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Un lundi de Pâques sur le canal de l’Ourcq

Au nord-est de Paris, le Canal de l’Ourcq a retrouvé une nouvelle jeunesse depuis qu’une piste cyclable empruntée par des milliers de parisiens peut les conduire, aux beaux jours, jusqu’à Meaux. Ce canal symbolise à lui seul un pan entier de l’historiographie hydraulique française. Il a longtemps aussi fait figure d’épine dorsale de la banlieue rouge, dont les vestiges industriels jalonnent son parcours. Aujourd’hui, à vol d’oiseau de Notre-Dame, la très ancienne artère fluviale dissimule dans les friches de béton qui bordent ses rives les campements où survivent, dans des conditions sanitaires effroyables, des centaines de familles roms, qui s’y sont échouées après avoir été chassées de toute l’Ile-de-France.

par Marc Laimé, 6 avril 2010

Comment dessiner l’époque, ses abîmes, tenter de se rassembler pour poursuivre quand s’entrechoquent souvenirs, images, visages, volutes de fumée, que des continents entiers dérivent, s’affolent, jusqu’à redessiner une nouvelle diagonale du fou, quand soudain, tout un après-midi, concentré sur l’enfant et son vélo rouge, l’exigence de trouver les mots supplante les mille et une raisons de surseoir. C’était un lundi de Pâques sur le canal de l’Ourcq.

Avec le soleil, l’enfant s’impatientait. Mais il fait beau, on peut y aller ? D’accord. Déjà le matin, comme un appel, dans le supplément « Next » de Libération, Joey Starr annonçait sa prochaine aventure : Le Coupeur d’eau, de Marguerite Duras, que va monter Jacques Weber. Un signe.

Treize heures, nous partons, le grand trottoir au long de la maternelle, puis la rue dans laquelle habite son meilleur copain, pas là aujourd’hui, donc pas davantage à vélo avec nous. Vélo rouge, casque rouge, que je ne quitte pas des yeux. Est-ce que cette fois encore, comme l’été dernier, il va filer comme une flèche jusqu’à Sevran, me laissant épuisé, sidéré, mais contraint de faire bonne figure ?

Colonel Fabien, fin de la piste cyclable, attention aux voitures, reste-là, doucement, OK. Feu vert, on y va. Stalingrad, on y va, encore personne, go ! Après le cinéma MK2, un désert de sable. Tout à l’heure, au retour, des centaines de silhouettes trentenaires, bien habillées, souriantes, s’exclameront, ici, en jouant à la pétanque.

Déjà là, à Stalingrad, resurgit le fantôme de la lutte des classes. Pas moyen d’y couper, illico la figure d’un Guédiguian qui aurait donné rendez-vous à ses innombrables amis sur Fesse de bouc, et ça n’aurait pas manqué, les légions d’intermittents, urbanistes, chargés de com, seniors de KPMG à 35 ans, infographistes, abonnés au Velib’ et au bio…, auraient déboulé sur place et rejoueraient Pagnol à Stalingrad, en attendant la prochaine soirée (festive) d’Europe écologie.

La Villette, toujours personne, ça viendra tout à l’heure. Et nous fonçons toujours. Stop, juste sous le pont du périph, une barrière. Douane Zoll, Nitchevo, demi-tour. Cinq cents mètres, l’escalier métallique, les deux vélos à bout de bras, traversée du canal, ça va marcher sur le bord Grands Moulins, qui ont été retapés pour abriter le siège d’une banque.

J’ai failli oublier. C’est ici, sur le périph, en moto, qu’il faut commencer à rentrer les vitesses en freinant un max dans l’entrée du virage à droite. Pour, juste en apercevant la champignon gris du Zénith, se faufiler dans les deux mètres et demi de vide de la barrière qui fait le mur entre le périph et les intérieurs. Le seul endroit du périph où l’on peut casser une filature. Bien la peine, hommage au Piéton de Paris, que Besson ait construit son petit Hollywood à Saint-Denis s’ils ne sont pas foutus de faire le tour du périph à pied pour trouver le décor de la poursuite qui enterrera Bullit…

Passons. Ah, oui, travaux, énormes travaux en face des Grands Moulins, une partie du stade, gigantesque, de la Porte de Pantin se fait ratiboiser, au grand dam des petits frères des zyvas des 19e et 20e qui ne pourront plus y jouer les Zidane.

