«Les temps sont mûrs pour que la Fête de la Libération puisse devenir la fête de la Liberté » : c’est par ces mots que, le 25 avril 2009, le président du Conseil italien Silvio Berlusconi lançait sa proposition provocatrice de modifier le nom de la fête de la Libération.
Jusqu’à l’année dernière, M. Berlusconi avait pour habitude de déserter les célébrations du 25 avril. En 2003, par exemple, il ne participa pas à la cérémonie organisée au Quirinal, prétextant un accident à la main : « Je n’y serai pas, déclara-t-il, puisque j’ai pris une semaine de pause afin de soigner ma main gauche blessée à Saint-Julien. J’ai une déchirure aux tendons (1). » Il n’y participa pas non plus en 2008. En revanche, il rencontra Giuseppe Ciarrapico, entrepreneur et politicien qui n’a jamais nié ses sympathies fascistes de jeunesse, et qui s’est enrichi en imprimant les manifestes du Mouvement social italien (MSI), le parti néofasciste, ainsi que des livres révisionnistes sur l’histoire du fascisme. Aujourd’hui, M. Ciarrapico siège au Parlement, dans les rangs du Peuple de la Liberté (PDL), le parti de M. Berlusconi.
Voilà pourquoi, en décidant de participer à la fête de la Libération, Berlusconi a proposé de la baptiser « fête de la Liberté » : pour l’associer au nom de son parti, bien évidemment, en altérant en même temps le souvenir de la Libération, qui fut clairement une libération du nazisme et du fascisme. Il a donc profité de la manifestation pour prononcer un discours ouvertement révisionniste, dans lequel il a tenté de faire passer le 25 avril pour une fête « de tous les tombés, même ceux qui ont combattu du mauvais côté », remettant ainsi en cause les fondements antifascistes de la Constitution, et proposant, enfin, d’« ôter à cette fête le caractère d’opposition que la culture révolutionnaire lui a donné, et qui “sépare” au lieu d’“unir” ».
Pour comprendre jusqu’au bout l’aversion de Berlusconi pour l’antifascisme, il faut rappeler qu’il a fait partie de la loge maçonnique subversive P2 (il détenait la carte n° 1816), dirigée par Ligio Gelli, celui qui, dans sa jeunesse, fut volontaire pour combattre en Espagne avec les « chemises noires » envoyées par Benito Mussolini en soutien à Francisco Franco et qui, une fois rentré en Italie, continua à collaborer avec le fascisme, en adhérant finalement à la République de Salò.
Au moins la moitié des Italiens ignorent tout de cette histoire, étant donné qu’ils ne lisent pas les quotidiens, pas même une fois par semaine (2). Les poètes, en revanche, connaissent très bien tout cela ; du moins les plus « engagés » d’entre eux, une race apparemment en voie d’extinction, mais qui, il y a quelques mois, a fait entendre sa voix grâce à une anthologie au caractère ouvertement politique, née justement en opposition à la proposition berlusconienne de changer de nom à la fête de la Libération. Diffusée sur Internet, elle a su attirer l’attention des principaux médias italiens.
Titre de l’anthologie : Piétiner l’oubli (PDF). Son sous-titre, sans ambiguïté : Cent poètes italiens contre la menace anticonstitutionnelle, pour la résistance de la mémoire républicaine. Publiée dans une première version avec trente poètes, en novembre 2009, l’anthologie a été parrainée par le journaliste et poète Pietro Spataro dans les pages de L’Unità (3). Le lendemain, elle a rebondi dans le Corriere della Sera, où elle a été tournée en dérision par le célèbre éditorialiste Pierluigi Battista (4), puis dans le quotidien de la famille Berlusconi, Il Giornale, qui a vu dans ses auteurs un ridicule « cuirassé Potemkine » (5). La façon dont le journaliste Giuseppe Cruciani a traité l’anthologie dans son émission La Zanzara (« Le Moustique »), diffusée le 26 novembre sur la station de la Confindustria (le Medef italien), Radio24, est significative du court-circuit entre poésie et médias. Tout d’abord, il l’a présentée approximativement (démontrant par là qu’il ne l’avait pas lue) comme un recueil de poésies « sur la Résistance », en attribuant le mérite d’avoir recruté les trente poètes à L’Unità. Or, l’anthologie se veut certes une forme de résistance moderne, mais elle ne parle pas ouvertement de la Résistance ; et ce n’est pas à L’Unità qu’en revient l’initiative, mais un poète des Marches de 28 ans, Davide Nota, élève de l’un des plus importants poètes italiens « engagés », Gianni D’Elia, connu en France grâce aux traductions de Bernard Simeone.
