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Y aurait-il du collectif dans le roman ?

par Mona Chollet, 9 mai 2010

«Pourquoi tant de remerciements ? » s’agace Nelly Kaprièlian, critique littéraire aux Inrockuptibles, en constatant dans son éditorial que, « de plus en plus, dans les romans étrangers, les pages de fin sont dédiées aux remerciements à rallonge. Comme si le roman était le fruit d’un travail d’équipe » – hypothèse qu’elle semble trouver hautement baroque. Et elle déplore : « Au temps jadis, un auteur n’avait besoin que de toute sa tête pour écrire, éventuellement d’une muse, mais surtout d’une feuille de papier et d’une plume d’oie – et pour faire pratique : d’un ordinateur. »

On ne peut qu’être surpris de l’extraordinaire naïveté de cette vision. Certes, pour écrire, un auteur a besoin de « toute sa tête ». Mais de quoi est fait ce que contient cette tête ? Du langage que lui a transmis son entourage dès sa petite enfance, langage auparavant façonné par des siècles d’évolution ; de mille conversations partagées ou entendues ; des œuvres de centaines d’autres écrivains dont il s’est nourri ou dont on l’a nourri, depuis les histoires et les contes de sa jeunesse… Un écrivain dépend étroitement de la société dans laquelle il apparaît et évolue, de l’état de la culture dans laquelle il baigne – sans même parler de l’état des techniques, qui lui aura permis de s’équiper de sa précieuse plume d’oie ou de son précieux ordinateur, et qui détermine pour une large part les conditions du déploiement de la création : on n’écrit pas de la même manière quand on entasse les feuilles de papier ou quand on dispose de la fonction couper/coller… Cela n’enlève rien ni à son mérite, ni à sa singularité ; mais il serait absurde de ne pas reconnaître le terreau social et collectif sur lequel s’épanouit toujours une œuvre (voir également à ce sujet l’entretien avec Bernard Lahire à propos de son livre L’homme pluriel, « Le génie littéraire est-il un homme comme un autre ? », sur Télérama.fr). En s’alimentant au collectif, une singularité ne s’affadit pas : elle se renforce.

Si certains auteurs étalent vulgairement leur gratitude à l’égard du monde entier, y compris, quel manque de goût, à l’égard de stupides mortels non-écrivants (« les amis, les conjoints, les enfants, les chiens, le canari »), c’est peut-être parce qu’ils ont compris cela, tout simplement. Et parce qu’ils ne se sentent pas une seconde menacés par cette réalité banale. Non seulement ils ont assez d’intelligence et d’honnêteté pour pratiquer la reconnaissance de dette, mais ils peuvent même prendre un vif plaisir à recenser les influences qu’ils ont subies. Nul n’a mieux montré que Robert Louis Stevenson à quel point ce qu’on croit souvent avoir de plus intime, ce dont on pense que, sans le moindre doute possible, il nous appartient en propre, est en réalité un apport extérieur parfaitement identifiable. Dans un texte intitulé « Mon premier livre : L’Île au trésor », il énumère sans complexes les divers éléments de ce roman qu’il a empruntés à ses prédécesseurs :

« Il ne fait pas de doute que le perroquet a autrefois appartenu à Robinson Crusoé – et pas de doute non plus que le squelette vient d’Edgar Poe. […] Non, c’est ma dette envers Washington Irving qui me tracasse la conscience, car rarement le plagiat fut poussé aussi loin. […] La palissade, me dit-on, se trouve déjà dans Masterman Ready [roman pour enfants de Frederic Marryat]. C’est possible, et je m’en moque éperdument. »

Si sa démarche – et il le sait bien – n’est pas réellement un plagiat, c’est parce qu’il a repris des thèmes, et non des phrases ; et même parce que, sur le moment, il n’avait aucune conscience de cette présence des autres en lui : « J’étais loin de m’en douter tandis que j’écrivais, assis au coin du feu, dans ce qui me paraissait être l’effervescence printanière de l’inspiration. […] [Tous ces éléments] me semblaient alors originels, comme le péché lui-même, ils étaient ma création, m’appartenaient en propre, autant que mon œil droit (1). »

Nelly Kaprièlian établit également une frontière d’une surprenante étanchéité entre réel et imaginaire : « Comme si les romans ne s’imaginaient plus mais se devaient de reposer sur du réel (une enquête, de la documentation, un travail de recherche, d’interviews, de conseils, de tuyaux, etc.) pour mieux faire preuve de véracité et bénéficier ainsi d’un minimum de considération. » On serait curieux de voir l’exemple d’un imaginaire qui ne reposerait sur aucun élément réel (et inversement, d’ailleurs).

