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Feux sans joie en Thaïlande

par Xavier Monthéard, 21 mai 2010

Bangkok, mercredi 19 mai, 6 heures du matin. Quatre blindés — des APC équipés de mitrailleuses 12,7 mm — prennent position devant la principale barricade du camp des « chemises rouges ». Des dizaines de militaires se déploient en appoint, couverts par un feu nourri en provenance de la passerelle du métro aérien. Pendant deux heures, tirs de M16, gaz lacrymogènes et trombes d’eau pleuvent sur le carrefour stratégique de Sala Daeng. A 8 heures, les blindés arrachent les piques de bambou, puis percutent l’amas de pneus, de barbelés et d’engins incendiaires. Trois quarts d’heure plus tard, un, deux, trois soldats se risquent par la brèche. Ils reculent après un échange de tirs. Conciliabules, derniers préparatifs. A 10 h 25, l’assaut coordonné des APC et des soldats amorce la dernière phase de l’« opération Ratchaprasong », entamée six jours auparavant.

Passé les bambous, un terrain désolé apparaît. Plus âme qui vive. L’armée opère néanmoins avec une grande prudence mêlée de nervosité. Ne reste-t-il pas des bombes artisanales au sol ? Des tireurs isolés ? Le parc Lumpini, à l’est, devrait être sécurisé par une opération simultanée. Est-ce bien le cas ? Les soldats démontent systématiquement les toiles de tente pour améliorer la visibilité. Et, avant de progresser, crachent des rafales d’armes automatiques le long du trottoir central de l’avenue Ratchadamri. Il y a un kilomètre et demi jusqu’à la scène où les dirigeants rouges continuent de s’exprimer devant les dernières centaines de fidèles.

Avancées, pauses, redéploiements. Un rythme commandé par quelques tirs de résistants jusqu’aux-boutistes. Ceux des soldats s’avèrent, de loin, plus meurtriers. Deux cadavres sont recouverts de bandeaux rouges, et laissés derrière. A midi, au carrefour avec la rue Sarasin, huit hommes et deux femmes se rendent. Leurs mains sont attachées, leurs yeux bandés. Un moine, dans sa robe safran, demeure à leurs côtés. Les soldats s’arrêtent et prennent position dans la perpendiculaire. Ils ont parcouru un petit tiers du chemin.

Les journalistes sont nombreux. Certains suivent le conflit depuis plusieurs semaines. D’autres ont atterri à partir de vendredi, depuis que les violences consécutives à l’assassinat du général Seh Daeng ensanglantent Bangkok. A 13 h 15 tombe la nouvelle que deux des principaux leaders « rouges », Natthawut Saikua et Jatuporn Promphan, vont se rendre, et annoncent la dispersion de la manifestation. Après neuf semaines de blocage, la force l’a emporté.

Retour de flammes

Dix minutes plus tard, un commando des troupes d’élite — cagoules noires, baskets plutôt que rangers — arrive sur les lieux. Une grenade explose soudain, peut-être à cent mètres. Une seconde, toute proche. Deux militaires et un photographe canadien sont grièvement blessés. Leur évacuation se déroule dans la confusion. L’armée n’ira pas plus loin. En dépit de sa victoire du matin, les « rouges » viennent de lui faire comprendre qu’elle ne pourra pas la savourer.

Dans les heures qui suivent, une kyrielle d’incendies embrasent la capitale. Le plus spectaculaire, celui du centre commercial Central World, dégage une colonne de fumée noire idéale pour les « unes » du lendemain. Immense — un des plus grands d’Asie du Sud-Est —, le mall faisait la fierté du quartier des affaires. Il n’est plus que cendres. La Bourse, la Metropolitan Electricity Authority, les bureaux de la chaîne de télévision Channel 3, parmi une trentaine de bâtiments, brûlent aussi. Et, comme un puissant retour de flammes, la traînée de poudre gagne la province : des édifices municipaux sont attaqués à Udon Thani, Khon Kaen, Chiang Mai, Mukdahan... A Bangkok, des milliers de personnes en colère débordent le rassemblement politique organisé pour demander la fin des tueries près du bidonville de Khlong Toei (Lire « A Bangkok, les émeutes font tache d’huile »). Devant l’ampleur du désastre, le Centre for Restoration of Emergency Situations (CRES) décrète le couvre-feu à Bangkok et dans 23 provinces.

Quelque chose de pourri au royaume de Thaïlande

Outre des dizaines de blessés, une quinzaine de personnes auraient été tuées durant l’opération. Un photographe italien figure parmi les victimes. La découverte de six corps sans vie aux alentours du temple Pathum Wanaram, situé dans le camp rouge, fait polémique. Ce lieu, dont le gouvernement avait assuré qu’il constituerait un havre pour les manifestants décidés à rentrer chez eux, accueillait aujourd’hui des milliers de personnes terrorisées, persuadées que l’armée allait se débarrasser d’elles. L’angoisse face aux snipers et aux militaires a été accentuée tout à la fois par le discours des dirigeants rouges et par le nombre considérable de tués (plus de 80 depuis le début des événements).

Pour le gouvernement, pour la plupart des médias, pour une large partie de l’opinion publique, les manifestants constituaient une menace. Le premier ministre et dirigeant du Parti démocrate, M. Abhisit Vejjajiva, avait déclaré l’état d’urgence dès le 7 avril (les rouges venaient d’envahir le Parlement). Le 16 avril, après avoir confié la direction du CRES au général Anupong Paochinda, commandant en chef de l’armée de terre et à ce titre la plus haute autorité militaire du royaume, M. Abhisit avait utilisé les mots « terrorisme » ou « terroriste » cinq fois en douze minutes dans son adresse à la nation. Et quand, après avoir beaucoup hésité tout en maintenant ce cap sémantique, M. Abhisit avait proposé le 3 mai une « feuille de route » comportant des élections anticipées le 14 novembre 2010, les dirigeants « rouges » qui souhaitaient un accord n’avaient pu convaincre ni les leaders les plus déterminés, sur lesquels pesaient de lourdes charges judiciaires, ni la base du mouvement, qui considère le premier ministre comme un assassin.

La colère rentrée d’une large partie de la population reste propice à la violence, sinon à la mobilisation. Les manifestants n’ont pas été entendus, ils n’ont pas été considérés. La difficulté à exprimer des options politiques progressistes, l’impossibilité de critiquer la monarchie nuisent à la formulation d’un discours revendicatif cohérent. La « jacquerie » rouge doit encore trouver le moyen de faire entendre le sien.

Xavier Monthéard

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