Mais nous sommes du mauvais côté, va falloir remonter pour pouvoir prendre notre passerelle plus loin. On y va. Doucement, garde tes forces. Il file, sourit, s’escrime : « Tu vois papa, comme je vais vite ? »

Presque quinze heures déjà, le centre de Danse, puis le gigantesque immeuble en ruines, près duquel l’été est amarré le bateau-école. Virage à gauche, descente, toujours le signal d’alarme des entrepôts. Virage à droite, immense ligne droite, juste à toucher le Technocentre Est et ses TGV qui fascinent l’enfant. Ah, aujourd’hui l’ICE blanc allemand n’est plus là, bon, ce n’est pas grave, on continue.

Doucement, doucement, garde tes forces, au retour nous aurons le vent en face. Soudain, un grand bloc jaune de l’autre côté, façon Ikea, je n’avais jamais fait attention. Mais ce n’est pas Ikea. Et l’enseigne me fouaille immédiatement. C’est ici qu’un vigile a été jeté dans le canal, il y a tout juste cinq jours. Il est mort, des suspects arrêtés.

On roule sous le soleil. Bientôt l’immense ligne droite avec l’aire de jeu un peu avant Bobigny, notre halte, un peu forcée, puisque depuis la première fois j’avais peur pour l’enfant, peur de sa fatigue.

Juste ici, l’an dernier, soudain deux zyvas, tête nue, quatorze ans, à fond sur des 125 de cross. T’es en face, t’es mort.

Aujourd’hui familles, poussettes, vélos. Chamailleries sur les toboggans. Les cités prennent l’herbe.

On s’arrête, un peu d’eau. Repos.

On repart.

Déjà l’an dernier je m’étais alarmé en apercevant les caravanes abîmées, les sacs poubelle en plastique, gris, bleu, noir, entassés au devers des plaques de béton qui enserrent des enclos entre les bâtiments toujours en activité.

Mais ce n’était presque rien, à peine les voyait-on, si, c’est vrai, sous les arches du double pont en béton. Une entreprise a récupéré l’une des rives, l’a clôturée, y stocke du sable.

Aujourd’hui les cabanes ont migré sur l’autre rive.

Aujourd’hui, entre les départementales 40 et 41, des centaines de familles, des caravanes, des baraques, bois, ferraille, carton, plastique, d’où s’élève parfois un filet de fumée.

Sur les talus, au bord de la piste cyclable, des dizaines de cabanes de guingois. Par terre la boue, par terre des cartons, des tapis, ici trois hommes et trois femmes assis, ils parlent.

Et partout, épaves de voitures désossées, sacs poubelle amoncelés. Des enfants sans doute, mais ils ne sont pas là.

Roule mon fils, roule.

Tiens, une péniche. Pas une Freycinet, plus grande. Sable et graviers, sagement entée au bord. Derrière l’enclos et les silos jaunes. Ca construit. Béton et parpaings pour de nouveaux enclos, avec ces barbelés en haut des murs qui poussent comme chiendent. Au flanc de la péniche une affiche vantant le transport fluvial, grenello-compatible. Voir à Bonneuil, au Port autonome, les 5000 bahuts qui passent chaque jour, au bout du bout du canal. Là on ne joue pas à la pétanque.

On continue, on croise des rollers, des familles à vélo avec des brassards jaune fluo.

Après, plus loin, après l’écluse, à Aulnay, des pavillons coquets, des pêcheurs, le lundi de Pâques en banlieue, au bord de l’eau, sous les arbres.

Le vent nous pousse. Nous n’irons pas jusqu’à Meaux. Même pas cette fois jusqu’au Parc du Sausset.

Sevran-Livry, RER B, juste avant.

Orangina et repos. L’enfant est impatient de repartir.

Dehors, des « hittistes » tiennent le mur, sur le trottoir. Tasse de café et verre d’eau posés sur les bornes en béton qui interdisent le stationnement.

Calmes, tranquilles. C’était la veille au matin, tout près d’ici, à Tremblay-en-France, que la police a saisi un million d’euros en démantelant une filière de shit, après que TF1 eut appris à la France entière que l’économie du shit, c’est à peu près un milliard d’euros par an.