D’Elia, justement, était invité en direct chez Cruciani. Le poète ne s’est pas laissé réduire au rôle dans lequel le journaliste voulait le confiner. « Intervenir avec un texte comme le mien dans un contexte comme le vôtre, c’est impossible », a-t-il lancé. Essayant quasiment d’appliquer les principes exposés par Pierre Bourdieu dans son essai Sur la télévision, il a donné, avec une « intransigeance intellectuelle » revendiquée, sa vision de la situation historique et culturelle de l’Italie : une situation dominée par la télévision, une télévision qui « nie la réalité », qui, « au cours des trente dernières années, a anéanti toute forme de dignité » qui « depuis des décennies ne donne aucune place aux poètes », de sorte que « nous les poètes, nous ne nous adressons plus à la radio, ni à la télévision ».
Après avoir constitué un réseau, les poètes de Piétiner l’oubli ont décidé de se retrouver physiquement, en donnant vie à une vraie Assemblée, à Rome, dans un local du quartier populaire du Pigneto, le Beba Do Samba, le 8 janvier 2010. Entre-temps, les poètes « rebelles » étaient passés de trente à cent, et leurs vers avaient trouvé place dans la version définitive de l’anthologie, publiée en ligne à la fin du mois de février. Cela faisait des années qu’une œuvre poétique n’avait pas eu un tel écho, en raison de la logique bien décrite par Jacques Roubaud selon laquelle « l’absence de valeur économique la condamne à l’obscurité (6) ».
Un retour des thèmes politiques en littérature
En réalité, l’anthologie Piétiner l’oubli n’est pas un cas isolé. Elle appartient à un phénomène plus général qui est en train de traverser, à partir du genre narratif, toute la littérature italienne, et qui consiste en un retour à des thèmes, des personnages et des questions politiques, en parallèle à un autre retour : celui du journalisme politique à caractère fortement romanesque (7), comme le démontre le succès de Gomorra de Roberto Saviano, un recueil d’articles structuré comme un essai, publié par une grande maison d’édition dans une collection de genre narratif et devenu un best-seller.
On parle d’un « retour du roman politique » car, dans les années 1960 et 1970, des écrivains comme Leonardo Sciascia, Paolo Volponi et Pier Paolo Pasolini en avaient eux-mêmes écrit. Et, justement, voici que ressurgit la thèse selon laquelle c’est pour son roman Petrolio, consacré à l’Ente Nazionale Idrocarburi (ENI), à Enrico Mattei et à sa mort mystérieuse (8), que Pasolini aurait été tué. Le roman, resté inachevé, fut publié en 1992, amputé d’un chapitre crucial. C’est Gianni D’Elia qui défend cette thèse dans son essai Il petrolio delle stragi (« Le pétrole des massacres », Effigie, Milan, 2006). Il y affirme que la mort de Pasolini est à rapporter aux révélations contenues dans ce chapitre manquant, intitulé « Lampi sull’ENI » (« Eclairs sur l’ENI »). Selon D’Elia, Pasolini a été assassiné parce qu’il connaissait le nom du commanditaire de l’homicide de Mattei, de même que le journaliste du quotidien L’Ora Mauro De Mauro, disparu le 16 septembre 1970, et le juge Pietro Scaglione, qui enquêtait sur De Mauro. Pasolini, dit-il, savait que le commanditaire était le successeur de Mattei à l’ENI, l’entrepreneur Eugenio Cefis (1921-2004), fondateur de la P2, reconnaissable dans le sombre personnage Troya du roman Petrolio.
