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A Bangkok, les émeutes font tache d’huile

par Xavier Monthéard, 17 mai 2010

Dimanche 16 mai, en fin d’après-midi, district de Khlong Toei, à Bangkok. Sous le pont de la voie express, des centaines de personnes fixent l’avenue Rama IV, obscurcie par de la fumée noire. Une barricade de pneus y brûle, protégeant un poste avancé de manifestants. Ils harcèlent les soldats déployés pour les empêcher de rallier Ratchaprasong, le camp des chemises rouges, situé à environ cinq cents mètres. Les détonations d’engins incendiaire se mêlent sans discontinuer aux coups de feu.

Une ambulance, sirène hurlante, s’extrait du champ de tir et fend la foule consternée. Depuis ce matin, deux personnes ont été tuées, et des dizaines blessées. Principalement par des snipers ayant pris position, côté militaire, dans une haute tour sur la droite de l’avenue. Un photographe étranger et une journaliste thaïlandaise ont également été touchés. Une fois de plus, les règles d’engagement n’ont pas été respectées.

La colère monte. Khlong Toei est un quartier populaire, notable pour son grand marché, son port et son gigantesque bidonville. « Assassins ! », s’exclame une femme en montrant la « une » d’un quotidien local, parsemée de cadavres. Un aveugle miséreux fait comprendre par le langage des signes tout son désespoir. Sa compagne, un œil mort, la bouche édentée, renchérit. « Ils tuent le peuple ! » Ces gens ne sont pas des chemises rouges « première génération », mais des habitants excédés par la présence militaire. Certains sont pauvres parmi les pauvres. Ils commencent à s’organiser. Par des ruelles – les grandes artères sont bloquées –, le quartier communique avec d’autres points chauds de la zone de guérilla.

C’est un nouveau casse-tête pour le gouvernement du premier ministre Abhisit Vejjajiva. Sa stratégie de blocus du camp de Ratchaprasong a entraîné la création de multiples abcès de fixation dans la capitale... Certains manifestants ont quitté le camp pour rejoindre ces foyers d’incendie et sont en première ligne des confrontations.

Un peu plus loin, à l’abri, une estrade a été dressée. Mme Prateep Ungsongtam, très populaire dans le bidonville pour son engagement en faveur de projets éducatifs, a lancé depuis la veille un meeting politique, où défilent de nombreux universitaires. Des banderoles vertes ornées de colombes portent le slogan « Stop killing people ». Il flotte dans l’air une odeur de calamar grillé, et l’ambiance est festive. Des fillettes applaudissent l’oratrice. Un couple bien mis, la quarantaine, a parcouru trente kilomètres, en dépit des rues barrées, pour soutenir les rouges. « Nous ne sommes pas d’accord avec tout, mais nous voulons que les tueries cessent. » Un activiste souligne que beaucoup de provinciaux sont présents : « Ils ne savaient pas que l’accès à Ratchaprasong était bloqué. Coincés ici, ils se sont joints à nous. » Nong, à peine vingt ans, résume : « Il n’y a pas de différence fondamentale entre les gens qui sont assis ici tranquillement et ceux qui sont devant les militaires. Tous sont frères et sœurs. Certains ont perdu des proches et ne pardonneront jamais. »

Sous le pont de la voie express, il n’y a pas de lumière. Quand une moto passe avec les phares allumés, des hurlements lui enjoignent de les couper. « Les snipers ! » Quand une voiture ralentit sur le pont, tous se crispent par peur d’un jet de bombe. Quand la rumeur rapporte qu’un commando spécial va les attaquer, personne n’en doute. Paranoïa ? En soutenant que le gouvernement veut les tuer jusqu’au dernier, les manifestants expriment en fait la certitude que chacun d’entre eux peut être tué. Et les dénégations éhontées des autorités ne font qu’envenimer leur ressentiment.

Xavier Monthéard

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