Stéphane Gatignon, le jeune maire de Sevran, vient de quitter le Parti communiste pour rejoindre les rangs d’Europe écologie, lassé d’affronter à mains nues une guerre civile que personne ne veut voir.

Nous revenons. Nous roulons sur la piste cyclable. A nouveau les caravanes, les cabanes. L’enfant ralentit et me questionne : « Papa, pourquoi les gens ils ont mis leurs mobile homes près du canal ? »

Je ne sais plus ce que je lui ai dit.

Mais je me souviens. Je me souviens qu’à Brest, jusqu’en 1968, another time, another world, au Bergot, à Pontanezen, partout, subsistaient des centaines de baraques américaines, bois et toile goudronnée, dans laquelle ont vécu plusieurs générations de rescapés des bombardements. Des KZ sur fond de rade, avec la Jeanne d’Arc en fond d’écran. Je me souviens qu’ado, en cavale de la maison, c’est là que j’apprendrai la ronda, accroupi par terre. Bon, s’en fout la ronda. Y a pas la ronda sur la « DS » que l’enfant commence à lorgner avec insistance. Mais je me souviens des baraques. A jamais.

C’est justement à cette heure là, je le découvrirai demain, que l’une des plus grandes figures de l’histoire des sciences française, spécialiste de l’hydraulique, André Guillerme, publie dans Le Monde un admirable article qui évoque le canal de l’Ourcq...

Et fustige, au demeurant à tort, la mairie de Paris, qu’il accuse de vouloir détruire un édifice digne d’être classé au patrimoine de l’humanité de l’Unesco.

Vertige. J’ai participé en décembre dernier au « jury citoyen » constitué par la mairie de Paris pour réfléchir au devenir du second réseau d’eau (non potable) de la capitale.

Je m’étais prononcé pour sa suppression, à l’indignation générale.

Instantané de l’époque.

L’une des plus remarquables figures scientifiques françaises, entre Viollet-le-Duc et Malraux, s’indigne de la disparition, aucunement à l’ordre du jour au demeurant, d’un réseau de 1 800 kilomètres d’eau non potable, construit au XIXe siècle, qui sert, notamment, à arroser les rues de Paris pour les nettoyer.

Qu’on le détruise ou qu’on le conserve, l’affaire coûtera des centaines de millions d’euros.

A quelques kilomètres à vol d’oiseau de cette cathédrale enfouie, des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants marchent sur les rives du canal de l’Ourcq, poussant caddies et poussettes chargés de bidons d’eau, emplis aux quelques robinets accessibles sur les aires aménagées pour la détente des promeneurs.

En mars 2012, à Marseille, la France se prépare à donner des leçons à la terre entière, à l’occasion du 6e Forum mondial de l’eau, lors duquel l’Ecole française de l’eau défendra, urbi et orbi, le « droit à l’eau », nouveau cheval de bataille de Veolia et Suez.

Hier, au retour de notre balade, j’ai compris où étaient les enfants des campements du Canal de l’Ourcq. Au pied de notre immeuble est installée une benne métallique dans laquelle nous sommes invités à déposer nos vêtements usagés. Devant la benne se tenait un jeune adulte nanti de sacs Tati, emplis de vêtements.

J’ai compris que l’enfant était dans la benne en entendant l’adulte l’interpeller et en frapper la paroi.

J’ai aperçu il y a quelques semaines, lors d’un « side-event » présenté par des urbanistes, les dessins d’un éco-quartier qui aurait le Canal de l’Ourcq pour épine dorsale.

Pas la force de rêver aux éco-quartiers où vivront nos enfants dans trente ans au lendemain de ce lundi de Pâques.

Me demande jusqu’où vont être, demain, chassés les Roms du canal de l’Ourcq.

Lire aussi :

- « Le retour des bidonvilles en Seine-Saint-Denis »

 Communiqué de LDH, RESF, Cimade, MRAP, Parada, Romeurope, Saint Denis, le 3 mai 2010.

"Ca sert à quoi de nous renvoyer en Bulgarie ?"

Libération, 4 aoùt 2010.

Un incendie détruit le campement de Stevan

Le Parisien, 6 août 2010.

A SONG :

Partzanenlied

Marc Laimé

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