Ces dernières semaines, cette affaire est revenue au centre de l’actualité après qu’un célèbre et controversé bibliophile italien a déclaré être entré en possession du chapitre perdu. Le bibliophile en question était Marcello Dell’Utri, cofondateur avec Berlusconi de Forza Italia, actuel sénateur du PDL, condamné en première instance à neuf ans de prison pour concours extérieur à une association mafieuse. Dell’Utri a utilisé la nouvelle de la découverte du chapitre perdu pour lancer son Exposition du livre ancien : à la veille de l’exposition, après lui avoir donné une copieuse publicité grâce à ce faux scoop, il a déclaré que le possesseur anonyme du chapitre volé avait reculé, en empêchant l’exposition…
Voilà le contexte d’où est parti Piétiner l’oubli. Un contexte noir, qui trouve ses racines dans le fascisme ; un contexte sombre, sur lequel il ne faut pas éteindre les projecteurs : « Piétiner l’oubli / le voyage des souvenirs n’est jamais terminé / j’y étais moi aussi », écrit, en rappelant les horreurs de la seconde guerre mondiale, Roberto Roversi, partisan, poète, auteur de chansons, libraire antiquaire, et cofondateur, dans les années 1960, avec Pier Paolo Pasolini et Francesco Leonetti, de la revue Officina (« Atelier »/« Usine »).
C’est justement pour ne pas oublier que l’anthologie contient de petits poèmes à caractère historique, comme ceux dédiés aux massacres nazi-fascistes par Franco Buffoni, qui a choisi d’évoquer l’un des nombreux centres de torture de l’époque : « A Villa Triste / Dix-neuf rue Paolo Uccello / Où l’on torturait les morts de Milan ». Ou ceux de Maria Grazia Calandrone, qui, dans Diecimila civili (« Dix mille civils »), évoque les massacres nazis de Sant’Anna et Marzabotto. Deux jeunes poètes, Francesco Accatoli et Matteo Fantuzzi, ont, eux, consacré leurs textes au massacre de la gare de Bologne, en 1980, qu’avait pressenti Pasolini.
D’autres, au contraire, se jettent à bras raccourcis sur Berlusconi : Eugenio De Signoribus (« Oui, dans ce vaste ventre mou, ta stratégie l’a emporté / Même les gens naïfs de ce lieu vont façonner leurs aspirations sur toi / Et déjà l’on voit, parmi tes innombrables victimes, se multiplier les petits / bourreaux ») ; Alberto Bertoni (« Vous, constructeur libéral / mais avec du capital très suspect / du moins au début / vous vous êtes avéré / un destructeur formidable et intégral / des maisons, des affections, des mémoires / sans rien restituer d’autre / que vide rhétorique, opulence des déchets ») ; Maria Lenti (« Je vais au littoral grand d’espaces / Et d’esprit où les pensées ont encore une valeur / Et d’amis qui encore attendent à la ronde / Toi, où vas-tu ? Tu vas élever des ponts sur le néant / Déposer des rails triples et hyperluisants / Remuer ce qui n’est pas, dans mon Pays ») ; et Gianni D’Elia (« On attend que tu partes, odieux clone, Premier, Second, Troisième Berluscone, déjà hors de la Constitution / contre les citoyens et la Constitution / toi et ta ridicule Libération ! »).
De Signoribus, Bertoni, Lenti et D’Elia ne sont pas des jeunes poètes politisés, mais des écrivains et des intellectuels mûrs, qui comptent à leur actif d’importantes publications et des choix poétiques rigoureux, que l’on voit maintenant adopter la rime dépassée des antiques poètes citoyens, tout en se risquant à des glissades stylistiques, à bout de rhétorique, afin d’envoyer un message clair, direct, catégorique.
Pour la cause, ils ont même surmonté de vieilles inimitiés. Voilà pourquoi, aux côtés de Roberto Roversi, on peut trouver dans l’anthologie Nanni Balestrini, poète du Groupe 63, ennemi juré, dans les années 1960, des poètes d’Officina.
Le 15 mai 2009, l’écrivain portugais et Prix Nobel José Saramago déclarait sur son blog : « Ce qui étonne, c’est qu’aucune voix italienne (à ce que je sache) n’ait repris, en les adaptant un peu, les mots de Cicéron : “Jusqu’à quand, Berlusconi, abuseras-tu de notre patience ?” Il faudrait essayer. Peut-être obtiendra-t-on quelque résultat, et peut-être que, pour ceci ou pour un autre motif, l’Italie recommencera à nous surprendre. »
Dans Piétiner l’oubli, quelques-unes des voix italiennes les plus sensibles semblent avoir suivi le conseil de Saramago. Elles ont repris, sur un ton plus enflammé, les mots intransigeants de Cicéron. Et peut-être, pour cela, l’Italie a-t-elle recommencé à nous surprendre.