Un écrivain qui n’est pas misanthrope
est-il vraiment un écrivain ?

Il est bien possible, en effet, que seuls les romanciers français (qui, contrairement aux romanciers de cette insignifiante province appelée « reste du monde », auraient donc tout compris à l’essence du travail littéraire) se gardent bien de remercier quiconque à la fin de leurs livres à eux ; mais il n’est pas certain que ce trait distinctif soit à leur avantage. L’état d’anémie et d’essoufflement dans lequel se trouve une bonne partie de la littérature française contemporaine tient sans doute en partie à la prégnance particulière, dans ce pays, du mythe de l’écrivain comme génie solitaire et autosuffisant, construisant son œuvre ex nihilo, ne se nourrissant que de lui-même (mais que veut dire « ne se nourrir que de soi-même », quand ce « soi-même » n’est rien d’autre qu’un agencement unique de divers apports extérieurs ?). A l’inverse, les auteurs étrangers trouvent naturel de tenter d’élargir l’horizon de leur création, de se documenter, et, pour ce faire, ils sollicitent des aides diverses – d’où les pages de remerciements. Loin de gâcher la part de la fiction, cela ne fait que donner plus d’élan, ensuite, à leur imagination, et produit souvent des œuvres ambitieuses, captivantes. Où donc est la contradiction ? Le souci de vraisemblance n’a-t-il pas pour effet de rendre l’envoûtement du roman encore plus puissant ?

Mais apparemment, c’est aussi, ou surtout, l’aspect lénifiant de ces remerciements qui hérisse les Inrocks : « Aujourd’hui, telle Cameron Diaz qui révélait que sa beauté n’était que le fruit d’un travail collectif (coach, coiffeur, maquilleur, diététicien, masseur, acupuncteur, etc.), il [l’auteur] a besoin de toute une équipe. C’est du moins l’impression que donne l’écrivain étranger par rapport au français : agent, bourse, mécène, fondation, amis… et, horreur, bons sentiments. » Ce dégoût de toute trace de « bons sentiments » indique qu’il existe bien un lien entre la vision de l’écrivain comme génie solitaire, né par génération spontanée ou autoengendrement, et le penchant pour un certain chic nihiliste et misanthrope – un écrivain non-misanthrope étant fortement suspecté d’imposture. Dans son essai Professeurs de désespoir, critique de la noirceur comme tic littéraire (Actes Sud, 2004), Nancy Huston notait, à propos des écrivains nihilistes : « Etant donné qu’ils ne perçoivent pas la circulation, les liens mouvants, l’échange, la transmission, étant donné qu’ils décrivent chaque individu comme une entité inamovible et close, la mort leur apparaît comme l’effacement total de l’être. »

On peut se demander si cette illusion de l’écrivain recevant l’inspiration d’une sorte d’éther hors du monde n’est pas liée au support du livre, et si la vague numérique, en transformant la culture en un flot de signes « liquides », en fondant toutes les œuvres dans le même environnement, en les rendant accessibles, comparables, recombinables, ne va pas la dissiper – elle a en tout cas déjà largement entamé son crédit (lire à ce sujet le texte déjà ancien du collectif Negativland « Droit de citation », plaidoyer pour l’« appropriation dans les arts », dans l’anthologie Libres enfants du savoir numérique).

« Cette bonne vieille vision romantique de l’écrivain inspiré et solitaire semble bel et bien révolue », soupirent Les Inrocks. Si c’est vrai, c’est une excellente nouvelle. Car elle est fausse, et elle l’a toujours été.

(Quant à ce que serait Cameron Diaz sans son coach ou son maquilleur, on préfère ne pas y penser.)

Mona Chollet

(1Robert Louis Stevenson, « Mon premier livre : L’Ile au Trésor » (1894), in Essais sur l’art de la fiction, traduit de l’anglais par Michel Le Bris et France-Marie Watkins, Payot, Paris, 2007.

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