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L’armée ensanglante Bangkok

par Xavier Monthéard, 15 mai 2010

Bangkok. Jeudi soir, chez les chemises rouges. La nuit est tombée. A quelques mètres de la principale barricade du camp, le général Khattiya Sawasdipol accorde une interview à Thomas Fuller, de l’International Herald Tribune. D’autres journalistes et des badauds l’entourent, au désespoir de son service de sécurité. L’homme, surnommé Seh Daeng, est un trompe-la-mort qui aime à soigner sa popularité. En délicatesse avec la hiérarchie au sein de l’armée, il a été suspendu de ses fonctions, à l’âge de 58 ans. Depuis, le « général renégat » s’est autoproclamé chef de la défense militaire des rouges. Le gouvernement l’accuse d’être un terroriste, l’instigateur de la cinquantaine d’attaques à la bombe qui ont frappé la capitale depuis deux mois, voire le cerveau de mystérieux hommes en noir présents lors du « samedi noir » du 10 avril dernier (lire Jean-Claude Pomonti, « La Thaïlande à l’heure des règlements de comptes », Planète Asie, 28 avril 2010).

Les manifestants sont tendus. Le matin, le premier ministre Abhisit Vejjajiva a annulé sa proposition d’élections anticipées, et annoncé une reprise en main imminente du centre de Bangkok. L’attaque du camp, attendue depuis plusieurs semaines, est-elle pour bientôt ? Tout semble calme. Seah Deng continue de parler à Fuller : « Les militaires ne peuvent entrer ici ! » Soudain un claquement sec retentit. Il s’écroule. Une balle, pénétrant par la tempe droite, vient de lui traverser la tête.

Stupeur, panique, cris. « Ils ont tué Seah Deng, ils ont tué Seah Deng ! » Ses gardes du corps l’entraînent, inanimé, le visage ensanglanté, loin du check-point, loin des gratte-ciel dominant l’autre côté de l’avenue Rama IV. Un sniper ? Quelques minutes passent, de profond désarroi. Brusquement les haut-parleurs se taisent : l’électricité vient de sauter. Nuit noire. Des tirs, nourris cette fois, éclatent. D’où, de qui ? Le service de sécurité lance des fusées éclairantes. Des coups de feu proviennent du parc Lumpini, qui jouxte des tentes où vivent femmes et enfants. Ceux-ci sont terrorisés. Se déplacer, c’est courir le risque de recevoir une balle. Un arbre, un pick-up font des remparts improvisés. Une lourde explosion retentit soudain, vers le centre du camp. Est-ce le début de l’opération militaire ?

Une heure plus tard, les détonations ont cessé. Du Lumpini n’arrivent que des crapauds affolés. A 20 h 20, l’électricité est rétablie. Bientôt les haut-parleurs relaient une annonce du Centre for Restoration of the Emergency Situation (CRES) : état d’urgence étendu à quinze provinces et blocage total de la zone par l’armée : toute personne qui y pénètre le fait à ses risques et périls. Près du check-point, la vie reprend son cours, la tristesse et l’inquiétude en plus. « Comment ont-ils pu faire cela ? » Une distribution de nourriture apaise quelque peu les esprits. L’attaque redoutée n’a pas eu lieu. Mais, de façon délibérée ou non, le signal que la violence peut monter d’un cran vient d’être lancé.

Permis de tuer

Dès 21 h 30, de l’autre côté du Lumpini, des centaines de personnes en décousent avec des militaires retranchés derrière les grilles du parc. Des rouges sortis du camp, certes, mais aussi des Bangkokois ayant appris l’attaque contre le charismatique Seah Deng. Chauffeurs de taxi, conducteurs de moto, habitants du bidonville de Khlong Toei situé non loin bloquent bientôt le carrefour. Aux jets de pierres et de cocktails Molotov, les soldats répondent avec des balles en caoutchouc, qui font plusieurs blessés. Mais pas seulement. Ils abattront bientôt un manifestant lors d’une charge sur l’avenue Rama IV.

