Ryszard Kapuscinski a écrit plusieurs livres de reportage, qui sont peu à peu devenus de magnifiques classiques. Le Négus, Le Shah, Ebène, n’ont pas seulement offert à leurs lecteurs des informations et des détails, ils leur ont également donné accès à des mondes singuliers, à leurs tensions, à leurs enjeux, à leurs silences. Ce journalisme-là ne relevait pas du seul événement, mais permettait d’en faire rayonner les vibrations, d’en déchiffrer l’imaginaire. Kapuscinski trouva progressivement, merveille, de très nombreux lecteurs parmi tous ceux qui, aux charmes fluets du récit touristico-sensationnel, préfèrent la cristallisation d’une atmosphère, l’étoilement d’émotions, l’élaboration d’un paysage mental, splendidement étranger, et splendidement obsédant.
Or, la rumeur voudrait aujourd’hui nous faire croire que le grand Kapuscinski n’était qu’un petit homme trompeur. Révélation : le « mythe » serait pulvérisé, grâce à la biographie écrite par Artur Domoslawski, Kapuscinski-Non fiction, qui a incité la veuve de Kapucinski à demander, en vain, l’interdiction de l’ouvrage, suscité une floraison de prises de position dans la presse, et fait s’arracher en quelques jours les 46 000 exemplaires de la première édition. En bref, c’est un événement, un scandale, et une affaire. Trois ans après sa mort, Kapuscinski serait enfin démasqué : d’abord, il fut un époux volage, ce qui est consternant. Ensuite, il aurait été, de 1965 à 1972, sinon jusqu’à 1977, un agent des services secrets de la République populaire de Pologne, ce qui est choquant. Enfin, il aurait pris dans ses livres quelques libertés avec la vérité, ce qui est scandalisant.
En d’autres termes, Kapuscinski n’est plus crédible.
C’est évidemment sur le plan de l’œuvre que cette entreprise de « démystification » est intéressante. Car ce qui importe chez Kapuscinski, ce n’est pas l’exactitude, c’est, précisément, la « vérité », oui, la vérité possible de l’histoire, qui s’élabore, se stylise, se chante, pour proposer une lecture des faits. Le reste est affaire de rapports de police. Kapuscinski est un écrivain, qui, comme tout écrivain authentique, ajoute au monde, en donnant forme et sens aux manifestations des hommes. Il conte la grandeur, la folie, les chagrins, il ne décrit pas l’événement, ce qui relève d’ailleurs de la mission impossible, il en écrit la légende. Comme le dit très clairement le remarquable Andrzej Stasiuk, « la vérité aussi doit être sans cesse perfectionnée », sinon personne ne s’y intéresserait. « L’irréel se mêle au réel dans la tête de l’écrivain pour en sortir et finalement changer le monde », et c’est là ce qui compte. Les données du réel, faits, impressions, fantômes, hantant le présent, qui se transforment en vision : à charge pour le lecteur d’en déterminer la puissance d’éclaircissement.
Le Shah et Le Négus (1), aujourd’hui traduits en 29 langues, et dont l’ampleur froidement hallucinée, pure beauté, a permis de peu à peu reconnaître en Kapuscinski un écrivain exactement nécessaire, sont à nouveau disponibles, dans une nouvelle traduction, « depuis le polonais », ce qui est évidemment toujours souhaitable. Si l’éditeur ne semble pas s’être donné la peine d’en informer les précédents traducteurs, il ne saurait être question de lui faire grief d’une discourtoisie très ordinaire. En revanche, il convient de saluer l’effort, qu’on ne saurait relier au regain d’intérêt suscité par l’ouvrage de Domoslawski. Selon les chiffres de 2009, la traduction des œuvres littéraires a en effet tendance à reculer : -3% pour les romans, -9% pour la poésie et le théâtre, tandis que le nombre d’ouvrages traduits dans le secteur pratique augmente, lui, spectaculairement : +64% pour le livre de cuisine… Cercle vicieux : la littérature étrangère – à l’exception, par définition, des best-sellers – ne se vend pas assez pour justifier les différents frais qu’elle entraîne, elle sera donc de moins en moins présente, et risque ainsi de se vendre encore moins…
Signe des temps, les rémunérations des traducteurs sont, pour la première fois, revues à la baisse. Si, en 2008, le tarif pour un feuillet traduit de l’anglais oscillait entre 19, 50 et 22 euros, il ne faut plus compter aujourd’hui que sur 19 à 21… C’est peu, c’est très peu, d’autant que le traducteur n’est en réalité pas payé pour son travail, puisque sa rémunération est constituée par une avance sur les droits d’auteur à venir. C’est-à-dire qu’il touche un pourcentage, comme les auteurs, sur les ventes, soit, pour prendre un cas ordinaire, 3% du prix de vente, et que cette somme viendra en déduction de l’à-valoir. Une fois l’à-valoir remboursé, ce qui n’est pas si fréquent, il touchera 1%, le tout évidemment hors taxes. Le traducteur intrépide, celui qui traduit des œuvres qui n’ont pas encore leur public, et dont rien n’assure qu’elles le trouveront, soupire parfois. L’amour de la littérature serait-il un luxe ?
L’éditeur intrépide soupire tout autant, mais trouve de temps en temps des solutions. C’est ainsi que quand les éditions Flammarion, filiale à 100% du groupe italien RCS MediaGroup, riches de leurs multiples « marques », pour reprendre leur terme, décident d’offrir une traduction du texte original de Kapuscinski, elles se font aider (funded) par The Book Institute-The Poland Translation Program. De plus en plus d’éditions sont ainsi subventionnées par les institutions nationales culturelles du pays de l’auteur traduit, particulièrement lorsque ledit auteur a acquis une flamboyante notoriété, comme c’est le cas pour Kapuscinski, dont on parlait pour le Nobel. On ne peut en l’occurrence qu’en être heureux : car cet écrivain-là nous donne à habiter des mondes si inoubliables qu’ils en changent notre regard.
Dans « Le Monde diplomatique » :
- « Les médias reflètent-ils la réalité du monde ?, par Ryszard Kapuscinski, août 1999.
Dans quelle mesure les médias constituent-ils un miroir fidèle du monde ? Depuis que les nouvelles technologies ont bouleversé le journalisme et permis la constitution de grands groupes médiatiques aux ambitions planétaires, cette question devient plus pertinente que jamais. L’instantanéité et le direct ont bouleversé les conditions d’enquête. Et l’impératif du profit a remplacé les plus nobles exigences civiques.