu’étaient les libéraux du Parti de l’alliance des démocrates libres (SZDSZ) et les chrétiens-démocrates du Forum démocratique hongrois (MDF). Pour tous les observateurs, la défaite cuisante des socialistes ne fait aucun doute. A Budapest, on s’attend à voir l’évolution des rapports de force entre la droite conservatrice – a priori respectueuse des normes démocratiques – et l’extrême droite du Jobbik occuper pour longtemps le devant de la scène politique.

Ce n’est pas un hasard si, depuis le début de l’année, le Fidesz multiplie les déclarations affirmant que son principal adversaire n’est pas le Parti socialiste en déroute, mais le Jobbik. Pour sa part, il se présente comme un parti centriste face à des concurrents et adversaires qui représenteraient les deux extrêmes. Le « recentrage » est également perceptible dans l’intense activité diplomatique déployée par l’ancien (et peut-être futur) ministre des affaires étrangères Janos Martonyi, qui multiplie des déplacements à l’étranger, et notamment aux Etats-Unis. M. Orbán lui-même voyage : il s’est rendu à Moscou et à Pékin afin de se prononcer en faveur du développement des relations avec la Russie et la Chine, longtemps vilipendées.

Tous ces efforts visent à « crédibiliser » sur le plan international le probable futur gouvernement, à quelques mois seulement de la présidence hongroise de l’Union européenne, qui débutera le 1er janvier 2011. Au cours de cette présidence, la question des Roms et des minorités nationales en Europe centrale sera certainement à l’ordre du jour – à plus forte raison en cas d’association forcée du nouveau pouvoir avec l’extrême droite.

Le trauma de Trianon

Tous les Hongrois, même ceux, fort nombreux, qui ne parlent pas le français, connaissent le mot « Trianon ». Et beaucoup le maudissent. Car ils estiment que le traité de Versailles, signé le 4 juin 1920 au château de Grand-Trianon, en privant leur nation millénaire de deux tiers de son territoire (réduit de 325 000 à 93 000 km2) et en repoussant plus de trois millions de Hongrois à l’extérieur des nouvelles frontières, est à l’origine de tous leurs maux. Ses lourdes conséquences économiques mises à part, le choc psychologique de Trianon a donné pendant tout l’entre-deux guerres un caractère désespéré et révisionniste à la politique de la Hongrie, qui plaçait la récupération de ses anciens territoires au-dessus de toute autre considération, ce qui ne manqua pas d’aggraver sensiblement les antagonismes entre nations danubiennes.

En 1990, le 70e anniversaire du traité de Versailles a coïncidé avec l’ouverture des travaux du Parlement hongrois issu des premières élections organisées après la fin du régime communiste. A la demande du président de l’Assemblée, les députés se sont levés pour observer une minute de silence en souvenir des « victimes de Trianon ». Seuls ceux du Fidesz (centre-droit), sous la conduite de M. Viktor Orbán, ont quitté la salle : ils considéraient le geste du président comme un signe de nationalisme déplacé qui pourrait semer les graines de la discorde entre la Hongrie et ses voisins.

Dans la campagne qui s’achève, le Fidesz et M. Orbán, ont à leur tour joué la carte nationaliste, afin d’exploiter au mieux les ressources électorales d’un sujet sensible. Mais l’extrême droite compte aller beaucoup plus loin.

La première séance du nouveau Parlement issu des élections législatives des 11 et 25 avril aura lieu autour du 90e anniversaire du traité de Versailles. D’ores et déjà, des associations patriotiques soutenues par le Jobbik comptent sur la présence plus que probable de plusieurs dizaines de députés fraîchement élus de cette formation d’extrême droite pour faire adopter une loi proclamant le 4 juin « journée de deuil national ». Lors de la même séance d’ouverture du nouveau Parlement devraient également être décidés l’enlèvement du monument érigé en l’honneur de l’armée soviétique au centre de Budapest, et la restitution, à sa place, d’un monument d’avant-guerre consacré à « Trianon »…

Enfin, les préparatifs sont en cours à Budapest pour l’organisation, au mois de juin, d’une spectaculaire manifestation autour du Grand Trianon, à Versailles. Les organisateurs comptent sur la présence de « milliers de patriotes » venus de tous les coins de la « patrie mutilée » pour réclamer « justice pour la Hongrie ».

Reste à connaître, face à ces projets, l’attitude d’un certain Viktor Orbán, dont tous les observateurs prévoient qu’il occupera, au moment du 90e anniversaire, le poste de premier ministre. La gestion de ce « happening » pourrait bien être pour lui la première épreuve de force avec le Jobbik, et d’une manière plus générale avec une large frange de l’opinion publique, sensible aux idées d’extrême droite. Elle s’avérera particulièrement délicate si le président du Fidesz a besoin de leur soutien pour exercer ses responsabilités…

T. S.

Thomas Schreiber est journaliste (Budapest et Paris).

Thomas Schreiber

(1La plupart des instigateurs et des participants de l’insurrection de 1956 contre le régime soviétique, mais aussi la plupart des victimes de la répression de cette « première révolution antitotalitaire », étaient de gauche. Mais aujourd’hui, l’extrême droite réduit l’événement à un soulèvement du peuple, de la nation hongroise contre la dictature communiste installée en 1945 par l’armée soviétique...

(2Tableau de bord des pays d’Europe centrale et orientale, Les Etudes du CERI, Paris, décembre 2009.

(3Lire Olivier Meier, « Roms de Hongrie entre loi et réalité », Le Monde diplomatique, novembre 1999.

(4Le Monde 2, 15 août 2009.

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