Ce qui s’est passé cette nuit-là, cette nuit du jeudi 13 au vendredi 14 mai, apparaît pourtant comme de l’enfantillage. Au regard de ce qui se cristallise depuis, qui se souviendra de ces affrontements sporadiques qui auraient fait une dizaine de blessés, outre les deux victimes (Seh Daeng est techniquement dans un coma profond) ? Que vaudront, au-delà de leur portée anecdotique, la prise de deux camions à eau de l’armée et le lynchage de ses occupants évité de justesse, sous le pont thaïlando-belge, vers minuit ? A peine quarante-huit heures plus tard, on ne compte plus les foyers de violence dans la ville.

Vendredi matin, l’armée a commencé à bloquer, puis à vider, toutes les artères menant au camp rouge. Le centre de Bangkok se métamorphose en ville fantôme. Une zone de guérilla urbaine où pas une heure ne passe sans que retentissent tirs de M16, détonations de grenades, sirènes d’ambulances. Les boutiques ont baissé rideau. Les ambassades ont fermé l’une après l’autre. Les hôpitaux, en revanche, tournent à plein régime. Selon l’Erawan Emergency Centre – une institution indépendante –, 15 d’entre eux accueillent à présent les blessés, et 70 sont en alerte rouge. Ce samedi matin, le dernier bilan fait état de 16 morts et de 141 blessés pour la seule journée de la veille. Des civils à une écrasante majorité.

L’armée a reçu permis de tuer, en use, voire en abuse. Le porte-parole du CRES Sansern Kaewkamnerd a énoncé les ordres officiels : « Si les soldats sont contraints à tirer pour empêcher des manifestants d’attaquer, ils ont le droit de tirer – un tir à la fois – en visant en dessous du genou. » Selon les récits concordants de reporters étrangers, ces consignes ne sont pas respectées, pas plus que n’est assurée la sécurité des journalistes : parmi d’autres, le Canadien Nelson Rand, de la chaîne de télévision France 24, a reçu trois tirs – un à la jambe, un autre au poignet, un dernier dans l’abdomen.

Le « sang du peuple »

Certains manifestants ne disposent que de pierres ou d’armes de fortune. Près du bazar de nuit Suan Lum, hier midi, ils ont brûlé des pneus et des véhicules, et formé des barricades improvisées pour harceler les soldats retranchés derrière des sacs de sable. De même un peu plus tard, près du stade de boxe. Mal organisés, ils comptent parmi les principales victimes des tirs de l’armée, qui procède en outre à des arrestations chez les résidents des quartiers alentour. Mais les chemises rouges les plus déterminées font usage de bombes artisanales, de grenades, voire d’armes lourdes. Des équipes de démineurs doivent parcourir la zone, et déclencher les engins n’ayant pas explosé. Près de l’hôpital Chulalongkorn, des tirs à l’arme automatique ont par exemple retenti plus d’une heure vendredi en fin d’après-midi, bientôt suivis d’explosions sur la rue Silom.

Bangkok ne se ressemble plus. Les grandes avenues sont lardées de rouleaux de barbelés, de barrières rouges et blanches, de points de contrôle. Les soldats sont partout. Des combats ont lieu jusque dans les ruelles. La situation est-elle sous contrôle ? Le gouvernement l’assure. Les faits ne parlent pas pour lui. Les dirigeants rouges, depuis la scène du carrefour de Ratchaprasong, exhortent leurs troupes à tenir quoi qu’il arrive. Le chaos s’étend dans Bangkok, où les transports publics sont interrompus. Des troubles auraient éclaté dans le Nord-Est, où les rouges comptent l’essentiel de leurs sympathisants.

Est-il encore temps pour les rouges et le gouvernement de s’asseoir à la table des négociations ? Qui le veut vraiment ? La stratégie d’encerclement de l’armée produira certes des effets immédiats – des rumeurs de défections chez les leaders rouges circulent –, et une opération de grande ampleur – qui, elle, pourrait tourner au carnage – n’est toujours pas exclue. Le siège de Rachtaprasong, qui a rendu les allers et venues entre l’intérieur et l’extérieur du camp extrêmement périlleuses, mènera nécessairement à une « victoire » de l’armée. Mais avec quelles retombées politiques ? Au mois de mars, les rouges avaient frappé les esprits en organisant des prises de sang collectives pour déverser chez le premier ministre le « sang du peuple ». Celui-ci coule maintenant à flots. L’histoire dira qui a les mains sales.

Xavier Monthéard

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